La grogne s’installe chez les journalistes

J’en ai un souvenir vif.  Cinq colonnes à la une, La Presse titrait: « La grogne s’installe au PLQ ». Nous étions à la mi-novembre 1995. Rien de surprenant dans la nouvelle: le chef d’alors, Daniel Johnson, avait une cote de popularité faible, des proportions significatives de Québécois demandaient, dans des sondages, son départ, et il souffrait de l’ombre portée par l’hyper populaire et alors futur premier ministre péquiste… Lucien Bouchard.

Cela m’est revenu en tête à la lecture des unes du Devoir des derniers jours sur la grogne au PQ. J’y reviens.

À l’époque, intéressé de connaître l’ampleur de la grogne libérale, je me mis à lire attentivement le texte. Le journaliste, Denis Lessard, avait travaillé fort. Comme d’habitude. Il avait établi que: 1) quelques membres de la commission jeunesse du PLQ étaient mécontents de la campagne référendaire du Non; 2) des députés, anonymes, avaient quelques griefs, mais pas contre le chef; 3) un membre de la direction de la commission jeunesse demandait, lui, une course au leadership.

Rien à reprocher au texte. Mais le journaliste en moi (j’étais alors conseiller) s’est demandé comment ces témoignages épars s’étaient retrouvés en une et s’ils justifiaient le titre « La grogne s’installe au PLQ ». Ce journaliste en moi répondait clairement non. Le texte aurait eu sa place, quelque part en pages intérieures, avec un titre reflétant plus honnêtement le contenu.

Un titre surréaliste

Rétrospectivement, le traitement réservé à ce texte par La Presse est un modèle de réserve lorsqu’on le compare à la mise en page offerte ce vendredi 29 octobre par Le Devoir à ce qui était à cette date une non-nouvelle parfaite.

Trois colonnes à la une, coiffant un texte occupant la moitié de la page, on lisait le titre surréaliste: Remplacer Marois par Duceppe ? « On n’en est pas là » Sous la signature du très compétent Antoine Robitaille, on lisait que des militants souverainistes anonymes, « dont un employé de circonscription et un militant qui évoluait jadis au Comité national des jeunes du PQ », étaient à rédiger une lettre très critique envers Pauline Marois, mais qui « n’était pas encore signée ».

Elle le fut depuis, par une cinquantaine de jeunes, ce qui constitue une nouvelle, correctement couverte par les médias, dont Le Devoir, ce lundi. Mais permettez-moi de concentrer mon attention sur la ‘nouvelle’ de vendredi. Dans le reste du texte, Robitaille relate plusieurs informations intéressantes sur les débats internes au PQ concernant la stratégie souverainiste.

Mais comment, s’est demandé le journaliste en moi, une lettre non signée peut-elle justifier une telle place sur la fenêtre principale du journal, celle qui signifie: ceci est la chose la plus importante à s’être produite dans le monde hier ? Et pourquoi pas: Pas question de remplacer Charest par Normandeau pour l’instant — il y a bien une lettre non signée qui circule quelque part. Ou Pas question de remplacer Harper par Maxime Bernier pour l’instant — Maxime pourrait très bien faire circuler un texte que personne ne signera, dans un premier temps.

La théorie de la demande

La réponse tient à la culture politico-journalistique. En économie, il y a la théorie de l’offre. Si on augmente l’offre de produits, la demande des consommateurs suivra. Bon. La théorie est fumeuse, mais elle existe.

En journalisme politique, je propose ici la théorie de la demande. A vous de juger si elle fume.

En 1995, les journalistes politiques avaient posé un jugement logique: Daniel Johnson ne passait pas la rampe dans l’opinion, il serait normal que certains de ses militants souhaitent son départ. Y en avait-il ? Ayant bien enquêté, ils en avaient trouvé quelques-uns, mineurs, mais pas en nombre suffisant pour justifier une manchette.

C’est là que la théorie de la demande entre en action. Puisque, selon le journaliste et/ou le pupitreur et/ou le titreur, il y a une demande pour cette nouvelle, on lui donne un retentissement bien supérieur à ce que justifient les faits rapportés.

En 2010, les journalistes politiques voient bien dans les sondages que le PQ serait élu majoritairement si des élections avaient lieu maintenant. Cependant ils notent que la popularité de Mme Marois, quoique supérieure à celle de M. Charest, ne harnache pas toute la grogne générée par le gouvernement libéral.

A Ottawa, un autre leader souverainiste, Gilles Duceppe, est plus populaire. Il serait donc logique qu’on puisse trouver des militants qui réclament le remplacement de Marois par Duceppe. Ils en ont donc cherché, c’est leur travail.

Ce lundi, ils en ont trouvé et ont rapporté leurs propos (les signataires disent faire une distinction entre leur opposition au Plan Marois et le leadership du chef, mais leur texte est clair – si la chef tient à son plan, alors les militants devront « tourner le regard ailleurs dans l’espoir de trouver une vision plus audacieuse de l’indépendance »).

Vendredi dernier, ils n’avaient pas encore cette information. Le journaliste et/ou le pupitreur et /ou le titreur ont appliqué la théorie de la demande. Il y a de la demande pour cette info, donc nous allons l’offrir, même si nous n’avons pas les faits pour justifier l’importance qu’on lui donne.

Des leçons

La morale de cette histoire ? Ni le PQ, ni le PLQ ni quelque autre parti que ce soit ne doit se sentir visé ou persécuté par cette dynamique. L’absence de cohésion à l’intérieur d’un parti est aux journalistes politiques ce qu’est le pauvre monde à la misère.  Si elle existe, ils vont la couvrir. Si elle existe moins qu’ils ne croient qu’elle devrait exister, ils vont la couvrir tout autant.

Cela fait partie de l’environnement dans lequel les partis évoluent. Il faut s’y faire, c’est tout.

Et mon titre ?

En terminant, il est vrai que j’ai intitulé ce billet « La grogne s’installe chez les journalistes ». Je l’ai mis en une. Puis-je le prouver ? Non. Mais j’ai écrit une lettre à ce sujet, que je n’ai pas encore signée. Mais je pourrais. Et, à voir comment des non-nouvelles volent l’espace de une que d’autres journalistes convoitent pour leurs vraies nouvelles, je ne serais pas surpris d’en trouver qui grognent…