D’ordinaire, les conspirations s’ourdissent dans la plus grande discrétion. Les comploteurs se réunissent dans des pièces sans fenêtres, communiquent par code, distribuent l’information au compte-gouttes. Seuls quelques initiés connaissent le plan d’ensemble, la date et l’heure du forfait.
(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)
C’est pourtant au grand jour que des coconspirateurs préparent en ce moment le coup d’État le plus spectaculaire de l’histoire des démocraties modernes. On en connaît l’intention, les acteurs, le mode d’emploi. On sait même qu’il aurait lieu en janvier 2025. Il a pour objectif de ramener Donald Trump au pouvoir, dans le cas hautement probable qu’il perde l’élection présidentielle de novembre 2024.
Pour être élu président aux États-Unis, il faut une majorité non pas de votes, mais bien d’États. Si vous emportez le vote populaire dans un État avec un point de pourcentage, vous obtenez 100 % des grands électeurs de cet État (sauf quelques rares exceptions). L’an dernier, même si Joe Biden a obtenu sept millions de voix de plus que Trump, sa victoire n’a été rendue possible que grâce à de courtes majorités obtenues dans quelques États-clés.
Il a gagné la Géorgie, par exemple, avec seulement 10 000 voix. Les républicains, qui contrôlent la législature de l’État, ont depuis introduit deux mesures extrêmement efficaces. Ils mettent fin à l’expérience des bureaux de vote mobiles, populaires dans les quartiers noirs, et vont désormais rejeter les votes de ceux qui se trompent de bureau de scrutin, acceptés jusque-là. Appliquées l’an dernier, ces deux mesures auraient ravi à Biden le double de sa marge de victoire. Les grands électeurs de Géorgie auraient donc voté Trump.
L’Arizona est un autre État remporté de justesse par Biden. Lorsque le vote a lieu, il doit être certifié par un officier public, équivalent du Directeur général des élections. Mais aux États-Unis, cet officier est élu sous la bannière d’un parti. Cela n’a presque jamais posé de problème, le respect du vote ayant été la norme. Mais nous vivons désormais dans un univers partiellement post-démocratique. Les trumpistes, qui contrôlent la machine républicaine, sont à la fois des négationnistes de la victoire de Biden de 2020 et des putschistes préparant activement le prochain scrutin.
En Arizona, les républicains qui contrôlent la législature veulent donc retirer au secrétaire d’État, un élu démocrate, le pouvoir de certifier l’élection et le donner plutôt au procureur général, un élu républicain.
Au Nevada et au Michigan, autres États qui ont basculé pour Biden, l’équipe de Trump tente de faire élire, lors des élections de mi-mandat l’an prochain, des républicains aux postes de secrétaire d’État. Ils seraient donc en fonction en 2024 pour refuser de confirmer des victoires de Biden.
Les putschistes œuvrent sur plusieurs fronts. D’abord, tenter de rendre plus difficile le vote d’électeurs démocrates — noirs, latinos, milieux modestes — pour limer ou éliminer les majorités pro-Biden. Ensuite, disposer dans les fonctions stratégiques des putschistes qui pourront user de prétextes variés pour rejeter l’expression majoritaire, si elle profite à l’adversaire.
Empêcher une répétition des victoires passées de Biden ne suffit pas. Il faut aussi lui interdire de progresser. D’élection en élection, on voit que le Texas se rapproche lentement d’une majorité démocrate. Mais les républicains locaux viennent de voter, en plus de restrictions majeures au droit de vote, une disposition qui permettrait à la majorité républicaine de la législature de refuser d’accepter la victoire d’un parti, même sans la moindre preuve de manœuvre frauduleuse.
Dans le cas où ces stratégies échoueraient, les républicains ont une autre façon de mettre un cadenas sur une future réélection de Biden : empêcher le Congrès de valider sa victoire. On a vu le 6 janvier dernier, jour de l’émeute, que 139 représentants républicains à la Chambre ont formellement refusé d’accréditer la victoire de Biden dans un ou plusieurs États. Les quelques braves républicains qui ont refusé de participer à ce déni de démocratie sont tous en grave danger d’être remplacés par des clones de Donald Trump à leur prochaine élection, en 2022.
Les démocrates n’ont à la Chambre qu’une majorité de huit sièges. Si les républicains gagnent neuf sièges l’an prochain, ils seront majoritaires. Ils comptent y arriver grâce aux lois qui restreignent le vote, on l’a vu. Mais ils ont une autre technique. Ils peuvent modifier le découpage électoral. Grâce à leur contrôle des États, ils ont la capacité de redessiner 187 comtés à leur avantage, alors que les démocrates ne peuvent jouer à ce jeu que dans 75 comtés.
Donc, une majorité républicaine élue l’an prochain à la Chambre pourra, bien sûr, contrarier le programmelégislatif de Joe Biden. Mais elle aura surtout le pouvoir de refuser de certifier des victoires de Biden dans suffisamment d’États clés pour lui ravir sa majorité. En cas d’impasse, la Constitution américaine est claire : il reviendra aux membres de la Chambre des représentants d’élire le candidat à la présidence de son choix. C’est-à-dire le candidat républicain le plus probable : Donald Trump. Ce vote aurait lieu en janvier 2025.
C’est évidemment un scénario catastrophe. Le pire n’est pas sûr. Mais il est consternant de constater que l’essentiel du Parti républicain, ses lobbyistes, ses élus, ses gouverneurs, les milliardaires qui le financent, travaillent d’arrache-pied pour que ce scénario triomphe. La démocratie en Amérique connaîtra donc son test le plus périlleux des temps modernes lors de la prochaine présidentielle.