Lorsque l’électorat américain a réélu George W. Bush, en novembre 2004, contre le vœu de la majorité de l’opinion mondiale, l’intellectuel français Zaki Laïdi a intitulé son commentaire : « les lumières s’éteignent en Amérique ». Les lumières ? Il voulait dire la raison et le progrès, battus en brèche par l’incantation, la démagogie, le refus de la science, la montée du religieux.
Ce cocktail puissant avait alors réuni 62 millions d’électeurs, un record, autour du born-again, va-t-en-guerre Bush (contre 59 pour le candidat démocrate). Il s’agissait d’un réel mouvement populaire, mis au service d’intérêts économiques et financiers sans scrupules, conduisant l’Amérique et le monde à une crise économique profonde et, on le sent maintenant, durable.
Les Québécois, dont un sondage montrait en 2004 qu’ils auraient voté contre Bush dans une proportion plus grande encore que toutes les autres nations occidentales, les Français les suivant de près, l’avaient mal pris. Au point de montrer d’inquiétants signes d’anti-américanisme primaire.
Puis, en novembre 2008, le dégoût s’est mué en admiration. Lorsqu’un nouveau record de 69,5 millions d’Américains (contre 60) ont choisi le premier président noir, l’homme du changement, la lune de miel fut de retour. Et avec elle la lumière. Le respect pour la science. La reconnaissance de l’existence du changement climatique. Un investissement massif dans les économies d’énergie. Une proposition sensée pour donner une couverture d’assurance-maladie à 18% des Américains qui, jusque alors, en étaient cruellement dépourvus. La lumière, dans la reconnaissance de la complexité des enjeux. Dans les nuances et la générosité affichées dans de grands discours au monde musulman.
Deux ans ont passé. Et le balancier des éteignoirs revient, plus puissant que jamais. Le 2 novembre prochain, les lumières vont être mises en veilleuse, à Washington. Pas parce qu’un grand nombre de Républicains seront élus, ravissant probablement à Obama le contrôle de la moitié ou de la totalité de l’appareil législatif. Les Républicains ont longtemps représenté leurs propre version des lumières, de Lincoln à Teddy Roosevelt et jusqu’à Eisenhower qui eut notamment la lucidité d’identifier le danger représenté par le complexe militaro-industriel. On s’ennuie même ferme aujourd’hui de la politique intérieure équilibrée de Richard Nixon comme des conseillers éclairés de Ronald Reagan, puis de George Bush le père.
Les Républicains, victimes
Le Parti républicain est aujourd’hui la victime des éteignoirs. Déjà à la convention de 2008 qui avait vu l’apparition de Sarah Palin, devenue objet de culte, aucun républicain modéré n’était monté à la tribune. Le parti appartient désormais à sa frange lunatique. Elle a pour façade le Tea Party, pour médium le réseau Fox, pour trésoriers des familles milliardaires investies dans l’extrême droite depuis Franklin Roosevelt, pour idéologie une haine de l’État, de la complexité, de l’ouverture au monde, doublée d’une volonté de retour à l’Amérique blanche et chrétienne des années 1950, en y abolissant de surcroît les progrès sociaux du New Deal.
Cette idéologie est présente dans le paysage politique américain depuis un siècle. Comment expliquer qu’elle obtienne aujourd’hui un succès inégalé depuis la crise des années 30 ? Réponse : la crise actuelle. Le fertile terreau de la droite folle est la misère économique de millions d’Américains, jetés à la rue, perdant emploi et logis à cause de politique insensées de laisser-faire financier mises de l’avant… par l’idéologie conservatrice même qui anime aujourd’hui le populisme de droite.
A la mi-août à Atlanta, 30 000 personnes ont fait la queue pour avoir la possibilité de voir leurs noms mis sur la… liste d’attente pour 600 logements sociaux dont aucun ne sera libre avant au moins six mois. Six millions sont sans emploi depuis plus de six mois, un record depuis le retour des GI de la seconde guerre. Plus de 40 millions d’Américains reçoivent des «food stamps», ces coupons échangeables contre des denrées. Du jamais vu. Le taux de pauvreté atteint 14,3%, 21% chez les enfants — et cela avec le calcul de pauvreté américain très restrictif.
Obama et son administration avaient tablé sur une reprise économique, modérée au printemps, puis plus solide à l’été. Elle ne s’est pas manifestée. Les experts savent que la situation serait pire sans le plan de relance massif, mais manifestement insuffisant, qu’Obama a fait voter de peine et de misère en 2009. Mais les Américains désillusionnés ne veulent pas entendre que cela pourrait être pire. Ils sont en colère et cherchent vengeance.
La mise au pas des modérés
J’aimerais pouvoir vous dire que j’exagère. Mais les lumières s’éteignent d’abord dans ce qui a constitué jusqu’à récemment les usines-à-idées conservatrices. L’American Enterprise Institute et le Cato Institute, hier lieux de débats entre plusieurs courants de droite, sont maintenant réorientés vers la seule apologie des thèmes du Tea Party.
« Hypnotisés par les manifestations du Tea Party, plusieurs républicains se sont convertis sur le chemin de Wasilla», la ville dont Sarah Palin fut la mairesse, écrit David Frum, l’ex-conseiller de George W Bush aujourd’hui condamné pour sa modération. «Ils portent une nouvelle et audacieuse rhétorique selon laquelle des programmes gouvernementaux établis de longue date constitue une ‘tyrannie’ et ils rejettent toute sensibilité envers les pauvres et les chômeurs comme du ‘socialisme’. » Les conservateurs britanniques, note Frum avec une jalousie non contenue, prennent le chemin exactement inverse.
Cette semaine, un sondage Politico montre qu’en cas d’affrontement présidentiel Obama/Palin en 2012, 51% voteraient Obama, 42% Palin — c’est ÉNORME et ÇA MONTE ! — et 8% sont indécis (Comment peut-on être indécis!!!). John McCain, naguère le candidat de l’indépendance d’esprit au sein de la droite au point d’avoir été approché pour être candidat à la vice-présidence démocrate en 2004, il a du virer toutes ses vestes idéologiques pour se maintenir candidat à la propre succession dans son propre État d’Arizona. Un présidentiable de droite, Newt Gingrich, a lui revêtu de tous nouveaux habits religieux et il décrit aujourd’hui les démocrates comme une «machine socialiste et laïcisante». Dans les Etats-Unis de 2010, le second terme est encore plus insultant que le premier.
Il est aujourd’hui politiquement suicidaire de défendre publiquement la notion de séparation de l’église et de l’État au pays de Jefferson (un athée). Même Obama ne s’y risque pas.
C’est bien simple, disait au New York Times cet été le sénateur républicain modéré Lindsay Graham, « même Ronald Reagan ne pourrait pas être élu comme candidat républicain » tant le parti est devenu jusqu’au-boutiste.
L’autre candidat républicain potentiel, Mitt Romney, fait figure de modéré dans ce groupe d’excités. Mais ce mormon, détesté par les évangélistes pour déviance théologique, doit piétiner ses principes pour survivre politiquement. Il a par exemple dénoncé le projet de Centre culturel musulman non loin du lieu de l’attentat du 11 septembre. Mais il l’a critiqué trop tardivement et trop timidement pour les purs et durs.
Ce projet de Mosquée est un cadeau de dieu (d’Allah?) pour la droite dure. Elle leur permet depuis l’été de mettre en avant, sous un fond d’islamophobie englobante et galopante, leur rejet symbolique de « l’autre ». Et cet autre est Barack Hussein Obama. Lui dont la campagne présidentielle fut mise en péril à cause des frasques de son pasteur protestant Jeremiah Wright, est aujourd’hui sérieusement considéré comme un non-chrétien et un non-américain.
Le tiers des Américains croient le mensonge selon lequel il serait né au Kenya, plutôt qu’à Hawaï (où le registraire public a pourtant mis en ligne son certificat de naissance). Quelque 18% des électeurs pensent que leur président est musulman. Il y a pire : 43% disent qu’ils ne savent pas s’il est musulman ou chrétien.
Sa réforme de la santé, presque totalement appuyée sur le secteur privé, est dénoncée comme «canadienne». Ses politiques environnementales et économiques ont le défaut d’être «européennes».
Lorsque 200 000 personnes se retrouvent, comme le 28 août, devant le Memorial de Lincoln à écouter Sarah Palin et la vedette de la droite Glenn Beck les appelant à «reprendre les États-Unis», tout le monde comprend qu’il faut le reprendre à l’autre, à l’étranger, à l’imposteur occupant la Maison Blanche.
Les dérapages violents ne sont pas impossibles, dans ce contexte. On en a eu la bande-annonce au printemps, après l’adoption de la réforme sur la santé. Une douzaine de bureaux et résidences de représentants et sénateurs démocrates furent vandalisés, certains recevant insultes et crachats. L’appel au calme de Sarah Palin à ses partisans sur son fil twitter : «Don’t retreat, reload» (ne reculez pas, rechargez !).
Quel programme ?
Que ferait concrètement au pouvoir ce parti, ayant maintenant quitté le monde de la raison ? Ils nous en ont donné un avant-goût. En 2004, des Républicains avaient déposé au Sénat et à la Chambre le Constitution Restoration Act. Il voulait interdire aux tribunaux de citer à l’appui de leurs conclusions quelque source, traité, loi, ou jugement étranger quel qu’il soit. Il voulait interdire les recours contre les élus et les agents publics qui affirment appliquer les préceptes divins dans leurs fonctions. Il voulait mettre à la porte tout juge qui enfreindrait ces dispositions. Les Sénateurs et représentants défendant ces mesures inconstitutionnelles étaient minoritaires en 2004. Aujourd’hui, ils sont au centre de gravité politique du parti.
Obama sera encore président pour deux ans, le soir du 2 novembre. Et il ne signera jamais une telle loi. Quelque soit la majorité républicaine au Congrès, elle ne suffira pas à renverser la réforme de la santé. Mais elle va immobiliser tout progrès supplémentaire sur l’environnement, l’énergie. Il y aura une épreuve de force majeure sur le budget, visant à maintenir les avantages fiscaux scandaleux des plus riches américains. Et il sera impossible de voter de nouveaux prolongements de prestation de chômage, le Congrès souhaitant au contraire sabrer dans le filet social.
Cela prépare sans doute un autre retour de balancier, à la présidentielle de 2012. Les lumières vont être ténues, vacillantes, pendant deux ans, en Amérique. Mais la flamme ne s’éteint pas. Pas encore ?