Un manifeste pas si pluraliste qu’il le prétend

D’abord, un coup de chapeau aux universitaires (dont plusieurs collègues et amis) qui ont réussi à recueillir 820 signatures (au dernier compte) de professeurs et chercheurs  sur un texte commun. Ils souhaitent relancer ainsi leur vision de ce que devrait être Un Québec Pluraliste. Nous sommes une société de débat, et voici un thème essentiel, sur lequel le débat public est indispensable.

Les signataires souhaitent un débat serein, sans attaque personnelle. Encore bravo. Je vais m’y astreindre.  Aujourd’hui, je vais expliquer en quoi leur manifeste n’est pas aussi pluraliste qu’il le prétend. Demain Sous peu, j’indiquerai comment, à mon humble avis, on peut offrir un pluralisme plus conséquent.

1. Un constat d’échec

En mai 2008, un texte en plusieurs points semblable à ce manifeste fut publié: le rapport de la Commission Bouchard-Taylor. Issu d’un des exercices de consultation publique les plus larges et les plus ouverts en Occident sur cette question (dont la qualité vient d’être validée, a posteriori, par l’échec du débat français sur l’identité) le rapport débouchait sur les mêmes conclusions : l’approche appliquée jusqu’à maintenant sur les rapports avec les minorités religieuses est bonne, la pratique des accommodements est juste, les institutions fonctionnent, le public est simplement victime de « fausses perceptions ». (J’ai commenté le rapport ici.)

Pourquoi revenir, 20 mois plus tard, avec le même message ? Les auteurs ont une réponse, qui justifie selon eux l’existence de leur texte. Ils sont pris d’une « profonde inquiétude quant à la direction que prend le débat sur l’identité et le vivre-ensemble au Québec ».  Car leur vision d’une société ouverte est mise en péril par deux courants de pensée qu’ils identifient comme  le nationalisme conservateur québécois et la laïcité stricte. C’est grave car la convergence de ces courants « risque de priver le Québec du dynamisme qu’insuffle aux sociétés une posture d’accueil et de dialogue ».

Cela est d’autant plus troublant « qu’aucun des deux principaux partis politiques québécois ne [se] fait explicitement le porte-étendard » de  leur vision – qui a pourtant force de loi aujourd’hui. C’est donc le manifeste de ceux qui ont échoué à convaincre les partis politiques, non de changer, mais de s’engager à reconduire le statu quo ante.

2. Un étonnant angle mort

Humm. Avouez que c’est bizarre. Les nationalistes conservateurs et les laïcs stricts ne sont pas au pouvoir. Il ne sont  que des universitaires, comme les signataires du manifeste. Les chroniqueurs dans les médias écrits sont tout aussi divisés. Comment peut-on expliquer que la vision des pluralistes soit à ce point sur la défensive et que le gouvernement Charest, initiateur de la commission Bouchard-Taylor, la traite comme s’il s’agissait d’une cargaison de fibres d’amiante non-sécurisée ?

Il y a un absent dans l’analyse. On sent, entre les lignes, qu’une importante masse de matière noire exerce son pouvoir d’attraction, comme elle le fait dans l’univers. Cette masse est-elle invisible ? Pour les auteurs du manifeste, manifestement. Pour les autres, non. Il s’agit de l’opinion publique québécoise, massivement opposée à leur vision et au statu quo.

Les Québécois y étaient opposés avant Bouchard-Taylor, à hauteur de 70%. Ils sont venus dire aux commissaires, dans une proportion voisine, qu’ils souhaitaient un nouveau cadre, plus lisible, plus exigeant, notamment sur la primauté de l’égalité des rapports hommes-femmes.  Un an et demi plus tard, se sentant à bon droit trahis par les commissaires, les Québécois sont aussi nombreux à s’opposer à cette approche. Voilà ce à quoi s’ajuste le gouvernement Charest. Lui qui serait plutôt enclin à suivre Bouchard-Taylor, et qui a le don de mal gérer chaque accommodement, comme dans le cas des écoles juives (pour une seconde fois), se met au neutre et pratique la politique de l’autruche. Le PQ, lui, y répond en faisant des propositions.

Donc, les promoteurs du Québec pluraliste sont dans l’incapacité de convaincre la majorité québécoise de la valeur de leurs propositions. Ils tentent de séparer l’ivraie du bon grain en affirmant ceci :

« Les tenants [du ] discours [des valeurs communes] considèrent que la majorité aurait le droit d’exiger des immigrants (un terme qui, dans leurs arguments, désigne parfois des personnes et des communautés installées au Québec depuis des générations) qu’ils se conforment aux dites valeurs. »

Puisque je suis un des tenants du discours des valeurs, j’ai l’agréable tâche de répliquer que les Québécois issus de l’immigration sont en phase avec la majorité francophone. Dans tous les sondages où s’expriment un refus du cadre actuel des accommodements, les Québécois issus de l’immigration (allophones et anglophones) répondent avec un niveau de refus voisin de celui des francophones.

Mieux encore, lorsque sondés, comme je l’ai fait pour tester des hypothèses de mon livre Nous, sur l’opportunité de créer une Citoyenneté québécoise qui supposerait que les nouveaux arrivants connaissent le français pour avoir le droit de voter et de se présenter aux élections québécoises, 54% des non-francophones s’y disent favorables, comme 76% des francophones. C’est dire que la demande de changement est considérable.

3. Le pluralisme implique-t-il d’être à l’écoute (aussi) de la majorité ?

Le manifeste est signé par de nombreux politologues et sociologues, dont le métier est d’observer et d’analyser l’évolution du corps social. L’absence, dans leur texte, de toute référence au refus majoritaire est par conséquent simplement ahurissante.

Les majorités n’ont pas toujours raison, loin s’en faut. Et lors de discussions avec quelques signataires du manifeste, je me suis fait rapidement renvoyer au fait que la majorité est favorable à la peine de mort, a voté majoritairement pour Bush et (oui oui, cela nous est dit) pour Hitler (ce qui n’est pas exact, mais passons).

La volonté majoritaire ne doit pas être le seul guide, surtout lorsqu’on discute des droits des minorités — les francophones du Canada peuvent en attester. Mais cette façon de rejeter d’un revers de main le malaise majoritaire détonne, face à la volonté d’ouverture affichée à chaque paragraphe lorsqu’il s’agit de se mettre à l’écoute des minorités religieuses. Cette fermeture envers la majorité constitue un a priori qui augure mal lorsqu’on se réclame d’une « posture d’accueil et de dialogue, conditions essentielles à l’élaboration d’un authentique vivre-ensemble ».

Cette surdité assumée envers les signaux transmis par la majorité, (y compris, je tiens à me répéter, par les Québécois issus de l’immigration), ce refus de dialoguer avec elle, d’accommoder sa vision pour l’intégrer dans une acceptation commune du vivre ensemble,  est d’après moi  le talon d’Achille, pour ne pas dire le trou noir, du manifeste.

4. Le pluralisme implique-t-il (aussi) d’admettre que plusieurs voies sont possibles ?

Chacun a droit à son opinion, c’est sûr. Mais lorsqu’on se drape du manteau du pluralisme, il est généralement bien vu de reconnaître chez l’autre un ou deux éléments qui, finalement, après mûre réflexion, pourraient être intégrés à sa propre vision, sans en défaire l’économie générale, pour le bien d’une plus large adhésion. Ce qui s’appelle un accommodement.

Rien de tel chez les Pluralistes. Une charte sur la laïcité ? Ils ne l’ont pas encore lue – car aucune proposition formelle n’existe. Mais ils sont contre. Une tentative d’enchâsser quelque part une clause interprétative pour mieux dire aux juges de donner préséance à l’égalité des sexes sur les pratiques religieuses inégalitaires, du moins dans l’espace public ? Ils sont contre.

Ne cherchez pas, ils ne reprennent aucune des douzaines de propositions avancées depuis l’échec de Bouchard-Taylor. Aucune.

Les Québécois sont aujourd’hui beaucoup mieux informés qu’ils ne l’étaient auparavant sur l’existence, dans d’autres démocraties avancées, de façons très diverses et pourtant toutes aussi respectueuses des droits d’envisager les rapports avec les minorités religieuses. Les auteurs affirment-ils que leur vision leur semble la meilleure, mais que plusieurs propositions concurrentes sont aussi acceptables ? Pas du tout. Pour eux, hors de leur voie – donc du statu quo – vient le danger « de priver le Québec du dynamisme qu’insuffle aux sociétés une posture d’accueil et de dialogue ». Donc, ne pas suivre leur défense du statu quo, c’est tourner le dos à l’accueil et au dialogue. Un peu raide, tout de même.

5. Une défense des institutions qui ignore la réalité historique et politique

Les auteurs consacrent de longs paragraphes à défendre les chartes des droits et les décisions des juges. « Il nous paraît périlleux, écrivent-ils notamment, de banaliser les textes fondamentaux que sont les chartes des droits. »

Suis-je le seul à m’étonner que dans la somme de matière grise accumulée dans 820 des meilleurs cerveaux du Québec, il n’y ait pas eu une seule synapse capable d’identifier la faille dans ce raisonnement ?

Un des non-signataires nous rappelle ce fait essentiel :

« Le Canada est la seule démocratie avancée dans laquelle on a imposé un nouvel ordre constitutionnel à un peuple malgré le refus quasi unanime de son Assemblée nationale. »

À ce rappel du philosophe Michel Seymour, il faut ajouter que dans des pays normaux, l’ordre constitutionnel est le fondement du vivre-ensemble. Il incarne les règles communes auxquelles on adhère, pour mieux s’y soumettre en cas de conflit. Au Canada, l’ordre constitutionnel ne bénéficie d’aucune légitimité démocratique au Québec depuis maintenant 28 ans. Lorsqu’ils furent invités à entériner, par voie de référendum en 1992, une version qu’on leur disait améliorée de ce texte fondamental, 57% des Québécois ont dit Non.  C’est pourtant cette constitution illégitime qui inclut cette Charte des droits dont découlent les décisions en termes d’accommodements.

Bref, des juges nommés sans que les Québécois aient prise sur leur désignation (problème auquel l’entente ratée de Meech tentait de remédier) définissent en fonction d’une Charte des droits à laquelle nous n’avons pas adhéré, les conditions de notre vivre-ensemble.

En quoi est-ce pertinent, nous répond-on ? Il y a la Charte québécoise, légitime, interprétée de la même façon. Et qui dit que des juges québécois, dans un Québec souverain, n’interpréteraient pas de manière identique une constitution québécoise ?

Encore une fois, la surdité des politologues, philosophes et sociologues signataires du texte m’étonne (pour ne rien dire des nombreux souverainistes qui y ont apposé leur nom). Lorsqu’on cherche l’ouverture, le dialogue, le vivre-ensemble; lorsqu’on veut l’intégration et non l’exclusion, ne trouve-t-on pas indispensable de susciter l’adhésion du plus grand nombre aux règles communes qui encadrent notre société ?

L’absence d’adhésion – non, le refus clairement exprimé – des Québécois et de leurs élus envers cette constitution et ce tribunal vicie fondamentalement la légitimité des décisions qu’on nous impose.

On sait que, pour citer un cas célèbre, la Cour d’appel du Québec avait refusé de laisser un jeune Sikh entrer dans une école québécoise avec son kirpan. C’est la Cour suprême du Canada qui lui en a donné le droit.

Mais posons l’hypothèse qu’une Cour suprême québécoise soit venue à la même conclusion. Le public aurait été majoritairement contre, c’est entendu. Mais la légitimité de l’institution et de la charte appliquée n’aurait pas été mise en cause. L’acceptation sociale aurait été plus grande.

Puisqu’il n’y a aucune perspective d’adhésion politique du Québec à la constitution canadienne, donc de réparation de cette faille de légitimité; puisqu’il n’y a pas d’imminence d’accession à la souveraineté, qui en fournirait le meilleur remède ; comment les Pluralistes proposent-ils de compenser ce défaut structurel ? Que suggèrent-ils pour asseoir leur vision sur un socle plus stable, qui susciterait l’adhésion?

Rien. Ils n’en parlent pas. L’inexistence de l’adhésion québécoise aux règles communes dont ils vantent les vertus a, dans leur analyse, exactement le même poids que l’opinion de la majorité.  Zéro.

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