Bill Clinton était en voyage officiel en Afrique lorsqu’un juge annonça un arrêt des procédures dans une des accusations qu’il traînait depuis ses années comme gouverneur de l’Arkansas. Son bureau publia un communiqué laconique sur la justice qui avait triomphé. Une caméra le croqua, par la fenêtre de sa chambre d’hôtel ce soir-là, dansant en tapant sur un tambourin.
Avis aux paparazzis : une scène semblable devrait pouvoir être captée, ces temps-ci, à travers les fenêtres de Jean Charest et de son ami et argentier Marc Bibeau. Bien sûr, on ne souhaite à personne de vivre huit ans durant sous la menace d’une poursuite criminelle, et cet état de fait en soi commande peut-être une petite farandole. C’est trop long, même si les recours répétés de M. Bibeau pour faire exclure de la preuve comptent pour beaucoup dans ce délai. Mais on ne doit souhaiter, non plus, à aucune société démocratique de se sentir privée d’être allée au bout d’une grande affaire. La confiance en le système suppose d’avoir au moins le sentiment, sinon la certitude, que justice, ou du moins apparence de justice, a été rendue.
Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) annonce avoir délégué à un éminent aréopage juridique la tâche de revoir la preuve accumulée et de déterminer s’il y avait soit matière à poursuite, soit une chance raisonnable de convaincre un juge ou un jury de condamner des accusés. Les membres de ce comité sont les seuls, avec les enquêteurs de l’Unité permanente anticorruption (UPAC), à avoir en main la totalité de la preuve. Sur la base de leur avis, entre autres, l’UPAC ferme le dossier. Les Québécois ne pourront jamais tirer leurs propres conclusions sur le fond de l’affaire. Il aurait été préférable pour la santé juridique de la nation, à mon humble avis, qu’un procès soit intenté, que les témoins soient entendus et contredits, et que les prévenus soient en fin de compte acquittés — si tel était le verdict — plutôt que de se retrouver devant un aussi lamentable cul-de-sac.
Les juristes de salon que nous sommes sont réduits à poser des questions qui resteront sans réponse. J’écoutais ces jours derniers sur Crave l’excellente série Corruption, du réalisateur Sébastien Trahan, qui synthétise et complète, avec dix ans de recul, les travaux de la commission Charbonneau.
On y voit et entend l’ex-président du Parti libéral du Québec (PLQ) Robert Benoit expliquer que Marc Bibeau lui a dit tout de go : « Si tu veux qu’on te nomme en quelque part, tu serais mieux de ramasser de l’argent. » Intègre, Benoit l’a envoyé promener.
C’est bizarre, car à l’article 121 de mon Code criminel, je lis que (1) « Commet une infraction quiconque » (d) « ayant ou prétendant avoir de l’influence auprès du gouvernement ou d’un ministre du gouvernement, ou d’un fonctionnaire, exige, accepte ou offre, ou convient d’accepter, directement ou indirectement, pour lui-même ou pour une autre personne, une récompense, un avantage ou un bénéfice de quelque nature en contrepartie d’une collaboration, d’une aide, d’un exercice d’influence ou d’un acte ou d’une omission ».
Les avocats de M. Bibeau se sont beaucoup battus pour qu’on ne puisse pas lire une série d’affidavits où sont relatées les déclarations de dirigeants de firmes de génie-conseil qui décrivent des comportements semblant épouser ce que le Code criminel interdit.
Georges Dick, président de la firme RSW, a fourni une déclaration écrite où, selon l’affidavit des enquêteurs, il témoigne que M. Bibeau « les informe que lorsque le PLQ serait au pouvoir, qu’il serait en mesure d’influencer l’octroi de contrats par Hydro-Québec ». Ah bon ? De plus, M. Bibeau « voulait que RSW lui remette les chèques [de financement] à lui-même ». Le v.-p. de RSW, Claudio Vissa, est, lui, cité dans l’affidavit affirmant que M. Bibeau « leur a mentionné qu’ils fournissaient moins [de financement] que les autres firmes d’ingénierie et qu’il pouvait influencer les contrats chez Hydro-Québec pour que RSW en ait moins ». M. Vissa aurait « interprété cela comme de l’intimidation ». Son patron, Dick, écrivent les enquêteurs, « considérait cela comme du trafic d’influence ». Ces deux hommes pensaient peut-être que leurs témoignages étaient aussi voisins du flagrant délit que ce qu’on peut attester en cour. Ils ont appris hier que l’UPAC et le DPCP ne jugeaient pas leurs témoignages suffisants pour procéder.
Dans l’affidavit concernant le président de TECSULT, Luc Benoît, Bibeau aurait précisé pouvoir « convaincre le ministre de changer de position concernant le métro de Laval », où TECSULT avait un intérêt. Mais l’UPAC ne voit apparemment pas comment, avec ce témoignage, convaincre un jury qu’il s’agit de trafic d’influence.
Il est difficile d’imaginer aujourd’hui que ces témoins ont été victimes d’hallucination collective. Ou est-ce plutôt l’UPAC ou le DPCP qui sont tétanisés par la peur de l’échec ? Le refus de procéder tient-il à l’absence, chez les procureurs, d’une personne assez téméraire pour affronter la tonne de procédures et la décennie d’arguties que la défense mobilisera ? (Si oui, appelez la juge Charbonneau, peut-être acceptera-t-elle de redevenir procureure pour la cause !) Est-ce parce que les accusations que l’UPAC souhaitait déposer ratissaient trop large et qu’elle ne souhaite pas se replier sur des chefs mineurs ?
Mais voilà. Messieurs Bibeau et Charest peuvent désormais dormir tranquilles. Le plus grand stratagème de financement illégal d’un parti politique depuis Duplessis est avéré : le PLQ a remboursé un demi-million de dollars de sommes mal acquises. On nous demande désormais de conclure que ce stratagème n’avait ni capitaine ni chef d’orchestre. Tout au plus, peut-être, un joueur de tambourin.
(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)