Lire: Vallières/Laporte: le révolutionnaire et le réformiste

Cela m’est venu comme ça. Lire, une après l’autre, les biographies de deux Pierre qui ont marqué de façon complètement différente notre imaginaire: Vallières, né en 1938 et devenu célèbre pendant les années 1960, et Laporte, né en 1921, figure majeure du journalisme dans les années 50 puis de la politique dans les années 1960.

On pourrait penser qu’ils n’ont qu’un point de convergence: le FLQ. On se tromperait. Ils en partagent plusieurs. Ils ont tous deux été opposés au Duplessisme. Ils ont tous deux été auteurs. Laporte a publié Le vrai visage de Maurice Duplessis, un best-seller. Ils ont tous deux été journalistes, spécifiquement au Devoir. Surtout, ils ont été nationalistes. L’un, de manière révolutionnaire. L’autre, de manière réformiste. Finalement, Vallières a consacré à Laporte un ouvrage hautement spéculatif, L’Exécution de Pierre Laporte, tenant d’imputer à des forces canadiennes obscures, plutôt qu’à ses camarades felquistes, la responsabilité de la mort du ministre.

Deux biographies complètes et compétentes leur ont été consacrées. Dissident, sur Vallières, publié en 2018 par Daniel Samson-Legault. Pierre Laporte, par Jean-Charles Panneton, publié en 2012.

L’aventure de Nègres blancs et davantage

Dissident est opportunément sous-titré: Au-delà de Nègres blancs d’Amérique. Au-delà, oui, mais sans escamoter ce qui constitue un tour de force d’écriture, par son ampleur et sa rapidité, du prisonnier qu’était alors son auteur. Les version de Nègres blancs d’Amérique l’ouvrage son nombreuses, et Samson-Legault tente de s’y retrouver et suggère l’existence d’un manuscrit d’origine qui aurait fait 1000 pages.

Les chemins tortueux par lesquels Vallières fait sortir de prison les chapitres, la reconstitution du livre par l’alors éditeur Pierre Godin, l’interdiction de publication dont il est frappé, les rééditions et traductions, son instrumentalisation par la Couronne pour tenter de condamner Vallières, son émergence comme l’essai québécois le plus lu au monde — et salué, il est bon de le noter, par des leaders noirs américains — puis sa présence au coeur des débats actuels sur la rectitude politique, font de l’histoire même du bouquin, en soi, une épopée.

Mais le biographe va beaucoup plus loin, traçant d’abord le portrait d’un jeune Vallières déchiré entre la volonté de servir Dieu et celle de se mettre en scène dans des romans où il fait le procès de ses origines et de son milieu. Samson-Legault corrige au passage quelques exagérations du révolutionnaire. Il vivait dans un quartier pauvre, oui, remarquablement décrit dans Nègre Blancs. Mais son père, ouvrier au shop Angus, avait un excellent salaire pour l’époque.

La période felquiste de Vallières est aussi brève qu’exaltante mais il passe beaucoup plus de temps en procès et en prison qu’en organisateur terroriste. On a peine à imaginer, à distance, l’épuisement dans lequel les procédures — et des grèves de la faim — vont entraîner l’intellectuel.

La crise d’Octobre étant derrière lui, Vallières rompt avec ses camarades, dont Charles Gagnon, qui deviendra leader maoïste, en appelant à choisir l’action du PQ. Lévesque, qui rechignait à faire une place à Pierre Bourgault, sera paradoxalement plus amène avec Vallières.

Mais c’est Claude Ryan, au Devoir, qui repêche l’ex-felquiste en lui offrant une carrière de journaliste qui lui donnera une seconde vie professionnelle. Vallières embrassera ensuite des causes nombreuses, progressistes et souvent locales, privilégiant l’action de terrain. Son engagement pour la cause des habitants de Sarajevo marquera un nouveau et dernier point d’orgue. Au point où le biographe laisse entendre que Vallières, dont les facultés cognitives faiblissent, s’expose suffisamment aux tireurs embusqués qui terrorisent la ville pour qu’on pense qu’il ait voulu mourir là, au front, avec les déshérités de l’histoire.

Dissident éclaire une vie dont on avait connu les moments forts et nous rend l’homme dans toute sa complexité.

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Pierre Laporte, cet inconnu

Le biographe de Pierre Laporte fait mieux encore: il révèle au lecteur autrement bien informé tout un parcours aujourd’hui occulté et qui méritait d’être révélé. Laporte est davantage qu’une victime ou un pont. C’est un acteur central de la Révolution tranquille. Malheureusement pour lui, l’équipe de Lesage était constituée de tant d’étoiles (Lévesque, Gérin-Lajoie, Kierans, les conseillers Bélanger, Parizeau et Morin) que la sienne pâlissait en comparaison.

Revenons d’abord sur le fait que Laporte n’était pas que journaliste au Devoir. Il en était un pilier. Correspondant à Québec et critique efficace des dérives duplessistes, Laporte était aussi éditorialiste, président des Amis du Devoir dont il animait les levées de fond. Il fut aussi un temps directeur de la revue nationaliste L’Action Nationale, donc au cœur des débats des années 1950 sur le renouvellement de la pensée nationaliste. Face au courant conservateur, pro-Union Nationale, Laporte représentait le courant plus social et moderne du nationalisme, alors accusé de «gauchisme» par ses adversaires.

Le jeune Laporte étonne par l’ampleur de sa production écrite, la qualité et la modernité de sa plume. Journaliste d’opinion et d’enquête, il débusque le scandale du gaz naturel qui met tout le gouvernement Duplessis dans l’embarras.

Ministre des Affaires municipales et de la Culture sous Jean Lesage, il en était aussi le leader parlementaire, donc chargé de l’aiguillage de l’ample activité législative de l’époque. Aux municipalités, c’est lui qui force la fusion des villes formant Laval et qui crée le premier palier de concertation pour l’île de Montréal.

Plus surprenant, à la Culture il prend les devants sur les questions linguistiques. Alors que son parti et son chef se contentent de se battre pour le bilinguisme, Laporte propose de faire du français la « langue prioritaire », voire de forcer tous les élèves du Québec et les nouveaux immigrants à apprendre le français. Ce sont de grandes audaces pour l’époque, et elles vont trop loin pour Lesage, qui bloque la publication de son ambitieux et très nationaliste livre blanc sur la culture. Tenace, Laporte réussira à faire adopter ses idées dans le programme du Parti libéral un peu plus tard.

Laporte est donc, profondément, un nationaliste et un réformiste. Y compris sur les questions du financement électoral ou d’abolition de la chambre haute. Son action sera centrale dans la modernisation des pratiques de l’assemblée législative.

Sa volonté de devenir chef le convainc cependant de prendre ses distances du groupe de turbulents réformistes de René Lévesque et de se rapprocher de l’establishment pour se rendre au trône. Robert Bourassa fait exactement le même calcul, mais c’est lui qui sera choisi par l’establishment et par les ministres trudeauistes qui l’estiment plus sur pour l’avenir du fédéralisme. Pour Ottawa, le passé nationaliste de Laporte le rend suspect.

Il est d’ailleurs savoureux d’entendre Laporte — dont la plume est précise et vivante — dénoncer pour les militants libéraux l’emprise que la haute finance aurait sur le parti si un autre candidat que lui, sous-entendu Bourassa, était choisi. Il finira troisième, songera à quitter la politique, puis restera le fidèle vice-premier ministre du nouveau chef.

Les tristes derniers jours de Laporte, l’otage exécuté, sont repris dans l’ouvrage avec l’éclairage donné par ses proches. Panneton dissèque finalement, pour les dégonfler de façon convaincante, les accusations d’accointances avec la pègre qui ont surgi après son décès.

Vallières et Laporte offrent deux trajectoires complètement différentes, mais chacune profondément québécoises. Oui, c’était une drôle d’idée, de lire sur les deux Pierre en ces 50 ans de la crise d’Octobre. Mais je suis content de l’avoir fait et en suis reconnaissant aux deux biographes. Je vous le conseille chaudement.

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John Kennedy et le Québec – une fascinante rencontre

En exclusivité pour les lecteurs du blogue, un extrait de mon ouvrage: La tentation québécoise de John F. Kennedy.

 
Il n’y a pas de politique nationale. Il n’y a de politique que locale.

Thomas «Tip» O’Neil démocrate du Massachusetts

Trois hommes en sursis sont attablés dans l’élégant restaurant du Parker House, le plus chic hôtel de Boston. En sursis de gloire et de célébrité, de tragédie et de scandale. Ils ont pour prénoms Jack, Bob et Ted, ces diminutifs que les Américains portent sans complexe de l’école primaire jusqu’à la Maison-Blanche.

Les frères Kennedy vont mettre seize ans à graver ces noms dans la conscience nationale. Un tueur à Dallas, un autre à Los Angeles, une soirée trop arrosée à Chappaquiddick viendront tour à tour mettre un terme à leurs années de gloire.

Mais en ce jour de 1952, tout est encore possible, tout est encore à faire. Occupés à poser les premiers jalons, les frères Kennedy font du baratin à un quatrième personnage attablé avec eux. Petit et rondelet, le quatrième convive, le père Armand Morissette, porte la soutane et le col romain. Avec une quinzaine de kilos de plus, on dirait frère Tuck. Le bon père oblat de quarante-deux ans, de sept ans l’aîné du futur président, est Franco-Américain. Mais cette définition est un peu courte. L’homme, d’ailleurs, les déjouerait toutes.

Lorsque la francophonie d’Amérique ne jurait que par Pétain, lui, parmi les premiers étrangers et les premiers catholiques, se tourne vers de Gaulle. Il garde précieusement quelques mots du Général griffonnés sur une carte de visite, une brève lettre de remerciement, une Légion d’honneur et une croix de Lorraine. Pour un gaulliste : la totale.

Ordonné prêtre à une époque où Vatican II n’avait pas encore germé dans l’esprit des plus audacieux, Armand Morissette se fait le confident et l’ami, plus que le confesseur, d’un énergumène coupable d’infractions multiples aux dix commandements : Jack Kerouac. L’angoissé et talentueux parrain de tous les beatniks est, dans le quartier du Petit Canada à Lowell, au Massachusetts, un de ses paroissiens. Le père se targue également d’être l’aumônier officiel des Rockettes, ces danseuses du Radio City Music Hall de New York, mieux connues pour leurs longues jambes que pour leurs neuvaines.

Il y a plus étrange encore. En retard d’une décennie sur le «Notre État français, nous l’aurons» de l’abbé Lionel Groulx, ou en avance d’une décennie sur les indépendantistes modernes Marcel Chaput et Pierre Bourgault, Morrissette chérit cette opinion curieuse, iconoclaste, que la province de Québec peut, doit, va, devenir un État souverain. Un pays, dit ce descendant de Canadien français, «avec ses représentants aux Nations Unies». En ces années d’après-guerre et de décolonisation, ce siège béni à la grande table de la nouvelle organisation des nations est le critère ultime de l’indépendance.

Le père Morissette, espiègle et orgueilleux, cultivé et ambitieux, se fait d’ailleurs fort de partager ses convictions avec le premier esprit ouvert venu, pour peu que celui-ci ait la curiosité intellectuelle ou l’intérêt politique d’écouter sa prose généreuse et, selon un rival, «très, très articulée». Jack Kennedy, que seules les formules officielles appellent «John», répond trait pour trait à cette définition.

Car le hasard de la géographie, des migrations et de la politique ont fait de Morissette le gardien d’une des premières portes que doivent franchir les frères Kennedy pour aller de Boston au Bureau ovale.

«Parmi les électeurs du Massachusetts nés à l’extérieur des États-Unis, le groupe de beaucoup le plus important est celui des citoyens d’origine canadienne», dira JFK en 1961 devant les députés et sénateurs canadiens réunis à la Chambre des communes à Ottawa. Kennedy a la mémoire longue. Il se souvient que les voix des Franco-Américains «suffisent à déterminer l’issue d’une élection». Si on ne peut en gagner une majorité, il faut au moins les neutraliser, annuler leurs votes en scindant leur allégeance.

Bref, l’influent curé franco-américain de Lowell peut aider Jack Kennedy à entrer au Sénat.

Kennedy et l’indépendance: premier contact

Le cœur, le vote, des Canadiens français du Massachusetts ne passe pas nécessairement par le soutien du père Morissette. Mais il serait un atout maître, justement parce qu’on le sait lié aux républicains, donc à l’ennemi. Plus qu’une recrue, un transfuge. D’ailleurs, il fait presque déjà partie du «fan-club» Kennedy.

Le candidat Kennedy fait publier dans les journaux locaux cette photo avec Morissette

«Armand, lui avait dit un supérieur un jour de 1937, il y a une bonne femme de Boston qui va parler à un thé en français aux élèves et aux sœurs du collège.» Une emmerdeuse, quoi. Surtout que le supérieur a mieux à faire. Occupe-t’en, Armand, moi «je pars jouer au golf avec mon cousin».

Armand est donc astreint à la corvée «bonne femme de Boston». Mais cette femme n’est pas n’importe qui: elle se nomme Rose Kennedy. Francophile jusqu’à l’os, comme on l’est alors dans l’aristocratie américaine, elle court les occasions de converser dans la langue de Molière. Le jeune père Morissette, qui ne demande pas mieux que de frayer avec la haute, est un volontaire empressé. Le dimanche suivant sa première rencontre avec Rose, il est invité dans l’antre des Kennedy.

«Ils étaient tous là, tous les Kennedy, les garçons, les filles», se souvient Morissette, le regard rêveur. Toute une dynastie en devenir, encore un peu boutonneuse ou en culottes courtes. Ted, le futur sénateur, n’a que cinq ans. Assis sur les genoux de Morissette, il s’amuse à lui défaire le col romain. «Ted, don’t touch!» tonne Rose. Le clan s’apprête à déménager à Londres; Joseph, le père, vient d’y être nommé ambassadeur. En 1939, il lui suffit de tirer une ou deux ficelles pour que son fils Jack, vingt-deux ans, soit embauché à l’ambassade américaine à Paris, à deux pas des Champs-Élysées. JFK en gardera le goût de la France et quelques rudiments de langue. Au printemps de 1939, alors que commencent à gronder les bruits de bottes qui assourdiront bientôt tout le continent, le jeune Kennedy sillonne la Pologne, la Turquie et la Palestine. Il met même les pieds en terre bolchevique. La passion des affaires internationales ne le quittera plus. Retour de guerre, médaille au poitrail sur les affiches électorales, il devient représentant au Congrès.

Il croise à nouveau Morissette. Les deux hommes discutent politique locale et étrangère, échangent leurs impressions sur ce sacré de Gaulle que la France ingrate a poussé à une retraite prématurée. Morissette croit en Kennedy. Il avait connu l’énergique adolescent, il rencontre aujourd’hui l’adulte réfléchi, formé par l’étude, le voyage, la guerre. Morissette décide que Kennedy ira loin.

Le père choisit ce moment pour évoquer une première fois devant Jack Kennedy son idée fixe, cette province de Québec en mal d’autodétermination. Fichtre! pense Morissette, ces Canayens avaient bien sûr tort de ne pas vouloir se battre sous les drapeaux britanniques lorsque l’avenir de la liberté, et plus encore, de la France, le demandait, mais ce n’était pas une raison pour leur imposer, comme l’a fait Mackenzie King, un combat qu’ils refusaient. Et ce n’était pas par lâcheté, mais par principe qu’ils ne voulaient pas, au début, de cette guerre. Puisqu’on les a vus, à Dieppe, donner des leçons de bravoure aux nazis.

Si, comme le note l’historien Mason Wade, «jamais le vieux rêve d’un État indépendant, catholique et français, une Laurentie, n’avait été plus populaire que pendant la période qui précéda immédiatement la guerre», pour Morissette les années écoulées depuis ont largement confirmé la justesse de cet espoir. Kennedy, qui ne connaît du Québec que les pentes du mont Tremblant, l’écoute poliment, emmagasine les arguments. Ils fermenteront à la chaleur d’autres nationalismes.


 


La bande-annonce de ma dernière balado:

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