Trudeau, le plaisantin / Lévesque, contre les seniors

Entrer dans la jeunesse de René Lévesque et de Pierre Trudeau, c’est découvrir leurs côtés fantasques ou sombres. Voici deux extraits de mon plus récent livre — Lévesque/Trudeau. Leur jeunesse, notre histoire, publié ces jours-ci.

Trudeau, le plaisantin

Pierre Trudeau étudie à Paris en 1946. À 27 ans, il est un jeune homme sérieux et studieux, mais affiche un côté gamin qui ne le quittera jamais complètement. Un récit trouvé dans un manuscrit non publié de Roger Rolland.

Trudeau et son ami Rolland logent d’abord dans la Maison canadienne de la Cité universitaire de Paris. Ils montent un spectacle burlesque avec d’autres étudiants présents, dont le futur homme de théâtre Pierre Gascon. André Mathieu, jeune prodige québécois, assume la trame musicale. « Pour clore la soirée, raconte Rolland, Pierre et moi participâmes à une course de motos dans le grand couloir du rez-de-chaussée, attenant au salon. La pétarade de nos motos était d’autant plus infernale que le vainqueur de la course devait arriver le dernier en bout de piste. »

Ils allaient parfois « chahuter un cours à la Faculté de droit ». Il s’agissait de fabriquer de petits avions de papier auxquels ils mettaient le feu et qu’ils lançaient dans la salle de cours. « Le prof tenta bien d’intervenir, mais le désordre fut tel qu’il dut interrompre son cours et quitter la salle. » Sur leur lancée, les trublions sortent et vont acheter du talc dans une pharmacie, attendent à un arrêt d’autobus et, quand le contrôleur ouvre la porte, lui en lancent une poignée, tachant son uniforme.

« Sur l’avenue de l’Opéra, où la circulation devenait de plus en plus dense, certains arrêtaient une limousine conduite par un chauffeur et dans laquelle se trouvait une femme seule. Ils ouvraient une portière arrière, embrassaient la femme et sortaient par l’autre portière. Et la procession pouvait durer cinq ou six minutes. » Trudeau n’est pas nommé, mais on ne conçoit pas qu’il n’y ait pas participé. « Soudain, une voix cria : aux Champs-Élysées ! » À ce point de la balade, les trublions sont suffisamment nombreux pour bloquer une partie de la circulation sur cette gigantesque avenue. Les policiers interviennent, matraques brandies. Ils ordonnent à Trudeau et deux ou trois copains de circuler.

« Et pourquoi devrais-je circuler ? » répond Trudeau, refusant d’obéir. Et le voilà embarqué dans le panier à salade. Une fois au poste, Trudeau sort dernier du fourgon, serre placidement la main de l’étudiant qui l’avait précédé en lui disant : « Tu m’excuseras de ne pouvoir t’accompagner, mais j’ai un rendez-vous. » Profitant de la cohue, il s’esquive vers la bouche de métro la plus proche. Deux flics se mettent en chasse, mais, raconte Rolland, qui tient le récit de Trudeau, « au moment où ils arrivèrent sur le quai, Pierre était déjà dans un wagon et la rame s’ébranlait. Il aperçut les deux flics par la fenêtre et eut tout juste le temps de leur faire un pied de nez ».

Lévesque en rogne contre les seniors

Dans cet extrait, Lévesque a connu l’exaltation des combats dans l’Europe de la Seconde Guerre. À son retour, il est confiné à un emploi sans intérêt aux ondes courtes de Radio-Canada. « En cachette », écrit-il, car aucun de ses auditeurs ne réside au Canada. Il rage de ne pas avoir un vrai travail, à l’antenne principale de la radio. Il s’en plaint dans un texte que j’ai trouvé dans Le Clairon de Saint-Hyacinthe.

Pense-t-il, du haut de ses 24 ans, que les plus vieux font barrage à son ascension ? Sinon, pourquoi publie-t-il dans une chronique du Clairon d’octobre 1946 cette « maxime » qu’il met entre guillemets, mais dont il ne cite pas la source ? Elle est peut-être de son cru : « Pour l’homme qui est à mi-chemin de la vie, tous les jeunes sont des concurrents effrontés. Êtes-vous jeune ? Méfiez-vous toujours du type d’âge moyen : si vous faites le même métier, surtout, vous n’êtes à ses yeux qu’un successeur éventuel auquel il s’appliquera sans vergogne à couper le cou. »

À ce problème d’ascension générationnelle entravée s’ajoute la présence, à la vraie radio, d’intrus. Et Lévesque de médire d’un professeur d’université, non nommé, invité l’autre soir sur les vraies ondes. Les profs ont le droit d’y prendre la parole, précise-t-il, mais celui-là s’était « fourvoyé par mégarde » en traitant une question scientifique. « Le quart d’heure agonisa lamentablement pendant 900 secondes. L’auditeur but jusqu’à la lie la coupe des prononciations affectées, des mots décarcassés mi-nu-ti-eu-se-ment par souci du Beau Langage, et aussi des “mais” et des “faits” ouverts comme des bêlements d’agneau sous la tondeuse. »

À lire aussi

On le confine à l’anonymat des ondes courtes, alors que pérorent sur les radios des gens qui ne devraient pas y être. Il entend s’épancher au micro « certains avocats éminents, tels politiciens prestigieux et plusieurs Révérends Pères remplis, par ailleurs, de la plus admirable onction ». Que font-ils là ? « Pourquoi, juste ciel ! Ces braves gens ne demeurent-ils au milieu de leurs troupeaux, — qui avec ses élèves, qui avec ses clients, ou ses électeurs, ou ses ouailles ? Pourquoi s’obstiner, au micro, à transformer en plaie provinciale, voire transcanadienne, leur voix inexistante ou leur impossible diction ? »

Un malheur ne venant jamais seul, Lévesque découvre l’année suivante que les ondes sont désormais profanées par une toute nouvelle engeance : le disc-jockey. « C’est au fond une grenouille qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf », rage-t-il. Jusqu’ici, dans les émissions musicales, l’anonyme qu’on appelait négligemment le « tourne-disque » meublait les heures creuses de la radio en présentant sobrement la plage musicale suivante. « C’était un garçon gentil et modeste, qui se contentait de dire discrètement, en quinze secondes : “La charmante Mlle Dodièze vous présente maintenant son plus récent succès”. »

Ce temps béni est révolu, car « quelque génie des studios new-yorkais, en mal d’originalité » a transformé le tourne-disque en « un personnage tout à fait incommensurable ». Il monopolise le micro, « parle, parle, parle, commente les événements, intervioue [Lévesque utilise souvent ce néologisme] les célébrités, donne aux auditeurs des conseils d’hygiène et de morale ». Insupportable.

Pire : il a appris qu’une radio privée allait bientôt diffuser un disc-jockey… directement depuis une boîte de nuit ! Le chroniqueur est consterné. « C’est là une occasion malheureusement idéale de prendre la radio en flagrant délit. Chaque fois qu’on parle de la qualité plutôt douteuse de tant d’émissions, les radiomen en effet répondent toujours : “Que voulez-vous, c’est le public qui veut ça !” »

Lévesque n’en est pas certain. « Je connais, et vous aussi, une foule de membres de ce public ; nous en sommes tous. Avez-vous réclamé l’introduction chez nous des “disc-jockeys” ? Est-ce votre frère ? Ou vos amis ? Ou moi ? » Non, il connaît les vrais coupables : « les gens de la radio n’ont pas plus de goût qu’il n’en faut ». Et ne savent manifestement pas reconnaître et dénicher le talent là où on le cache. Là où il attend. Là où il désespère.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *