«Un Québec aphone»

«Un Québec aphone»

(Extrait du livre: Dans l’oeil de l’aigle, Jean-François Lisée, Boréal, 1990, Chapitre 12)


Le dimanche 17 avril 1977, au menu de «Outlook» [du journal américainThe Washington Post.], on peut déguster: les prédictions d’un prof de Duke University sur les probables successeurs de Brejnev; le compte rendu d’un spécialiste sur l’état endémique des MTS (le sida n’est pas encore inventé); l’éloquent témoignage d’un «jeune journaliste canadien-français» sur «Ce que signifie être français au Canada».

Jamais le Québec n’a eu accès à si belle tribune. L’article occupe deux colonnes en une de la section et s’étale sur une pleine page intérieure. Jamais autant de Congressmen, de lobyistes, de diplomates, de journalistes locaux et étrangers, de hauts fonctionnaires n’auront eu en même temps sur leur palier, avec l’aura de crédibilité du Post, une description aussi détaillée de la réalité québécoise. Il faudra attendre trois ans avant que le quotidien revienne sur la question en profondeur. D’ici là, sur la vaste ignorance washingtonienne du Québec, l’article d’«Outlook» aura jeté une première couche de faits, d’impressions, de couleurs.

Une couche suffisamment préoccupante pour que l’ambassadeur américain à Ottawa, Tom Enders, en visite à Québec la semaine suivante, affirme, lors d’une rencontre avec le ministre péquiste Robert Burns, que l’article a «provoqué un émoi à Washington», parmi la petite poignée de cognoscenti. Un peu plus, il s’excuserait. L’article, dit-il, présente «une vision lugubre du Québec». Le fonctionnaire qui prend des notes pendant l’entretien pense que c’est là le titre du papier.

Car Robert Guy Scully, qui signe l’article plein de fougue et de passion, dresse un réquisitoire contre la nation québécoise francophone, une société qu’il dit irrémédiablement «malade». «Personne ne voudrait y vivre à moins d’y être obligé», écrit-il. «Il n’y a pas un seul avantage matériel ou spirituel qu’on ne saurait trouver, sous une forme supérieure, du côté anglais de Montréal.»

Scully semble tirer de quelque souvenir familial le portrait qu’il brosse du quartier d’Hochelaga-Maisonneuve, un des «Harlem», dit-il du Montréal francophone:

 

… les enfants sont gavés de bonbons et de graisses, ils sont poussés à manger à chaque occasion, comme si on allait être à court de provisions demain. Leur dents et leur santé sont foutus lorsqu’ils atteignent l’âge de 10 ans. Plus tard, à 40 ans, quand les premières maladie se déclarent, résultats de décennies de mauvaise alimentation, d’alcool, d’air vicié et d’absence d’exercice, les gens ont peur d’aller voir un médecin, ou même d’en appeler un. Il leur arrive d’essayer plutôt les restes de pilules de la vieille prescription du voisin. Mais ils auraient une terreur folle de sortir de leurs cuisines sombres et graisseuses et d’entrer dans des locaux d’hôpitaux propres et éclairés.Parce qu’ils pourraient apprendre qu’ils sont vraiment malades et pourraient être hospitalisés. Alors ils ne pourraient plus dormir à deux ou trois par lit, comme les veuves ou les grands-mères le font souvent avec leurs fils aînés et leurs filles qui ne se marient pas. Certaines mères vont même jusqu’à garder le petit dernier à la maison, de peur que le monde extérieur ne leur ravisse. Alors cet enfant va grandir illettré, et les adultes auront peur de répondre au téléphone, au cas où ce serait la commission scolaire.

Les lecteurs du Post apprennent aussi que «la fonction publique du Québec est souvent une bureaucratie corrompue, style république de banane», que les Québécois sont sommés de «ne jamais acheter de produits « étrangers » comme le Ketchup Heinz».

Ne pouvant faire l’impasse sur la vitalité de la société québécoise des années soixante-dix, Scully évacue en quelques mots cette «extraordinaire créativité névrotique» qui, selon lui, «ne signifie rien». Il résume son plaidoyer – fortement teinté d’un regret que les francophones n’aient pas été assimilés à l’anglais – en quelques mots: «Le Québec est petit et isolé. Cela ne changera jamais: un cul-de-jatte ne peut faire repousser ses jambes.»

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !