Vague à l’âme canadienne

Jean Charest est inquiet. Inquiet pour le Canada. Pour son avenir. « C’est une grave erreur de penser que le Canada va toujours exister sans que nous fassions par ailleurs des efforts. » Le fédéralisme ? Il y croit comme au premier jour. Mais il se sent bien seul. « Le problème, c’est pas notre système fédéral. Le problème, c’est qu’on semble avoir perdu le mode d’emploi. » L’ex-premier ministre du Québec et ex-aspirant premier ministre (conservateur) du Canada voit « plein d’enjeux sur lesquels le système fédéral devrait être efficace pour aider à régler les problèmes, puis non ! Ni au niveau fédéral ni au niveau provincial, les gens semblent capables de mettre à contribution ces outils-là pour résoudre les vrais problèmes, comme l’immigration et d’autres auxquels on est confrontés ».

Dans une entrevue au balado Politiquement parlant, tenu par deux anciens conseillers libéraux québécois Salim Idrissi et George Tsantrizos, Jean Charest n’a pas de bonnes notes de fédéralisme à décerner aux gouvernements actuels, à Ottawa ou dans les capitales provinciales, y compris à Québec. De plus, il ne semble pas rassuré par l’avenir politique prévisible.

Ce futur gouvernement de Pierre Poilievre, « est-ce que ce sera avec ou sans le Québec ? Parce que ça a des conséquences », dit-il. « Le sentiment que le gouvernement se fait élire, puis qu’il se dit : “moi, je peux gouverner sans le Québec”, ce n’est pas exactement une bonne approche à la gouvernance du pays. » Certes. Mais encore ? Il a un exemple étranger à nous offrir : « Mme Thatcher, en Grande-Bretagne, avait fini par envoyer le message qu’elle était capable de gouverner sans l’Écosse — parce que l’Écosse élisait toujours des députés du Labor. Les Écossais ont fini par comprendre le message. » Ils ont développé un mouvement indépendantiste. « On veut pas se retrouver dans cette dynamique-là, continue Charest. […] Le Canada, c’est un pays qui est en construction et on ne peut jamais tenir pour acquis que le Canada va être là pour l’éternité. »

Évidemment, il existe un univers parallèle où cette menace a été évitée. Celui où Jean Charest est chef du Parti conservateur à la place de Pierre Poilievre. Il maintient qu’avec lui aux commandes, la députation québécoise du futur gouvernement conservateur serait conséquente et pourrait travailler sur « des projets communs », féconds pour l’unité canadienne. Il ne les nomme pas, mais je n’ai pas l’impression qu’il parlait de pipelines. Le candidat défait ne montre aucune trace d’amertume. Il estime avoir été, pendant cette course, au diapason de l’opinion publique, mais admet qu’il fut déclassé par la capacité organisationnelle de Poilievre. Je suis parfaitement d’accord avec lui.

Pendant les 70 minutes que dure l’entrevue, la plus longue et la plus ouverte qu’il ait accordée depuis qu’il a quitté le pouvoir québécois il y a 12 ans, Jean Charest — me pardonnera-t-il de le dire — « brille parmi les meilleurs ». L’acuité de son jugement ne porte pas seulement sur les travers qui affectent la fédération canadienne. Ses hôtes l’entraînent sur des sujets pointus, comme l’état du libre-échange dans le monde, ou brûlants, comme l’évolution des relations canado-américaines. Voilà un observateur attentif qui pose un regard lucide et pénétrant, diagnostiquant pour notre relation avec notre voisin du Sud un point d’inflexion qu’il situe pendant les années Obama, qui a traversé les années Trump et Biden, et qui survivra aux prochaines élections, quel que soit le vainqueur.

Nous sommes passés, juge-t-il très justement, d’un allié mineur, mais précieux (avant Obama) à un acteur négligeable dont on peut oublier l’existence. Comme il l’a dit à L’Express, il juge que, face à la Chine, les États-Unis et l’Europe devraient rouvrir des négociations de libre-échange, mais constate que ces accords sont désormais vus comme toxiques des deux côtés de l’océan. Les bonnes idées, note-t-il, ne meurent pas lorsque le contexte leur est défavorable. Elles attendent leur heure, à condition que des visionnaires continuent à les porter.

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Entre-temps, il a un horaire de ministre. Conseiller stratégique à son cabinet, Therrien Couture Joli-Coeur, il est notamment commis voyageur pour une compagnie d’automatisation de contrats (Edilex, dont le Fonds de solidarité est partenaire). Il discute de défis planétaires au sein de la Commission trilatérale, de réputation funeste, mais surfaite.Il est coprésident du conseil d’administration du Canada-UAE Business Council. Il est aussi président honoraire du Canada-ASEAN Business Council et a le doigt dans une négociation de libre-échange entre le Canada et ses dix pays membres. Sans oublier sa présence à des conseils d’administration, dont celui du géant des médias Publicis à Paris et de la compagnie de gestion montréalaise Tikehau Capital.

Il nous apprend que l’idée d’adopter une constitution québécoise, reprise cet été par le Parti libéral du Québec (PLQ), lui avait été suggérée lorsqu’il était premier ministre. Il estimait qu’il n’en était pas le bon porteur, compte tenu de son rôle dans le camp du Non de 1995, ce qui me paraît un peu court. Il juge que le temps est mûr et que ce geste d’affirmation nationale intracanadien ferait en sorte que le Parti libéral « se rebranche graduellement sur un électorat plus large ». Je suis désolé de le dire, c’est de la pensée magique pure.

Mais d’où vient le fossé existant entre le PLQ et l’électorat francophone ? Jean Charest n’offre qu’un bref constat : il y a eu « déconnexion » entre son successeur, Philippe Couillard, et « la base ». La base militante ? La base francophone ? Le jeu de base ? On n’en saura pas plus.

Du moins pour l’instant. Car il nous promet pour l’an prochain un essai, sur le Canada, le fédéralisme et, dit-il, « des sujets de compétence fédérale ». Tiens, tiens. Il a en tête un autre livre — suspense — qui serait ensuite suivi par son autobiographie. J’attends avec impatience mon invitation au lancement.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

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