Conclusion: Pour un programme commun de changement

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement modifiés, pendant quelques jours.)

« Le capitalisme international, et cependant individualiste, aujourd’hui en décadence, aux mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas une réussite . […]

Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes. »
– John Maynard Keynes

Le remplacement du capitalisme et de ses ressorts principaux pose effectivement problème, on l’a vu. Problème dans la conception de ce que serait un système de remplacement, ce qui est déjà considérable.

Problème surtout dans la conception de ce que serait la transition hors d’un système qui dispose non seulement de titanesques forces économiques et politiques (et militaires) souhaitant son maintien mais également de la force de l’habitude inscrites chez des millions d’acteurs économiques petits et grands.

Le capitalisme a été, depuis sa naissance, une formidable machine à destruction de l’environnement et d’exploitation des humains, mais également une formidable machine de création de richesse, de production d’innovations – bonnes et mauvaises. Il a démontré une capacité d’adaptation aux contraintes – syndicales, légales, environnementales – remarquable.

Il se trouve de plus que la communauté internationale est, comme l’indique le comité Stiglitz,

« confrontée à des menaces multiples et interreliées d’une ampleur sans précédent. L’effondrement du système financier global et la récession mondiale, l’augmentation des inégalités entre riches et pauvres dans les nations et entre elles, le risque d’un réchauffement planétaire irréversible qui provoquerait un changement de climat systémique, les crises de l’énergie et de l’alimentation – autant de défis globaux qui menacent de détruire l’état fragile de la globalisation. »

L’urgence d’agir incite donc à utiliser les instruments actuellement à notre disposition et en modifier le fonctionnement pour le plier au maximum aux tâches qui s’imposent. Le cumul des propositions que j’ai réunies dans ce texte, et pour certaines imaginées, suffit-elle à modifier à ce point la donne du capitalisme pour que, comme l’écrit l’économiste Karl Polanyi, au lieu que les relations sociales soient encastrées dans l’économie, « l’économie soit encastrée dans les relations sociales » ? Sont-elles suffisantes pour que, selon l’expression du britannique Geoff Mulgan, le capitalisme devienne « le serviteur » de la société, plutôt que l’inverse.

Il vaut la peine de récapituler les propositions pour mesurer l’ampleur des changements proposés. Nous ajoutons la notation (n) pour identifier les mesures qui peuvent être appliquées au niveau de simples États et (i) pour celles qui nécessitent une action internationale.

Mettre l’économie sociale au centre du jeu

–  permettre aux localités et aux salariés de reprendre les usines laissées par le capital (n) ;

–  favoriser l’acquisition d’entreprises par les salariés et les cadres lors du décès ou de la retraite du propriétaire qui n’a pas de relève familiale (n);

–  augmenter les capacités de l’économie sociale en la rendant compétitive pour l’obtention de contrats gouvernementaux (n) ;

–  lui faire utiliser cette nouvelle force pour mieux prendre de l’expansion dans le reste de l’économie (n) ;

Encadrer la corporation, nationale et internationale

–  imaginer et faire appliquer un traité international contraignant sur la triple reddition de compte des corporations (économique, sociale, environnementale), assortie de calendriers, d’amendes, de conséquences pénales, et d’un processus international d’encadrement de la vérification (i);

–  lier la rémunération des dirigeants d’entreprises aux résultats de cette triple reddition (n/i);

–  constituer une Cour économique internationale et l’application de l’extraterritorialité pour les poursuites envers les contrevenants (i)

–  introduire des Comité d’entreprises dans les moyennes et grandes entreprises pour établir un dialogue et une transparence continue entre dirigeants d’entreprise et salariés (n/i) ;

–  faire en sorte qu’au moment de l’entrée en bourse des entreprises, une proportion significative d’actions soit dévolue aux salariés, et qu’ils disposent de jamais moins de 10% des sièges au Conseil d’administration de la nouvelle corporation (n) ;

–  introduire une fiscalité internationale des multinationales et répartir son revenu en fonction de son activité économique par pays (ou abolir l’impôt sur le revenu des entreprises et le reporter sur les individus à revenus élevé) (i) ;

–  interdire la détention par une corporation d’un compte dans un paradis fiscal (i) ;

–  enrayer la spéculation en imposant une période minimale de détention d’une action ou d’une obligation ou d’une devise avant sa revente (i) ;

–  introduire un impôt progressif sur les rendements excessifs des corporations (n/i) ;

–  introduire, par le biais des bourses du carbone et de taxes sur le carbone, la vérité du coût écologique dans les prix (n/i) ;

–  introduire aux frontières une taxe d’importation pour les produits fabriqués dans des pays n’appliquant pas des mesures de protection environnementale similaires à celles du pays importateur ou n’appliquant pas la triple reddition de compte (n/i) ;

–  accompagner les pays émergents dans leur transition technologique vers une production verte (i)

Freiner la dérive acquisitive et réduire les inégalités par la fiscalité individuelle

–  remplacer l’impôt sur le revenu par un impôt sur la consommation (n/i) ;

–  réduire substantiellement les budgets publicitaires en imposant un plafond de dépenses proportionnel au chiffre d’affaires (n) ;

–  introduire le droit de choisir le temps de travail et faire en sorte de transformer les gains de productivité en temps libre (n/i) ;

Rien dans cette liste ne nécessite révolution, conflit armée, expropriation, rééducation. Rien ne met en cause les ressorts fondamentaux des mécanismes économiques et politiques connus de tous. Aucune des réformes proposées ne surpasse, par son ampleur, les chambardements déjà introduits dans notre façon d’agir au cours du dernier siècle, notamment autour du New Deal, de la décolonisation, de la démocratisation de continents entiers.

Cumulativement, cependant, ils permettent de recadrer de façon forte et durable les forces économiques en les rendant davantage plurielles – avec une économie sociale plus forte – et définitivement soumises à des impératifs écologiques et sociaux, à la fois par la contrainte légale – traité international, cour économique, réglementation sur la durée de l’investissement – et par des changements de gouvernance interne – présence des salariés parmi les administrateurs, conditionnalité des revenus à l’atteinte de résultats non exclusivement économiques.

Ils modifient également la structure de l’incitatif fiscal en imposant la consommation plutôt que le revenu et en favorisant le temps comme richesse nouvelle plutôt que l’accumulation de biens. « Il ne s’agit plus simplement d’entreprendre autrement, d’avoir une propriété différente de la propriété capitaliste, résume le sociologue Jean-Louis Laville. Il s’agit de retrouver, pour l’économie, sa place de moyen au service de finalités humaines, c’est-à-dire de finalités sociales, environnementales, culturelles, éducatives. »

Une fois ces réformes introduites, si elles le sont un jour, qui sait quelle serait l’étape suivante ? L’économie sociale et solidaire ayant pris son envol, pourrons-nous ensuite « dépasser le capitalisme » selon la belle expression du manifeste de 2009 de Québec-Solidaire ?

Le bolide du capital serait toujours là, sur la route, derrière nous, un peu comme les monarchies subsistent dans le monde d’aujourd’hui, vestiges d’un passé pas encore tout à fait révolu, mais vestiges tout de même.

Pour intéressantes que soient ces sauts dans l’imaginaire futuriste, notre tâche est de parer au plus pressé et de se demander comment passer de la situation actuelle à celle du « capitalisme serviteur » que nous croyons, non seulement souhaitable, mais faisable dans la décennie qui vient.

L’outil sous utilisé du G20

L’émergence du G20 comme équipe de pilotage de la planète est, on l’a vu, un développement imparfait mais majeur de l’histoire moderne.

Le calendrier de ses rencontres – deux par année, au rythme actuel – et l’ampleur des sujets abordés offrent autant de rendez-vous utiles, non seulement pour les chefs d’État, mais pour l’ensemble de la société intéressée au changement et à la réforme.

Le G20 offre donc au monde, et en particulier à 20 sociétés dans 20 États représentant 87% de l’humanité, la possibilité de mobiliser, de conscientiser, de proposer des réformes majeures aux gouvernements et à leurs chefs. Si les organisations de gauche, les partis sociaux-démocrates, socialistes ou plus simplement réformistes, les mouvements sociaux, les syndicats progressistes souhaitent user de la fenêtre de changements majeurs qui s’ouvre pour introduire des réformes importantes, semblables ou différentes de celles répertoriées ici, le temps presse et la méthode compte.

La stratégie la plus efficace, me semble-t-il, est celle du programme commun. Si les organisations de gauche et écologistes, dans les 20 pays présents (y compris donc des ONG chinoises et en connaissant les limites de la démocratie russe) pouvaient converger sur quelques réformes phares, à mesure que se déroule le processus de discussion du G20, les chances de progrès seraient maximisées.

L’élaboration d’un programme commun, évolutif, mais permettant une mobilisation coordonnée, s’impose. Il existe dans presque chaque parlement national des partis, ou du moins des parlementaires, disposés à relayer ces propositions, donc à décupler leur visibilité, donc à hausser le niveau de pression politique sur les ministres et chefs de gouvernement et d’État participants.

La constitution de ce programme commun serait également un test de la réelle capacité des organisations de gauche et écologistes de surmonter leurs divergences stratégiques et tactiques, de constituer un réel mouvement international, de faire front commun pour utiliser à plein l’opportunité historique qui se présente.

Un dernier mot, en terminant, sur le Québec. Benoît Lévesque et Gilles L. Bourque ont raison de noter que le Québec, comme plusieurs pays nordiques, est prédisposé à plusieurs des changements esquissés ici.

« Le Québec est bien outillé pour s’engager dans une telle trajectoire. À l’exception notable d’une très grande partie du patronat qui reste enfermé dans une vision ultralibérale aveugle, les acteurs sociaux québécois sont bien positionnés pour soutenir un virage vers un modèle de développement plus durable.

Ces acteurs n’exigent pas une rupture totale avec l’économie libérale. Pour la plupart, ils sont déjà engagés, selon leur moyen, dans la mise en place de nouveaux dispositifs qui permettent d’insérer les marchés dans de nouveaux arrangements institutionnels :
la présence forte d’un mouvement syndical pluraliste et pragmatique, qui est devenu l’un des acteurs majeurs dans le mouvement de la finance responsable (tant au niveau des investissements directs en entreprise que des placements sur les marchés financiers);
un mouvement de l’économie sociale dont les deux grandes familles (coopérative et communautaire) rivalisent d’imagination pour innover et intervenir dans le développement de nouvelles activités et pour soutenir le développement territorial;
la force croissante du mouvement de la consommation responsable, qui parvient à construire des alliances larges multipartites sur des enjeux tels que l’énergie, le transport ou la souveraineté alimentaire.

On voit ainsi se construire une nouvelle économie libérale, traversée par des espaces de transformation qui graduellement en solidifient le caractère démocratique et solidaire. »

arton10338-38cefLe rôle que des Québécois peuvent jouer dans la constitution de ce Front commun peut également être significatif, eux qui occupent une place importante dans les réseaux internationaux de l’économie sociale, dans les réseaux altermondialistes et ceux de la diversité culturelle.

Le dernier mot devrait revenir à celui qui a donné, pendant les années 30, l’architecture théorique de la précédente grande tentative de civiliser le capitalisme. Tentative réussie sur le plan strictement économique, faut-il le rappeler, du moins en Occident et jusqu’à l’arrivée des néolibéraux. John Maynard Keynes se demandait il y a trois quart de siècle si serions un jour

« prêts à quitter l’état de laisser-faire du dix-neuvième siècle pour entrer dans une époque de socialisme libéral, c’est-à-dire un système nous permettant d’agir en tant que communauté organisée avec des buts communs, et disposés à promouvoir la justice sociale et économique tout en respectant et protégeant l’individu.»

Tout était dit, déjà. Tout reste à faire, encore.

(Un addendum synthèse, ici.)

9- Établir l’équité dans les rapports Nord-Sud

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement modifiés.)

Tout est lié. Pour sortir de l’impasse écologique et économique, les pays du Nord et du Sud doivent s’engager dans des grands changements semblables à ceux discutés jusqu’ici. La responsabilité historique des pays du Nord est majeure, comme l’est la nécessité qu’ils contribuent, davantage que le Sud, à la résolution des problèmes.

Cependant cela est à la fois trop et insuffisant. Trop car on ne peut raisonnablement penser qu’une ponction fiscale majeure sur les populations du Nord ou indirectement sur leur économie est politiquement faisable, insuffisant car la poursuite de la croissance des pays du Sud sur leur trajectoire actuelle suffit pour invalider tout effort qu’aurait assumées les populations du Nord.

Le Comité Stiglitz, rendant son rapport à l’ONU sur les impacts de la crise, note en outre que la crise économique, venue du Nord, accentue la détresse au Sud. L’OIT estime que 200 millions de travailleurs, surtout au Sud, ont été poussés dans la pauvreté par la crise. Les vagues successives de réformes structurelles imposées au Sud par le FMI y a souvent réduit la couverture sociale, celle-là même qui, au Nord, a amorti le choc.

Avant la crise, la tâche était colossale. Elle l’est davantage aujourd’hui. Il s’agit d’aider les pays du Sud à ne pas subir les effets d’une crise dont ils ne furent pas les acteurs, seulement les victimes, puis de les aider à transformer leurs économies naissantes en économies plus vertes.

La participation des pays du Sud aux virages nécessaires suppose donc un effort important et intelligent d’accompagnement. Se pose alors la question de la forme d’aide. La mauvaise performance passée, en termes d’aide internationale, provoque un scepticisme légitime sur l’utilisation de nouveaux investissements.

Le comité Stiglitz propose d’affecter les sommes à des objectifs précis :

–                          À des plans de relance de la demande semblable à ceux effectués au Nord, participant donc au maintien de l’emploi, de l’éducation et de la demande mondiale;

–                          Au financement des programmes d’atteinte des Objectifs du millénaire (voir plus loin)

–                          Au financement des réserves (directement ou par endossement) de systèmes d’assurance sociale dans des pays du Sud. La phase de mise en marche de ces système est financièrement la plus difficile;

–                          Au financement direct de la reconversion d’infrastructures énergivores en infrastructures propres,

–                          Au financement plus général de l’atteinte d’objectifs de réduction des gaz à effet de serre.

Les cibles de financement étant précisées, plusieurs nouvelles sources de revenus sont envisageables, qui ne constituent pas une ponction fiscale sur les habitants du Nord.

* On pourrait commencer par le dégagement des ressources nécessaires pour atteindre les Objectifs du millénaire, ratifiés par presque tous les États, et visant la réduction de moitié de l’extrême pauvreté et de la malnutrition (pas son élimination, sa réduction de moitié), assurer l’éducation primaire pour tous et réduire la mortalité infantile d’ici 2015. Une proposition reprise par Hervé Kempf consisterait à instituer une taxe spéciale internationale ponctionnant 5% du patrimoine des dix millions de millionnaires que compte la planète. Cette somme – équivalente à la variation mensuelle de leurs actifs en bourse – permettrait de dégager les 195 milliards de dollars nécessaires à atteindre les Objectifs du millénaire.

* Joseph Stiglitz, dans ses écrits personnels, estime qu’une partie du patrimoine mondial actuellement utilisé gratuitement par les corporations et les États devraient être mis aux enchères ou tarifés, et le produit utilisé pour l’aide à l’adaptation environnementale des pays du sud : les zones de pêche internationales, les fonds marins, les positions de satellites. Cela générerait, dit-il, des revenus substantiels.

* Le fait que le dollar américain soit la monnaie de référence offre aux États-Unis un avantage considérable. Les pays en voie de développement (surtout la Chine) disposent de 37 000 milliards de dollars de réserve en dollars américains. Si le dollar n’était pas la monnaie de référence, Washington devrait théoriquement emprunter cette somme sur les marchés, au taux du marché. A supposer que cet intérêt n’était que de 0,5% supérieur à ce que lui coûte la situation actuelle, cela signifie que, chaque année, les pays en voie de développement financent le trésor américain à hauteur de 18,5 milliards $US par an. La constitution d’une monnaie de réserve internationale, où chacun participerait au prorata du poids de cette économie, économiserait cette somme aux pays du sud.

* On sait de plus que les Banques centrales profitent des « droits de seigneuriages ». Puisqu’ils produisent la masse monétaire et en fixent le taux d’intérêt, elles empochent cet intérêt. Le FMI produit depuis plusieurs années l’équivalent d’une monnaie mondiale, les « Fonds de tirage spéciaux » (FTS) – la Chine et la Russie souhaitent que cette procédure remplace graduellement le dollar. Quoiqu’il en soit, des droits de seigneuriages importants en seront dérivés qui devraient, estime Stiglitz, être consacrés au Sud. (La somme de FTS en circulation est passée de 30 milliards$US en 2008 à 270 milliards à la faveur de la crise financière.)

* Une taxe, permanente, de seulement 0,01% sur les transactions financières générerait 25 milliards de dollars par an, la fameuse « taxe Tobin ». La France et l’Allemagne y sont favorables. Une taxe de 10% sur les ventes d’armes, proposée notamment par la France, dégagerait 5 milliards par an.

arton10338-38cef* Pour Denis Clerc, d’Alternatives Économiques, « Les quotas d’émission de gaz à effet de serre pourraient aussi servir à financer des formes de développement « propres » dans l’ensemble du monde, les producteurs « sales » étant pénalisés par des taxes à l’importation, les technologies propres devenant des « biens publics mondiaux » avec libre accès en échange d’attribution de quotas d’émission gratuits aux entreprises qui les auraient mises au point et expérimentées. »

Il n’y a donc pas de pénurie d’avenues pour assurer une solidarité financière internationale menant à la fois à une sortie plus rapide de la crise actuelle, à une réduction plus conséquente de la pauvreté, à conversion plus rapide à une économie verte. Ne manque que la volonté politique.

(La suite, ici.)

8- Adopter une nouvelle mesure de la richesse

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement modifiés.)

Comme d’habitude, il y a une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle. Commençons par la bonne. Elle s’étale le cinq mars 2004 sur une page du China Daily, l’organe officiel anglophone du régime chinois. Le titre : « La poursuite aveugle d’augmentation du Produit National Brut sera abandonné ». Lisons-en des extraits :

Confronté à un écart majeur entre citoyens riches et pauvres et à des problèmes environnementaux croissants, le gouvernement chinois s’apprête à abandonner sa recherche aveugle d’augmentation du Produit national brut.

Menacé par une croissance non durable, le gouvernement central a proposé un concept scientifique de développement qui prête davantage attention à la protection rurale, sociale et environnementale.

Le premier ministre Wen Jiabao a déclaré que cette nouveauté scientifique se concentrerait sur un développement économique et social coordonné […]. Le PNB ne peut refléter entièrement la relation entre le développement économique, l’environnement et le bien-être de la population, a déclaré Niu Wenhyuan, scientifique en chef de la stratégie de développement durable de l’Académie chinoise des sciences. […] « Une grande partie de la croissance du PNB de la Chine est réalisé en exploitant des ressources qui devraient être préservées pour nous enfants », a dit Niu. Selon des statistiques dont il a fait état, la croissance du PNB affichée de 8,7% annuellement de 1985 à 2000 devrait être réduite à 6,5% si on tient compte du coût environnemental et social. « Le coût réel d’un dollar de production en Chine est équivalent à 11 dollars dans les pays développés », a-t-il ajouté.[…]

Le PNB vert déduit du calcul traditionnel du PNB le coût de la consommation des ressources et les pertes environnementales conséquentes aux activités économiques.

Voilà ce qu’écrivait le China Daily le cinq mars. Cinq jours plus tard, le quotidien officiel récidivait en ajoutant des dents à son nouveau PNB Vert : « Les cadres seront notés en fonction du contrôle de la pollution », annonce l’article.

Le gouvernement central prévoit introduire un nouveau système d’évaluation des cadres à tous les niveaux, intégrant comme variable importante la protection réelle de l’environnement.

L’idée, appelée « évaluation par le PNB vert », a été promue par des législateurs de haut rang et des experts comme une manière efficace de hausser la conscience environnementale des responsables locaux et de les inciter à agir. […] Avec le nouveau système, la capacité des responsables locaux à protéger l’environnement affectera leur avancement.

Le concept, vanté par les leaders chinois dont le président Hu Jintao et le Premier ministre Wen Jiabao, insiste sur le développement économique durable et le progrès social autant que sur la protection effective des ressources naturelles et de l’environnement. […]

Le gouverneur de la province Sichuan, une des provinces où le programme est implanté, se fixe des objectifs spécifiques. « Mon objectif est de nettoyer les rivières du Minjiang, du Tuojiang et du Jialinjiang en cinq ans », dit-il. S’il n’atteint pas les objectifs fixés, il devrait être blâmé par le parlement de sa province, ajoute-t-il.

Le 13 mars 2004, le quotidien ajoutait que ce système serait généralisé dans « trois à cinq ans ». La Chine, pays le plus populeux au monde, pays à la plus forte croissance au monde, pays qui vient de dépasser les États-Unis en termes d’émission de gaz à effet de serre, allait, le premier sur la planète, prendre le virage vert en se dotant d’un instrument de mesure, ce qui est bien, et en l’intégrant à la promotion de se tous ses décideurs, ce qui est excellent. Aucun autre pays, à cette date, ne s’était engagé sur une telle trajectoire, proposée dès 2003 par les Nations Unies.

Début décembre 2005, le premier rapport du « PNB vert » est rendu public. Il ne calcule les dommages environnementaux que sur un indicateur, la pollution directe de l’environnement. Tout de même, le rapport indique que la dégradation de la ressource devrait retrancher 64 milliards du PNB en 2004, donc le faire décroitre de quelques décimales. Une misère. Les statisticiens s’attèlent pour la suite à calculer l’impact négatif sur sept éléments : l’épuisement des ressources minières, des terres arables, de l’eau, de la faune, la pollution environnementale et les dommages causés par l’environnement.

On attendait donc avec impatience le rapport plus complet de 2007, qui évaluerait le PNB vert de 2005. Et c’est ici que la mauvaise nouvelle intervient. Consciencieux, les statisticiens avaient bien calculé, par province, le « PNB vert ». Avec ce résultat que la croissance du PNB économique de 7, 8 ou 9% de certaines provinces était ramenée à zéro lorsqu’on en soustrayait la dévastation écologique. Réactions, oppositions, drames et levers de boucliers ont fait en sorte d’annuler la sortie du rapport, que personne n’a jamais vu.

En fait, « certains cadres vont faire le maximum pour empêcher le rapport, qui serait humiliant pour eux, d’être publié, car le développement économique local est crucial pour leurs chances d’avancement ». Quel dissident chinois parle ainsi ? Le China Daily, en juillet 2007 ! Non que la curiosité populaire manquait. Encore en juillet 2007, un sondage réalisé auprès de 2500 personnes par le quotidien chinois de la jeunesse indiquait que 96% des répondants étaient favorables au « PNB vert » et que d’écrasantes majorités étaient préoccupées par le problème de la pollution.

Le chef du bureau de la statistique chinoise, Xie Fuzhan, a tenu bon. Pourquoi la Chine se singulariserait-elle en affichant à tout vent ses tares environnementales ? « Revenez-me voir, a-t-il dit aux journalistes, lorsque vous trouverez un autre pays qui accepte le concept de PNB vert » a-t-il dit.

Exactement. Le cas Chinois illustre avec brio à la fois l’importance et la difficulté de modifier le barème de progrès utilisé actuellement par les décideurs. La croissance économique pure, rendue par le chiffre de la croissance du PNB, est en ce moment l’étalon-or de la performance comparée de chaque pays. Or on sait cet indicateur sévèrement vicié. Il ne prend en compte aucune des dégradations irréversibles causées par un développement économique aveugle. Un pays qui augmente sa production minière pendant que sa pauvreté extrême augmente aura une bonne note à son PNB, comme celle qui creuse ses inégalités, son décrochage scolaire, sa mortalité infantile, alors même que sa production pétrolière augmente. L’inventeur du PNB, l’économiste et prix Nobel Simon Smith Kuznets, mettait en 1934 lui-même en garde contre la surutilisation de son indice : « le bien-être d’une nation peut médiocrement être déduite d’une mesure du revenu national ».

Ce n’est pas qu’une question comptable. Les managers savent que tout système humain finit par s’adapter à la mesure de succès qui lui est appliquée. Si la mesure du succès actuel, le PNB, est remplacée par une autre, le PNB vert, le système s’y adaptera. Les Chinois, qui ne sont pas les derniers venus en terme d’efficacité bureaucratique, ont tout de suite compris la méthode : la promotion et les salaires des cadres doit être liée à leur capacité de satisfaire le nouvel instrument de mesure.

Les Chinois ont travaillé sur la seule variable environnementale, ce qui est déjà beaucoup. D’autres proposent d’intégrer des considérations sociales : le taux de pauvreté, d’inégalités, le niveau de scolarisation, la longévité, l’obésité, etc. On voit la difficulté politique posée par l’insertion de chacune de ces variables dans le calcul, et le débat qu’il annonce au Sénat américain.

En fait, les USA ont vécu, avant même les Chinois, le même processus. En 1994, le département américain du Commerce a créé un indice de croissance qui intégrait le non-renouvellement des ressources naturelles de la nation, le Integrated Economic and Satellite Accounts. Lors de la publication de ses résultats préliminaires, des membres du Congrès américain ont réussi à abolir le programme. Le représentant de l’État charbonnier de Virginie Occidentale, Alan Mollohan, a bien résumé la position de ses collègues. Avec ce genre d’indice, « quelqu’un finira par dire que l’industrie du charbon ne contribue rien au pays ! » Everett Erlich, alors sous-secrétaire d’État au commerce, affirme qu’après ces interventions politiques, « le Congrès a fait en sorte que le travail sur un PNB vert était un délit d’opinion. »

arton10338-38cefPlusieurs gouvernements européens s’y mettent cependant. Un des indicateurs existants, intégrant plusieurs de ces éléments, est « l’indice du mieux-être ». Appliqué aux États-Unis pour l’année 2004, il aurait fait passé son PNB de 10 000 milliards de dollars à seulement 4 400 milliards. La différence, soit 6 600 milliards, représente le coût de la criminalité, du recul du temps de loisir, du chômage, de la consommation de biens durables, du déplacement pour aller au travail, des accidents de voiture, de la pollution de l’air, de l’eau, de la pollution sonore, de la perte de marais, de terres agricoles et de forêts, de la perte de ressources non-renouvelables, de l’émission de carbone, de réduction de l’ozone et des emprunts à l’étranger, pour la seule année 2004. Reporté sur le dernier demi-siècle, l’Indice du Mieux-être (ou Genuine Progress Index en anglais, mieux traduit sous le nom d’Indice du Progrès Réel) montre une progression du PNB et du GPI en tandem de 1950 à 1975, puis un sérieux décrochage depuis.

Appliqué au Canada, la progression du PNB par habitant croît de 32% entre 1990 et 2008. L’indice composite du Mieux-être, lui, ne croît que de 3%, selon le Canadian Institute of Wellbeing de l’Université de Waterloo. En Alberta, le PNB a cru de 483% entre 1961 et 2003. Cependant son indice de bien-être a décru, perdant 15 points de pourcentage sur la même période, selon l’institut Pembina, de Calgary.

Une cinquantaine de pays ont indiqué leur intention de développer un indice autre que celui du PNB pour mesurer leur progrès. L’OCDE a publié en mai dernier son « Indice Vivre Mieux », et fait ainsi avancer le débat. Il est cependant impératif qu’un mode de calcul s’impose rapidement dans la communauté internationale pour permettre à la fois une réelle lecture de l’évolution économique, sociale et écologique des sociétés, la désignation de cibles de progrès et l’émulation internationale pour les atteindre.

(La suite, ici.)

7- Se donner de nouveaux outils internationaux

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement modifiés.)

La représentante de la plus vieille démocratie au monde, et celui de la plus grande démocratie au monde parlaient tour à tour, le 20 juillet 2009, à New Delhi, ayant résolu de conclure une « alliance stratégique » sur plusieurs plans. Hillary Clinton, secrétaire d’État américaine, évoqua un des sujets les plus brulants de l’heure : la nécessité pour tous les pays d’accepter des cibles contraignantes de restrictions de leurs émissions de gaz à effet de serre, même si les plus importantes réductions devaient venir du Nord.

« Il n’y a aucune raison, a rétorqué le ministre Indien de l’Environnement, Jairam Ramesh, de nous soumettre à une telle exigence, nous qui avons des émissions par personne parmi les plus basses. En plus, nous avons maintenant la menace de voir nos produits exportés chez vous subir une tarification sur le carbone ! »

La querelle, bien réelle, sur la répartition du fardeau mondial de réduction des émissions s’ajoute à une série de mésententes Nord-Sud qui rendent impraticable le maintien de la répartition actuelle du pouvoir et de la richesse mondiale.

Impraticable moralement, impraticable politiquement. La montée en puissance des pays du Sud est illustrée depuis le début du nouveau siècle par leur nouvelle capacité de freinage absolu d’un processus jugé jusque-là irréversible : la libéralisation des marchés. La date et le lieu sont connus : 14 septembre 2003 à Cancun, au Mexique. C’est là que s’est échouée la nouvelle ronde de négociation visant l’élargissement du droit du commerce international, dite ronde de Doha. Elle a échoué une seconde fois le 29 juillet 2008, à Genève. Kamal Nath, ministre Indien du commerce, représentant 100 pays, y affirma : « je ne mettrai pas à risque le gagne-pain de millions d’agriculteurs ».

Il s’agit « sans aucun doute du transfert de pouvoir le plus profond depuis l’émergence d’un ordre mondial fondé sur les États-Nations il y a presque 400 ans » affirme Mark Halle, Directeur à l’Institut international du développement durable.

Lors des rondes précédentes de négociations (l’Uruguay Round), les pays du Sud avaient cru les représentants du Nord, selon lesquels une ouverture des marchés allait créer une richesse plus grande pour tous. La richesse est venue, mais pas pour tous. Et il est devenu évident que, pour une répartition équitable de cette richesse, des conditions préexistantes étaient essentielles. Des conditions locales : un État fort disposant d’une capacité de capter et de redistribuer cette richesse, sans quoi la richesse se concentre dans une oligarchie locale et on assiste parfois à un appauvrissement du reste de la population. Des conditions internationales : que les pays riches comme les États-Unis et l’Union Européenne ne trichent pas, en subventionnant leurs produits agricoles à un point tel (18 milliards par an aux USA) que leur production ainsi subventionnée vient déplacer les produits locaux dans le Sud, poussant à la misère des fermiers qui, sinon, seraient prospères.

Il y a longtemps que les ONGs internationales, notamment OXFAM, indiquent que la mesure de réduction de la pauvreté mondiale la plus importante ne relève nullement de l’aide internationale, mais du simple respect d’une concurrence agricole loyale entre pays du Nord et du Sud, soit une réelle ouverture des marchés (on ne peut exporter de sucre aux États-Unis ou de riz au Japon, par exemple) et une abolition des subventions agricoles des pays du Nord. Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz affirme avec un humour grinçant que « mieux vaut, apparemment être une vache en Europe qu’un pauvre dans un pays en développement, » puisque chaque vache européenne reçoit en moyenne une subvention de deux dollars par jour, alors que plus de la moitié de la population mondiale vit avec la moitié de cette somme. (D’autres affirment cependant que l’abolition des subventions agricoles au Nord provoquerait aussi une importante hausse du prix des denrées dans plusieurs Etats du Sud, importateurs de ces produits. Rien n’est simple.)

La transformation des rapports de force mondiaux, la chute relative de pouvoir de Washington et des capitales européennes, sont une donnée centrale dans les défis qui se posent à l’humanité pour les décennies à venir.

La question est de savoir s’il est possible, dans le temps imparti, de trouver des mécanismes internationaux efficaces pour introduire les changements nécessaires. Autrement dit, « faut-il attendre que la crise économique, financière, sociale, écologique se transforme en crise politique majeure à l’échelle planétaire pour nous décider enfin à changer, au risque qu’il soit trop tard », pour reprendre les mots de … Nicolas Sarkozy, qui a prononcé en juin 2009 à Genève le discours le plus ambitieux de réforme de la gouvernance mondiale jamais entendu de la bouche d’un chef d’État du Nord.

Il importe de distinguer ici trois  problèmes : celui des institutions qu’il faut créer pour faire face aux défis, la mesure de progrès qui doit guider leur pas, finalement l’accompagnement  à prodiguer par les pays du Nord aux pays du Sud dans leur part des ajustements nécessaires à la préservation des équilibres climatiques et de la biodiversité.

A) Réformer les institutions

Les idées ne manquent pas lorsque vient le temps de réimaginer la gouvernance mondiale. Il existe par exemple toute une littérature sur un avenir optimal ou des millions de petites démocraties autonomes, de 400 000 personnes chacune environ, constitueraient les éléments essentiels d’un nouveau monde.

Qui sait ce qui arrivera dans un futur lointain ? Pour l’heure, l’urgence oblige à tenter de faire le maximum avec les éléments institutionnels existants et de voir comment certaines des pistes de solution évoquées jusqu’ici pourraient être introduites au niveau international.

La communauté internationale s’est dotée depuis la seconde guerre d’un certain nombre d’institutions dont le fonctionnement est certes critiquable, mais qui fonctionnent : l’Organisation mondiale de la santé, l’Organisation Internationale du Travail, l’OMC, le FMI, la Banque Mondiale, sans parler du Haut Commissariat aux réfugiés ou, à l’autre bout de la chaîne, du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Cette architecture est incomplète (où est l’environnement ?), surtout, elle est inégale. L’Organisation Internationale du Travail émet des recommandations claires et précises sur le travail des enfants, le travail décent, la santé et la sécurité au travail. Elle enregistre des progrès, lents mais réels, mais ne dispose pas d’outil d’application directe, ni de mesure efficace de sanction.

A l’inverse, l’Organisation mondiale du commerce dispose de moyens efficaces, directs, sonnants et trébuchants d’appliquer son traité et les décisions de ses panels d’arbitrage. Les décisions du FMI sont de nature contractuelles. Le pays qui vient frapper à sa porte pour obtenir un prêt a l’obligation d’appliquer les conditions requises par le Fonds, sous peine de se voir retirer son financement. La gouvernance de ces institutions financières sont totalement (pour le FMI), largement (pour la Banque mondiale) et insidieusement (pour l’OMC) biaisées en faveur des pays riches.

« Il y a une hiérarchie, explique Mark Halle. La politique marcroéconomique, y compris la politique commerciale, voyage en première classe. La politique environnementale ou de développement voyagent en classe touriste – lorsqu’elles ne sont pas sur la liste d’attente. » Idem pour la politique sociale ou du travail. Les universitaires québécois Alain Noël et Jean-Philippe Thérien parlent plutôt de la dominance récente des institutions internationales « de droite » (OMC, FMI) sur celles « de gauche » (OIT, OMS, UNESCO).

Or les questions économiques et commerciales sont indissociables de leurs conséquences environnementales et sociales. Essentiellement, trois questions sont posées :

1)      Comment intégrer les décisions économiques et les considérations non-économiques dans les décisions internationales, donc établir une égalité entre les institutions existantes ?

2)      Comment donner aux questions environnementales l’institution internationale qui lui manque ?

3)      Comment, au sommet, arbitrer les différends entre les institutions et, surtout, impulser des propositions de réforme qui couvrent plusieurs problèmes à la fois ?

Pour plusieurs, la réponse à la première question est de forcer les institutions « de droite », à la gouvernance réformée, à tenir compte de conditions venues de « la gauche » dans leurs prises de décision – et inversement. Comme l’écrit Joseph Stiglitz, « aucun gouvernement démocratique ne laisse le ministre des finances et le directeur de la banque centrale décider, seuls, de la politique économique – d’autres sont présents autour de la table. »

Si un litige commercial présenté à l’OMC comportait un aspect relevant du droit du travail international, l’OIT aurait autorité à se saisir de cette question et à la trancher en fonction de ses propres normes. L’OMC n’aurait ensuite à traiter que l’aspect purement commercial restant. De même pour l’OMS et les normes pour la santé. De même pour l’OMC qui voudrait intervenir dans un litige présenté à l’OIT mais ayant un impact commercial. Ce principe, de la « saisine préjudicielle », courant en droit constitutionnel, aurait pour effet de rendre effectives les normes d’autres organisations que l’OMC – y compris celles du Traité sur la diversité culturelle. « De la sorte, explique Nicolas Sarkozy (fortement inspiré par feu le « gaulliste de gauche » Philippe Séguin) la logique marchande ne pourrait plus l’emporter sur toutes les autres et toutes les règles deviendraient véritablement des normes que chaque institution internationale spécialisée s’appliquerait à faire respecter pour ce qui concerne son domaine de compétence. »

Qui, dans cette nouvelle architecture, représenterait l’environnement ? Le premier à proposer une Agence internationale de l’environnement fut le chancelier allemand Helmut Kohl en 1988. L’Union européenne est pour, et espère que sa création émergera des négociations en cours sur les changements climatiques. Les États-Unis (du moins jusqu’à maintenant), la Chine, l’Inde sont contre, refusant de se faire imposer leur comportement environnemental par une instance supranationale.

Il existe un Programme des nations unies pour l’environnement, une petite bureaucratie sans dent ni budget conséquent, incapable d’imposer l’application des quelques 500 ententes internationales existantes sur l’environnement. Elle pourrait former la base de cette future agence, si les grands décideurs le décident.

Le canadien Maurice Strong, grand manitou du Sommet de Rio sur l’environnement, a une solution de rechange : que soit créé à l’ONU un « conseil de sécurité environnemental » chargé d’intervenir lors de litiges ou de non application des traités par des États. Une mesure de transition, faute de mieux.

Mais cela nous emmène au sommet de la pyramide. Si chaque institution internationale génère ses normes et traités et a, enfin, la possibilité de les faire appliquer, qui arbitre les inévitables conflits ? Qui proposera de nouvelles normes, de nouveaux projets internationaux (comme la fiscalité internationale des multinationales) ? Qui aura une vue d’ensemble de l’évolution économique, sociale et environnementale de la planète ?

Les fondateurs de l’ONU y avaient songé et avaient créé pour cette fonction le Conseil économique et social. Besogneux mais assez discret, le Conseil est une structure lourde, avec 54 membres de son bureau directeur. Il n’est clairement pas adapté pour la tâche à venir.

Le Royaume-Uni, la France, les pays en développement membres du Commonwealth ont réclamé la tenue urgente d’une débat pour donner à la communauté internationale une équipe de pilotage. L’ONU a donné à un comité d’experts, dirigé par Joseph Stiglitz, le mandat de se pencher sur cette question, entre autres. Son rapport préliminaire de juin 2009 suggère la création de deux organismes. D’abord, calqué sur le GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui guide la connaissance scientifique sur l’environnement, serait créé un Group d’experts sur l’économie internationale, y compris l’économie du développement. Ce groupe ravirait au FMI et à la Banque Mondiale son monopole officiel sur l’économie appliquée et générerait, du moins c’est le pari, des recommandations économiques plus équilibrées.

Le comité propose ensuite la création d’un Conseil global de coordination économique, qui aurait un statut analogue à celui du Conseil de sécurité de l’ONU (qui, lui, s’occupe comme son nom l’indique de questions de sécurité). Le nouveau Conseil global aurait pour mandat de « poser un diagnostic continu et offrir une direction sur les questions économiques, tout en prenant en compte les facteurs sociaux et environnementaux ». Voilà une définition écrite par des économistes, avec l’économie au centre, les autres considérations restant en périphérie. Pour le comité Stiglitz, le groupe devrait « rester assez petit pour permettre une discussion efficace et la prise de décision » et inclure dans ses rangs les représentants des institutions économiques (FMI, OMC, Banque Mondiale) et l’OIT.

On peut rêver. Mais il devient assez clair que le vrai groupe de guidage de la politique planétaire est ailleurs : au G20. Réunissant les gouvernements de l’ancien G8 (huit pays les plus industrialisés), la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et plusieurs autres États du Sud, le groupe a surgi pendant la crise financière de 2008 et a entamé une série de rencontres qui la font intervenir sur des questions de réglementation internationale et d’environnement.

Le comité Stiglitz critique le G20 comme étant une instance non intégrée au système de l’ONU et excluant toujours 172 pays, notamment les plus pauvres qui n’y sont nullement représentés. Le comité ne s’avance pas à proposer une autre façon d’arriver à un groupe à la fois efficace, donc restreint, et représentatif. On peut en effet discuter de la représentativité réelle du G20, où l’Europe est surreprésentée. Il existe d’autres formules plus élégantes de G20.

Une proposition récente y inclurait les pays qui ont un part de plus de 2% soit de la population, soit du PIB mondial, ce qui fait 15 pays représentant 60% de la population mondiale. Tous les joueurs importants du G20 y resteraient. La proposition ajouterait cinq pays, désignés par les pays ne passant pas la barre des 2%, répartis en cinq régions. Il y aurait donc adhésion directe, automatique par la formule des 2%, et une seconde, indirecte, élective ou par rotation, pour la représentation de tous les autres pays. (Dans leur scénario, le Canada serait membre de ce G20 en ce moment, mais les projections d’augmentation de la population et du PIB mondial l’en ferait sortir en 2016.)

Mais rien n’est plus difficile que de faire sortir un État d’un groupe de décision où il est entré, d’où l’énorme difficulté de réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, où les détenteurs de droit de veto (USA, France, Chine, Russie, Royaume-Uni) mourront avant de renoncer à ce privilège issu de la seconde guerre mondiale.

arton10338-38cefNous devons donc nous attendre à ce que le G20 actuel, avec quelques modifications mineures, soit le lieu de la décision mondiale pour l’avenir prévisible. Le progrès est considérable, autant sur la forme – chaque continent y trouve des membres influents – que sur le fond – les sujets abordés par les premières rencontres du G20 vont au cœur des problèmes contemporains, même s’ils ne vont pas, pour l’instant, assez loin.

(La suite, ici.)

6- Freiner la dérive acquisitive

(Je vous propose, en feuilleton, des extraits du livre Imaginer l’après-crise, légèrement modifiés.)

Nous vivons dans l’ère de l’hyperconsommation. Du toujours plus. Nous en sommes à la fois les victimes béates et les acteurs consentants. Victimes béates, car cette course à la consommation est inscrite dans le code génétique du capitalisme. D’une part, pour gagner des marchés donc accumuler du capital, chaque entreprise doit réduire au maximum ses coûts, y compris salariaux, pour offrir un produit moins cher que celui du concurrent.

S’il y arrive, dans un marché qui n’est pas en expansion (l’automobile, par exemple), il aura augmenté son profit, mais réduit le pouvoir d’achat de ses salariés, qui seront moins nombreux. Or c’est eux qui doivent avoir le revenu nécessaire pour acheter les produits de toutes les entreprises. Il est indispensable, pour le maintien de l’emploi et du pouvoir d’achat, que le capitalisme invente constamment de nouveaux produits ou de nouveaux besoins pour davantage de produits. En gros, à population égale, les salariés remerciés par le fabriquant d’automobile doivent, pour pouvoir acheter des automobiles, être employés à fabriquer de nouveaux produits pour retrouver un revenu, ou alors il faut que chaque ménage ait deux, trois voitures, plusieurs ordinateurs, plusieurs téléviseurs. A mesure qu’augmente la productivité dans la fabrication de ces nouveaux produits et que le marché en est saturé (on dit que le marché est mature), le cycle recommence. Il est mitigé par le fait que la population augmente (50 000 nouveaux terriens à l’heure) et que le niveau de vie global de la population augmente aussi, ce qui crée une demande supplémentaire. Et une empreinte écologique croissante.

Au cas où le salarié n’ait pas compris que sa participation au cycle économique suppose de sa part l’achat constant de nouveaux produits, 625 milliards de dollars US de publicité dans me monde en 2008 – en repli à cause de la crise – le lui rappelle de l’aube au couchant et du berceau au tombeau. Ce chiffre augmente de 5% par an.  La somme est de 271 milliards en 2008 dans le pays de la plus forte consommation : les États-Unis. Le calcul est aussi simple qu’ahurissant : pour une population de 300 millions d’habitants, il signifie qu’il se dépense aux USA presque mille dollars de publicité par personne par an. Subodorez-vous une corrélation entre publicité et niveau de consommation ?

Victimes béates, avons-nous dit, mais également acteurs consentants. Car au-delà de l’acquisition des biens nécessaires au bien-être (alimentation, logement, santé, éducation), nos propres ressorts psychologiques nous poussent à acquérir des biens – question de statut, de marquage identitaire, besoin atavique d’épater les femelles ou d’attirer le bon mâle.

i. L’effet de distinction

L’organisation de la société joue, en accentuant ou en freinant, par les signaux transmis, notre propension à acquérir des biens au-delà du nécessaire. Certaines cultures religieuses, musulmanes, bouddhistes, des traditions chrétiennes jansénistes, fixaient un cadre où l’excès de biens (et malheureusement aussi de plaisirs) était jugé déviant. Excessivement, sans doute. Excès inverse dans la société construite depuis la seconde guerre, avec une accélération marquée depuis un quart de siècle.

Denis Clerc, d’Alternatives Économiques, explique qu’un des « moteurs » de cette soif de consommation est « l’effet de distinction ». Chacun se comparant aux autres, et tous ne pouvant pas acquérir autant que le plus riche que soi, le cercle vicieux « suscite des frustrations majeures chez tous ceux qui ne peuvent suivre tandis que les heureux gagnants s’efforcent par tous les moyens de creuser l’écart et de ne pas être rattrapés par la ‘masse’. »  C’est ainsi, ajoute-t-il « que la saturation n’existe pas, que les désirs de consommation paraissent infinis et que la production de marchandises en quantité accrue soit signe de bonne santé… économique. »

Le sociologue et économiste américain Thorstein Velblen a décodé dès 1899, dans son fameux Théorie de la classe de loisir, le caractère ostentatoire de la consommation. D’abord intériorisé par la classe possédante, elle a un effet en cascade sur le reste de la société.

« La consommation excessive des gens du haut de l’échelle créée un étalon qui affecte tous les revenus inférieurs, explique l’économiste de Cornell, Robert Frank, auteur un siècle plus tard de Luxury Fever. « Quand le riche porte une montre de 20 000 $ et en change chaque jour, les membres de la classe moyenne estiment qu’ils doivent avoir une montre de $1 000. » C’est parfois pur symbole, mais parfois aussi utilitaire. « Si les autres candidats à un poste portent un costume valant 1 500$, vous êtes désavantagé si le vôtre vaut [et semble valoir] 300$ », ajoute-t-il.

Frank ajoute que l’accélération des inégalités de revenus ces dernières décennies a aggravé le problème, de mille façons insidieuses : la sorte et le nombre de cadeaux offerts aux mariages et aux anniversaires, la sorte de chaussures de sport demandés (et obtenus) par les enfants, la bouteille de vin achetée pour un événement spécial, etc.

Si les riches sont à blâmer, la gauche détient aussi une part de responsabilité dans cette spirale. Les jeunes économistes québécois membres de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) expriment parfaitement cette problématique dans leur contribution à la Revue Vie Économique :

« Il y a ici, et ceci n’est pas nouveau, un point d’achoppement majeur de différentes théories progressistes qui refusèrent longtemps – et certaines ne l’accepte encore que du bout des lèvres – que l’augmentation du revenu des salarié-e-s soit autre chose qu’un gain dans l’absolu. Ici, une longue tradition de lutte pour l’augmentation des revenus de la population qui était justifiée par les conditions socio-sanitaires déplorables et par le manque d’accès à une alimentation saine, des logements décents et une éducation de qualité, mériterait une remise en question par ses défenseurs naturels. Le questionnement sur la limite supérieure de l’augmentation des revenus (et de la consommation) devra émerger dans une nouvelle gauche qui se veut tout aussi écologique qu’égalitaire. »

Les discussions entre les membres de l’IRIS et les représentants syndicaux s’annoncent intéressants. Mais ils ont raison d’ajouter dans une formule lapidaire : Au delà d’un salaire décent, « la gauche qui vise l’accroissement sans fin des revenus des salarié-e-s ne vaut guère mieux que la droite qui fait de la croissance sans fin son leitmotiv. » Le développement durable, ajoutent-ils, est aussi tributaire de l’engagement concret «  des mouvements populaires et sociaux ». Cette révolution culturelle, à faire dans la gauche de revendication, changerait le cœur même, ajoutent-ils, d’une « gauche renouvelée».

Une partie du corps social envoie des contre-signaux, partout perceptibles : la montée du slow-food, le mouvement pour la simplicité volontaire, la résurgence du vélo en occident (mais sa dramatique régression en Chine), l’action enfin engagée contre la malbouffe et l’obésité. Et 58% des répondants de neuf pays clés (des USA à la Chine et à l’Inde) n’ont-ils pas indiqué en 2007 qu’ils sont prêts à modifier leur mode de vie pour le bien de la planète (mais 40% croient qu’ils font déjà le maximum) ?

Des phénomènes encourageants, certes, et à encourager. Mais dont l’impact est infime sur la tendance générale qui fait en sorte, rappelons-le, que l’humanité consomme aujourd’hui 30% de plus de ressources que ce que la planète peut offrir chaque année et que cette surconsommation atteindra 100% en 2030, autant dire demain.

ii. Réduire quelle consommation ?

De quelles clés disposons-nous pour réduire cette consommation ? Il y a bien sur les efforts déjà discutés de production moins énergivore et moins destructrice. Seront-ils suffisants, sachant qu’un « effet rebond » est souvent à l’œuvre, c’est-à-dire que chaque réduction réussie d’utilisation de ressources dans la production d’un bien est généralement suivie par l’augmentation de la consommation de ce bien (voir l’exemple classique de l’introduction des courriels qui n’ont nullement réduit la consommation de papier) ? L’expansion, d’une ressource à l’autre – papier, fer, or, etc – de la proportion de matière recyclée permettra peut-être de dépasser l’effet rebond, comme la multiplication de l’efficience d’utilisation, si on passe effectivement du Facteur 4, au Facteur 10 ou au Facteur 20, tel que discuté plus haut.

Reste que la logique, même domptée, de la croissance, conjuguée à la hausse de la population mondiale et à l’augmentation des niveaux de vie au Sud rendent improbable qu’une simple augmentation de l’efficacité et du recyclage suffisent à la tâche.

Une réduction nette de la consommation doit être envisagée. Consommation de quoi ? Le grand économiste John Stuart Mill, un des pères du libéralisme (qui aurait trouvé hérétique le néo-libéralisme), a donné la réponse dès 1848, dans ses Principes d’économie politique. Toutes les activités humaines qui n’impliquent pas de consommation déraisonnable de matériaux irremplaçables, ou qui ne détruisent pas l’environnement de manière irréversible, peuvent être développées indéfiniment. Et de donner des exemples : l’éducation, l’art, la recherche fondamentale, les relations humaines et, a-t-il ajouté, la religion – point sujet à débat.

On pourrait ajouter ici que ne doivent subir aucune décroissance : l’amélioration des connaissances techniques et scientifiques débouchant sur une meilleure protection de l’environnement, une meilleure livraison des services de santé, une meilleure qualité de vie.

Il ne s’agit donc pas de s’attaquer ni au principe de la croissance ou au principe d’accumulation globale – de connaissances et de richesse, elle-même nécessaire pour faire reculer la pauvreté, la maladie, la pollution. Il s’agit de trouver une formule de croissance durable et canalisée vers des activités qui ne mettent pas en péril l’équilibre à conserver entre l’humanité et la biosphère. Il s’agit de s’attaquer au cycle qui nous pousse vers l’hyperconsommation de biens matériels, en jouant sur ce qui, dans la société, nous y pousse presque inexorablement.

Il s’agit, comme le résume la politologue Pascale Dufour d’instaurer, « en lieu et place du « vivre mieux » occidental, le concept de « vivre bien », qui invite à repenser diagnostics et solutions. Dans ce nouveau paradigme, l’important n’est pas le volume de consommation (où la richesse individuelle est mesurée à la possibilité de consommation des personnes), mais la qualité de la vie et la défense des biens communs.

La réduction des inégalités sociales, une nouvelle Grande Compression, pour « calmer ce jeu suicidaire », selon le mot de Dennis Clerc, semble indispensable. Comme beaucoup d’autres, l’auteur Hervé Kempf est convaincu que « l’abaissement de l’hyper-richesse modifie[rait] le schéma culturel dominant, dans lequel la rivalité ostentatoire est orientée par la surconsommation des oligarques. Le prestige ne sera[it] plus associé au gaspillage. » C’est une condition nécessaire, au degré de difficulté politique très élevé on l’a vu, mais non suffisante.

L’augmentation des prix consécutive à une hausse inévitable des coûts énergétiques et de l’intégration dans la structure des coûts de la variable écologique fera en sorte que le niveau de vie des consommateurs sera réduit, du simple fait que des produits hier abordables deviendront plus coûteux. Le choc sera double : celui du prix du pétrole, dont on sous-estime l’impact sur des milliers de produits dérivés (chimie, emballage, cosmétique) sans compter le transport ; celui de l’eau qui, puisqu’on se dirige vers une raréfaction, sera grand sur tout ce qui est liquide, certes, mais également sur toute la chaine de production manufacturière, extrêmement aquavore. (Il faut 1 500 litres d’eau pour fabriquer un Kg de canne à sucre, 2 900 litres pour la fabrication d’une chemise de coton, 15 500 pour produire un Kg de bœuf.)

Cette flambée de prix sera peut-être salutaire pour freiner le nombre de produits achetés par chacun, les ménages se repliant sur les biens essentiels. Mais non accompagnée par une redistribution de la richesse, elle se soldera par le basculement vers la pauvreté d’une proportion importante des populations, du Nord comme du Sud. On a vu combien la hausse soudaine des prix des denrées alimentaires en 2008 avait rapidement provoqué une détresse telle que l’expression « émeutes de la faim » s’est généralisée en quelques mois. Il s’agirait donc, non d’une simplicité volontaire, mais d’une simplicité obligée.

Il est préférable de la prévenir, de la devancer, plutôt que de la subir. Des mesures structurelles – au-delà ou à la place d’une Grande Compression – sont disponibles.

iii. Réduire structurellement la consommation

Une avenue avancée par l’économiste britannique travailliste Nicolas Kaldor en 1955 et reprise récemment par l’américain Robert Frank est de nature fiscale : abolir les impôts personnels sur le revenu et les remplacer par un impôt sur la consommation. Une vieille blague anti-percepteurs veut qu’un nouveau formulaire en trois lignes ait été produit : 1) combien avez-vous fait l’an dernier ? 2) combien avez-vous dépensé ? 3) envoyez la différence !

Il serait plus sérieusement possible d’indiquer son revenu, d’en soustraire sa nouvelle épargne de l’année écoulée et d’obtenir ainsi son niveau de dépenses. On serait imposé sur cette dépense, avec une échelle progressive, bien sûr, et des exemptions pour le panier de consommation de base (que Frank estime à 30 000$/an).

« Une famille qui gagne 60 000$ et a épargné 10 000$ serait imposé sur une consommation de 20 000$, explique-t-il. Le taux initial serait faible, augmenterait avec le niveau de consommation et culminerait à un niveau supérieur à ce qu’il est aujourd’hui  [pour l’impôt sur le revenu]. »

L’incitation à l’épargne serait majeur, l’impact sur la consommation… à voir, mais probablement significatif.

La simplification de la fiscalité personnelle découlant de cette réforme serait significative – et libérerait des énergies considérables en frais d’avocat et de comptable. Certaines dépenses seraient exclues du champ d’imposition : toute rénovation visant à réduire sa consommation d’énergie ou toute dépense écolo-réparatrice, les dépenses liées aux activités sportives, culturelles, d’éducation et de formation, à la vie associative.

On peut y ajouter un effet secondaire intéressant : tout transfert de revenu ou d’épargne vers des paradis fiscaux (pour y profiter de futurs rendements à l’abri du fisc) apparaîtrait comme une dépense, imposable. Le jeu n’en vaudrait plus la chandelle.

L’introduction de cet impôt-consommation permettrait d’éliminer les taxes de ventes, qui feraient sinon double emploi, et de les remplacer par une taxe sur le carbone de façon plus harmonieuse. L’impact sur la réduction du travail au noir, qui n’aurait plus de raison de fuir une TVA disparue, serait également hautement bénéfique.

Idéologiquement, cet impôt sur la consommation permet de contourner le débat sur les effets délétères de l’impôt sur le revenu. Imposer le revenu, dit la théorie néolibérale dominante, c’est freiner l’excellence et décourager le travail, dont le fruit est confisqué par l’État. Fort bien, cessons complètement de l’imposer. Libérons-le ! (Néo-libérons-le ?) Concentrons-nous sur la consommation. Et, selon l’exemple fourni par Frank, si un milliardaire décide d’agrandir son domaine d’un million de dollars, au niveau marginal supérieur de l’impôt consommation de 100%, il donnera un million à l’État. Deux millions de travaux ? Deux millions à l’État. Il n’aura pas intérêt à travailler moins, mais à consommer moins.

Cette réforme pourrait être introduite graduellement ou rapidement, d’abord avec un effet nul sur les revenus, puis en accentuant l’imposition en haut de l’échelle, de façon à assurer une Grande Compression via la consommation. Une abolition, discutée plus haut, de l’imposition des entreprises pour faire basculer l’intégralité de l’impôt sur la consommation des ménages cumulerait l’effet de freinage de la consommation.

Théorie marginale, loufoque ? La proposition fut introduite deux fois au Sénat américain dans les années 90 par deux modérés, le démocrate Sam Nunn et le Républicain Pete Domenici. Son auteur, Robert Frank, est un économiste reconnu ayant écrit en 2006 un ouvrage de base, Principles of Economics, avec un collègue, Ben Bernanke, récemment président de la Réserve fédérale américaine.

iv. L’avant-garde publicitaire de Sao Paulo

Un effet secondaire de l’impôt sur la consommation, pervers celui-là, serait d’inciter les entreprises à redoubler d’effort publicitaire pour s’arracher les parts d’un marché rétréci par la baisse de la consommation. C’est pourquoi cette mesure doit s’accompagner d’une autre, de toutes façons essentielle, de réduction de l’activité publicitaire.

Le Québec et les pays nordiques sont en pointe pour ce qui est de l’interdiction de la publicité pour enfants à la télévision. En 2007, la quatrième plus grande ville au monde, Sao Paulo, a rendu illégaux les panneaux publicitaires. Les panneaux, les écrans vidéos extérieurs, les publicités sur les autobus – disparus en quelques mois et en huit millions de dollars de contraventions imposés aux retardataires.

« Nous avons pensé qu’il était nécessaire de lutter contre la pollution, explique le maire Kassab. On a décidé de commencer par la pollution la plus visible – la pollution visuelle. »

Au-delà de ces initiatives de « zones non publicitaires », une réglementation simple serait de fixer aux entreprises (sociales et capitalistes) une proportion maximale de leur chiffre d’affaires à consacrer à l’ensemble de leur publicité, relations publiques et commandites. Au-delà, chaque dollar de publicité pourrait coûter deux dollars d’amende. Il faudrait moduler pour les nouveaux produits, mais on pourrait réduire progressivement, rapidement, et radicalement le maximum permis par rapport aux sommes dépensées actuellement aux États-Unis. À quelle échelle ? Puisqu’on part de mille dollars par an pour chaque Américain, la marge est considérable. L’argent non dépensé en publicité se traduirait en réduction des coûts de chaque produit ou en investissements pour l’innovation dans l’entreprise.

À supposer donc qu’un impôt sur la consommation et qu’une compression majeure de la présence publicitaire aient réduit significativement la surconsommation des ménages ; à supposer que la hausse des coûts des produits, conséquente à la prise en compte des effets écologiques et de la raréfaction du pétrole – et en certaines régions de  l’eau –  aient tout de même laissé un espace de revenu disponible conséquent ; en ajoutant que les gains de productivité vont continuer de s’accumuler, du simple fait de l’ingéniosité humaine, de la concurrence entre entreprises de l’économie sociale et de l’économie capitaliste, du fait de l’innovation technologique et organisationnelle, et par nécessité d’inventer de nouvelles façons de produire de manière durable, d’offrir des services sociaux et d’éducation de qualité accrue ; à supposer que ces gains de productivité se traduisent en hausse des salaires, donc en hausse du revenu disponible – que vont faire les ménages avec cette épargne nouvelle ?

D’abord se désendetter, l’endettement des ménages occidentaux ayant atteint depuis dix ans des records historiques. Ensuite, utiliser cette épargne pour la retraite, car on sait les régimes privés de retraite au point de rupture. Le vieillissement de la population suppose constamment un apport supplémentaire d’épargne. Finalement : souffler.


v. Le temps du temps

Le prix Nobel d’économie Robert Sollow incarne à lui seul une évolution capitale. Dans les années 1980, il disait ceci au sujet de notre surconsommation de ressources planétaires : « Il est très facile de substituer d’autres facteurs aux ressources naturelles, il n’y a donc pas de ‘problème’ de principe. Le monde peut, en fait, se débrouiller sans ressources naturelles, dont l’épuisement n’est qu’un événement, pas une catastrophe. » Comment ? Le progrès technique, disait-il, allait nous permettre d’inventer mille produits ou procédés de substitution. En 2007, il a complètement changé d’avis :

« il est possible que les États-Unis et l’Europe se rendent compte, a-t-il dit,  que soit la croissance continue sera trop destructrice pour l’environnement et qu’ils sont trop dépendants de ressources naturelles rares, soit ils feraient mieux d’utiliser l’augmentation de la productivité sous forme de loisirs. »

Illusoire ? C’est pourtant précisément ce qu’on fait ces dernières années plusieurs pays à fort gain de productivité, notamment en Europe. Chaque économiste sait que la France a un taux de productivité par heure travaillée supérieur à celui des États-Unis depuis 2000. Pourtant, le revenu par habitant français est de 10% inférieur à celui des Étasuniens. Pourquoi ? Les Français ont pris l’intégralité de leur gain de productivité en temps, et on réduit de 16% leur nombre d’heures travaillées entre 1979 et 2006. Les Norvégiens, eux, dépassaient de 35% la productivité américaine par heure travaillée en 2007, mais avaient pris cette richesse nouvelle en temps, réduisant de plus d’une semaine leur temps de travail depuis le début de la décennie.

Le temps est la richesse nécessaire à la reconstitution des liens sociaux, à la vie familliale (principale bénéficiaire de l’introduction des 35 heures en France), à la vie associative. Le temps est la variable essentielle pour renverser les courbes d’épuisement professionnel, de stress, de dépression. Le temps, voilà ce qu’il faut répartir.

Point n’est besoin de se limiter à payer en temps les seuls futurs gains de productivité. Avant même que les bénéfices d’une future Grande Compression puisse attiser encore plus d’appétit de temps en Occident, nous savons une proportion importante des salariés disposés à réduire leurs revenus (donc leur consommation) en échange de temps, si ce choix leur était offert. Ils n’en ont tout simplement pas le droit, l’employeur étant maître des horaires.

Là où ces droits sont introduits par convention collective, un nombre significatif de parents s’en prévalent. Au Québec, dans le secteur de la santé, où les femmes sont largement surreprésentées, pas moins de 15% des salariés optent pour la semaine de quatre jours, sans compensation salariale pour la cinquième journée. Dans le secteur privé, chez les 14 500 employés québécois de Bell Canada, 7,5% des salariés ont fait de même lorsque l’expérience fut tentée.

Pour ce qui est des jours de congé supplémentaires, 80% des salariés à temps plein du réseau québécois de la santé prennent, en moyenne, 14 jours de congé non payés supplémentaires par an. Ces salariés, des parents pour la plupart, font donc le choix de réduire leur rémunération en échange d’un bien précieux et éphémère : du temps avec leurs enfants. Cela s’appelle la qualité de la vie.

La route à suivre n’est pas celle du temps imposé. Le temps imposé est la loi actuelle. Un salarié nord-américain ou européen a l’obligation de travailler pendant les heures demandées par l’employeur, jusqu’à la limite (flexible) de 48 heures/semaine en Europe et au Canada. La législation américaine ne fixe pas de limite. Aux États-Unis, on estime que le tiers des heures supplémentaires travaillées sont imposées par l’employeur. Une salariée de Wal-Mart désirant réduire son temps de travail serait simplement remerciée.

Une revendication majeure, et structurelle, des lois du travail dans un contexte de réduction de la consommation serait de rechercher d’abord une réduction volontaire des heures travaillées. Donc d’introduire un Droit au travail choisi. Que les workaholics travaillent tant qu’ils le veulent et en tirent les fruits, et que ceux et celles qui choisissent de travailler moins puissent le faire sans pénalité. Et que chacun puisse changer de vitesse à son gré, selon des balises qui aident l’organisation du travail dans l’entreprise, sociale ou capitaliste (préavis, durée, etc).

arton10338-38cefL’économiste Robert Solow a enfin raison. Au cercle vicieux productiviste, il faut substituer un cercle vertueux du temps. Nous l’avons dit, chaque entreprise capitaliste tente d’augmenter sa productivité pour réduire ses coûts et devenir ainsi plus concurrentielle. Elle met à pied une partie son personnel, qui n’a plus de revenu pour acheter ses produits. D’où la nécessité d’employer ces chômeurs à produire de nouveaux gadgets, pour qu’ils tirent un revenu nouveau, qui en refait des consommateurs. Mais, si, plutôt que de mettre à pied ses salariés rendus inutiles par le gain de productivité, l’employeur permet à ceux qui le désirent de travailler moins, donc de consommer moins, le cercle vicieux serait au moins partiellement brisé.

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