Dans une conversation, un interlocuteur vous balance : « De toute façon, on peut faire dire n’importe quoi aux chiffres ! » Mon conseil est de poliment changer de sujet. Cette personne ne sait pas de quoi elle parle. Il est rarissime, dans le débat public, qu’un faux chiffre soit utilisé. Il arrive qu’une statistique soit brandie comme la seule valable, alors que d’autres offrent un éclairage différent, et aussi légitime, d’une même réalité. Le chiffre n’est pas en cause. Il est franc. Il dit ce qu’il a à dire. Les paumés des statistiques sont ceux qui ne savent pas ce que le chiffre veut dire, ou qui dédaignent la lecture des méthodologies.
Les chiffres divulgués la semaine dernière par l’Office québécois de la langue française disent quelque chose de fort intéressant, et je vais vous le révéler un peu plus bas. Mais il y a une chose qu’ils ne font absolument pas, c’est de nous indiquer quelle est la « langue de l’espace public au Québec en 2022 ». C’est pourtant le titre de l’étude. Remarquez, l’OQLF ne prétend pas que ses données reflètent la réalité de 2024, alors que la progression du nombre d’immigrants temporaires est passée en deux ans de quelque 290 000 à plus de 560 000.
On ne nous explique pas non plus pourquoi une étude dont le terrain a eu lieu au début 2022 n’est publiée qu’en mars 2024, alors que la situation démographique québécoise change à un rythme jamais enregistré depuis, disons, la Conquête. Le problème n’est pas la taille de l’échantillon de ce sondage. À 7171 répondants, on est dans le très sérieux.
Je vais divulguer ce qui n’est pas vraiment un secret de fabrication des sondages. Une fois les données recueillies, et puisqu’il est impossible, malgré tous les efforts, d’obtenir parmi les répondants une correcte répartition des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des anglos et des francos, etc., on « redresse » l’échantillon en utilisant la grille disponible la plus proche du réel : le recensement. Le sondage a eu lieu début 2022. Les résultats du dernier recensement (de 2021) n’ont été disponibles qu’à la fin 2022. Malgré les deux ans écoulés pour la publication, l’OQLF a choisi d’utiliser comme étalon démographique la grille du recensement de 2016. Or, entre 2016 et 2021, les proportions ont bougé en défaveur du français.
L’étude de l’Office a donc été redressée de façon à faire disparaître ce déclin. Pouf ! Plus important encore, entre 2016 et le moment de la publication de l’étude, environ 800 000 personnes de plus sont venues modifier la « langue de l’espace public au Québec ». Autrement dit, l’accroissement de 10 % de la population québécoise survenu dans l’intervalle n’apparaît nulle part dans l’étude. Ce n’est pas un angle mort, c’est un trou noir.
C’est d’autant plus fâcheux que ces 10 % de nouveaux arrivants n’offrent nullement le même comportement linguistique que les autres. Le commissaire à la langue française nous a récemment appris que, parmi les temporaires, le tiers ne connaît pas le français et que, parmi ces derniers, 86 % parlent l’anglais. Au total, leur présence a fait augmenter depuis 2011 de 50 % le nombre de Québécois qui utilisent l’anglais comme langue de travail. Comment cette hausse spectaculaire du nombre de personnes travaillant en anglais peut-elle n’influer en rien la langue utilisée avec les services publics ?
Simple : on fait semblant qu’ils ne sont pas là !
Résultat : l’Office rend publique une étude dont il sait ou doit savoir qu’elle ne représente ni la réalité de 2024, moment de sa publication, ni de 2022, moment de sa réalisation. Il est tenu légalement de faire rapport tous les cinq ans de l’évolution linguistique au Québec, ce qui pourrait expliquer qu’il se soit jugé tenu de publier l’étude. Si c’est le cas, il aurait dû le faire en précisant que ses insuffisances étaient telles qu’il ne fallait en tirer aucune conclusion sur le présent. Cela aurait évité aux commentateurs peu versés en méthodologie de brandir ces chiffres pour affirmer que la situation est « stable », voire que davantage d’anglophones qu’avant adoptaient la langue de Félix à la ville. Le contraire est indubitablement vrai.
Mais je vous ai affirmé plus haut que ces chiffres ne disaient pas n’importe quoi. En effet. Ils disent quelque chose. Ils nous révèlent qu’en l’absence d’une hausse de l’immigration et du nombre d’Anglo-Québécois depuis 2016, la place du français dans l’espace public serait stable. Fichtre, on aurait même enregistré un léger mieux chez les anglophones et les allophones.
À moins de présenter son étude ainsi, un exercice théorique ne s’appliquant qu’à un univers sans poussée d’immigration et pour le reste figé en 2016, le fascicule publié le mois dernier équivaut à de la désinformation linguistique. Est-ce délibéré ?
Le doute est permis : l’Office présente une évolution dans le temps, en affichant des études similaires de 2007 et 2016 pour en tirer la conclusion d’une apparente stabilité. Mais pourquoi n’a-t-il pas aussi intégré son étude, antérieure, de 1997 ? La dégringolade aurait sauté aux yeux, le français langue d’usage public ayant chuté de 85 % en 1997 à 79 % en 2022. Notons aussi que le Commissaire à la langue français a établi justement à 85% le seuil du succès des indicateurs linguistiques, et le niveau de l’équilibre recherché. Tout ce qui est en bas de 85% contribue au déclin du français.
L’ensemble de l’oeuvre démontre que l’Office créé par Georges-Émile Lapalme puis renforcé par Camille Laurin pour défendre le français et en mesurer les progrès et reculs vient de spectaculairement faillir à sa tâche.
(Une version légèrement plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)
Voici ce que l’OQLF a répondu à des questions que je lui ai envoyées, suivi de mon commentaire:
Cette étude porte sur l’usage des langues dans l’espace public au Québec en 2022. Précisons d’emblée que l’espace public est défini par la ou les langues utilisées le plus souvent à l’extérieur de la maison pour communiquer avec des personnes autres que les parents ou les amis, par exemple lors d’interactions avec le personnel des commerces, des restaurants ou des services publics. La notion de langues utilisées dans l’espace public ne réfère donc pas à des conversations privées entendues en public, par exemple entre deux amis qui discutent dans un café, dans un parc ou sur un trottoir.
Ce sujet est l’un des indicateurs, parmi d’autres, pour lesquels l’Office suit l’évolution de la situation linguistique en faisant des études aux cinq ans. Le Rapport sur l’évolution de la situation linguistique, qui sera publié ce printemps, présentera l’ensemble de ces indicateurs, permettant au lecteur de les mettre en relief les uns par rapport aux autres.
L’étude Langue de l’espace public au Québec en 2022, comme toutes les autres études de l’Office, est une photographie d’un moment précis de la situation linguistique sur ce sujet. Lorsque la planification de cette étude a débuté en 2021, le portrait sociodémographique du Québec différait de celui qu’on connaît actuellement. À ce moment, le nombre de résidents temporaires était encore négligeable et moins présent sur la place publique. Ainsi, les choix méthodologiques ont été basés sur le contexte tel qu’il se présentait à cette période. C’est pourquoi cette étude ne décrit pas la situation actuelle, mais bien celle de la population sondée en 2022. Assurément, l’importance que prend cette réalité sera considérée dans les réflexions qui mèneront à la prochaine programmation de recherche.
Par ailleurs, la réalisation d’une telle étude prend facilement de 2-3 ans et nécessite d’importantes ressources. En outre, différentes étapes de validation sont prévues tout au long du processus, notamment des consultations avec un comité d’experts et des vérifications méthodologiques par des spécialistes, afin que la méthodologie soit, en toutes les circonstances, des plus rigoureuses.
Au moment de la planification de l’étude en 2021, les choix méthodologiques n’ont pas été faits en fonction du statut d’immigration. Néanmoins, les immigrants temporaires n’ont pas été exclus de l’étude. Il n’est toutefois pas possible de les identifier à des fins d’analyse. Dans notre réponse du 5 avril, lorsque nous mentionnons que « Les immigrants temporaires ne sont pas pris en compte dans l’étude », c’est que le statut d’immigration n’a pas été utilisé comme base d’échantillonnage, comme l’ont été la langue maternelle et le lieu de résidence.
Au moment où les travaux de pondération démographique ont été effectués, les données du recensement de 2021 n’étaient pas disponibles. C’est la raison pour laquelle l’Office a utilisé les données du recensement de 2016. Par la suite, compte tenu de l’assez faible différence que cela aurait occasionnée dans les résultats obtenus (et ce, en tenant compte des intervalles de confiance), nous n’avons pas recommencé la pondération avec les données de 2021. Il faut savoir que les proportions respectives de francophones, d’anglophones et d’allophones au sein de la population québécoise n’ont changé, entre 2016 et 2021, que de -1,5 point, +0,7 point et +0,6 point.
Il est clairement indiqué, dans l’étude publiée, que les résultats portent sur l’année 2022.
L’étude fait partie de la programmation de recherche 2019-2024, elle a été réalisée au moment prévu.
L’étude ne prétend donc pas décrire la situation actuelle. En outre, en page 4, l’Office prend soin de faire état du contexte particulier qui prévalait au Québec au moment de la cueillette des données à l’hiver 2022.
Compte tenu des ressources qui sont mobilisées pour produire une telle étude, il a semblé à l’Office qu’il était juste d’en faire connaître publiquement les résultats. La situation actuelle est certes différente de celle qui prévalait en 2022 (alors que les résidents non permanents représentaient 3,4 % de la population), et c’est pourquoi l’Office considère important de continuer à produire épisodiquement des études sur la langue utilisée par la population dans l’espace public.
D’abord notons que l’OQLF admet que « la situation actuelle est certes différente de celle qui prévalait en 2022 ». Il nous avise donc qu’il est fautif de prendre ses chiffres comme un reflet de la réalité actuelle. Les spécialistes que j’ai consultés sont estomaqués par l’affirmation selon laquelle, entre 2016 et 2021, le fléchissement de la proportion de francophones au Québec n’est « que de -1,5 point ». En termes démographiques, c’est considérable. L’Office estime que cette variation n’était pas suffisamment importante pour redresser son échantillon avec le recensement de 2021 plutôt que de 2016, avant ce fléchissement. On m’informe qu’il aurait été relativement simple de procéder à cet ajustement, une procédure statistique courante.
Notons pour finir que même avec des chiffres qui sous-estiment la baisse du français, le rapport de l’Office rapporte cette baisse dans la RMR dans tous les cas d’utilisation étudiés.
On serait curieux de mesurer cette baisse spécifiquement sur l’Île de Montréal, et avec les chiffres ajustés à la réalité démographique.
Merci Jean-François.
On reçoit plus d’affirmation des médias que du détail de l’information. Vous comblez cette lacune en ce qui me concerne.
Si je comprends bien, l’OQLF a présenté des résultats erronés d’apx 2%.
Pour le français à Montréal, j’y demeure l’épuisement 68 ans, dans le sud-ouest. Mon sondage démontre un recule de 10% pour les 3 dernières années. Ce sondage a été fait par moi seulement, à l’oreille, dans les commerces et les parcs. La marge erreur est de -2% à +10%.
Bonne soirée et merci encore.