Coucher de démocratie

Le président Frank Underwood se dirigeait vers une défaite électorale certaine. Il ne pourrait se maintenir au pouvoir que si surgissait, dans la nation, une situation d’urgence. Et comme il n’y en avait pas, il en a créé une. Il a suspendu le vote dans plusieurs États pivots, puis traficoté avec le Congrès pour se faire réélire. C’était dans la cinquième saison de House of Cards. Et ce pourrait être dans le second mandat de Donald Trump.

La transformation d’une démocratie en autocratie est une chose tragique, mais pas inédite. Dans leur livre de 2018, La mort des démocraties, les politologues américains Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ont dégagé un mode d’emploi de l’ascension de la tyrannie en distillant les méthodes utilisées par les dictateurs en herbe d’Allemagne, d’Italie, du Venezuela, de Hongrie, de Turquie et de Pologne.

Lorsqu’on applique leurs conclusions à l’histoire qui se fait sous nos yeux aux États-Unis, le résultat est probant. D’abord, écrivent-ils, un dirigeant gagne en popularité en exploitant les frustrations économiques, sociales ou culturelles. Même s’il est lui-même très riche, il emprunte un discours anti-élite et promet des solutions radicales. C’est Trump tout craché.

Une fois au pouvoir, il érode les normes et conventions démocratiques, attise les clivages pour consolider sa base et discréditer l’opposition, souvent qualifiée de « traître » ou « ennemie du peuple ». Trump avait accusé les médias d’être les « ennemis du peuple » dès son premier mandat. Il est passé à la vitesse supérieure dans son second mandat, usant de chantage et d’extorsion pour obtenir des compagnies propriétaires de médias l’annulation d’émissions critiques de son gouvernement, comme la fin prochaine du contrat de Stephen Colbert à CBS.

La diabolisation de l’ensemble de l’opposition démocrate, entamée pendant sa dernière campagne, a atteint des sommets. La base électorale du parti démocrate est désormais officiellement décrite par la Maison-Blanche comme « composée de terroristes du Hamas, d’immigrants illégaux et de criminels violents ».

Les manifestations d’opposition à Trump, qui ont réuni cette fin de semaine entre quatre et sept millions de personnes, sont décrites comme une expression de « haine contre l’Amérique ». Trump a diffusé sur son réseau social une vidéo produite par l’intelligence artificielle le montrant à bord d’un avion de chasse larguant des excréments sur les manifestants.

Frank Underwood avait magnifié l’existence d’une organisation terroriste pour déclarer l’état d’urgence. Donald Trump et ses ministres décrivent désormais une mouvance réelle mais par essence morcelée et diffuse, les Antifas, qui font du grabuge pendant les manifestations, comme un « réseau terroriste » bien organisé et financé. Aucune preuve n’a pour l’instant été présentée, mais l’identification d’un ennemi intérieur est essentielle à la suite des choses.

Cliquer pour commander.

Le leader autoritaire, continuent les auteurs, procède à la capture des institutions. Historiquement, le département de la Justice et le FBI étaient indépendants du pouvoir présidentiel. Désormais, ils reçoivent leurs ordres directement de Trump, ordres parfois édictés sur son réseau social, donnant la liste de ses ennemis politiques qui doivent être inculpés. Ses ordres sont suivis à la lettre. Et alors que ses ennemis sont arrêtés, ses amis sont libérés, comme les auteurs de l’insurrection du 6 janvier 2021 et, ces derniers jours, le membre du congrès et fraudeur en série George Santos.

La « capture » de la Cour suprême avait déjà été accomplie, avec la nomination de juges conservateurs ayant par exemple juré au Sénat qu’ils ne renverseraient pas le droit à l’avortement, ce qu’ils ont fait ensuite. Les juges d’instances inférieures qui résistent à la volonté présidentielle sont régulièrement intimidés.

Plus grave est la capture de la Garde nationale, des réservistes déployés sous des motifs fallacieux dans des villes démocrates comme Washington, Portland et Chicago. De tout temps, une règle a interdit à un président de déployer l’armée proprement dite sur le territoire national, à moins de déclarer l’état d’urgence. Trump a réussi en neuf mois à normaliser l’envoi de troupes de la Garde nationale et a déclaré aux généraux réunis à Washington qu’il voulait que leurs troupes « s’entraînent » dans les villes du pays. Il a procédé à plusieurs renvois dans la direction des forces armées pour y placer des généraux qui lui sont loyaux. Il a aussi brisé un tabou en évoquant publiquement son utilisation possible de l’Insurrection Act, qui lui donnerait les pleins pouvoirs.

Ce crescendo dans l’autoritarisme et l’accumulation de leviers permettant au président d’utiliser des mesures encore plus liberticides s’inscrivent dans un calendrier électoral précis. En novembre de l’an prochain, les Américains retournent aux urnes pour renouveler les membres de la Chambre des représentants et le tiers des sénateurs. La perte d’une ou des deux chambres par les républicains serait catastrophique pour Trump. Les raisons d’enclencher une procédure de destitution sont légion, à commencer par l’enrichissement personnel éhonté et transparent auquel le président se livre depuis janvier, notamment avec ses cryptomonnaies. Il veut éviter ce calvaire à tout prix.

Le plan A est de tenter de remporter l’élection grâce à un important pactole électoral et au redécoupage politiquement éhonté effectué dans plusieurs États, pour lui donner des circonscriptions sûres supplémentaires. Mais si les électeurs n’étaient pas au rendez-vous, le plan B sera disponible. L’état d’urgence pourrait être déclaré dans quelques États pivots, où on pourrait « découvrir » que les Antifas menacent le scrutin.

Ce n’est qu’une possibilité, dites-vous, pas une certitude. Posons-nous la question, s’il a le choix entre invoquer l’Insurrection Act ou subir une procédure en destitution, que fera-t-il ? À mon avis : la même chose que Frank Underwood.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Cliquer pour commander. Versions numériques et AudioLivre disponibles.

Du bon usage des martyrs

Rien n’est plus profitable, pour une cause, qu’un martyr. Parlez-en au Vatican. Leur crucifié est mort depuis bientôt 2000 ans et, pourtant, son message continue de résonner sur la planète entière. La chrétienté serait-elle aussi forte si son fondateur avait vécu une sage retraite, taquinant le poisson du lac Tibériade, et avait péri dans le sommeil du juste?

La droite américaine vient de trouver son martyr. Elle compte en tirer un profit considérable.  Ce n’est que justice. La gauche avait trouvé le sien, il y a cinq ans le 25 mai 2020, George Floyd. S’en était suivi le plus grand mouvement de protestation depuis les années soixante, des manifestations souvent émaillées de violence,  mais débouchant à la fois sur une salutaire revue des pratiques policières et sur l’absurde revendication de « définancer la police ». Les Républicains allaient tirer de ce dernier slogan un argument apte à mobiliser en leur faveur une partie des habitants de banlieue tenant à leur sécurité.

Charlie Kirk n’est pas la seule victime récente du recours à l’assassinat comme moyen d’expression. Davantage d’élus démocrates que de républicains en ont été victimes, y compris depuis deux ans. Et le plus grand mouvement politique violent du siècle aux États-Unis fut la prise du Capitole par les troupes mobilisées par Donald Trump en janvier 2021.

Si Kirk est aujourd’hui le Floyd de la droite, c’est qu’il présente des caractéristiques idéales. Il s’agit d’un homme jeune, père de famille, profondément chrétien, aussi éloquent que sympathique, et qui incarnait une valeur cardinale de l’Amérique, la liberté d’expression. Se déplacer de campus en campus – donc en territoire parfois woke – non pour discourir, mais pour débattre avec chaque personne souhaitant confronter son opinion avec la sienne témoignait à la fois de son cran et de son goût du débat. Il était au surplus un proche de Donald Trump, de ses fils, et de sa garde rapprochée. Il faisait partie du premier cercle. On lui prévoyait un grand avenir.

L’équipe présidentielle a donc des raisons personnelles et politiques d’ériger autour de Kirk un mouvement qui dépasse l’évocation mémorielle pour propulser plus avant encore l’agenda conservateur. Pour réussir, il faut d’abord faire de son décès une affaire nationale, qui dure dans le temps. Le Vice-président J.D. Vance comme porteur du cercueil, des drapeaux en berne dans tout le pays pendant plusieurs jours, l’organisation, ce dimanche, d’une cérémonie dans le gigantesque State Farm Stadium à Glendale, dans l’État de l’Arizona d’où Kirk est natif. Le sate peut recevoir 63 000 personnes. Y participeront Donald Trump et plusieurs de ses ministres. Simultanément, des activités de prières auront lieu à Washington, Dallas et… Londres.

Cliquer pour commander. Versions numériques et AudioLivre disponivles.

La question est de savoir comment le pouvoir trumpiste utilisera l’énergie tirée de cette célébration du martyr pour modifier des lois. On connaît déjà la direction qu’il compte emprunter. Dans les heures et les jours qui ont suivi l’assassinat, Donald Trump a clairement établi que les coupables étaient « la gauche radicale », un terme qu’il utilise pour décrire la totalité de ses adversaires de gauche. Lui qui, pendant la campagne, traitait Kamala Harris de « communiste » et de « fasciste ». Lui qui a offert son pardon à 1500 condamnés de l’assaut du Capitole, dont 750 coupables d’avoir agressé des policiers et infligé des blessures, qui les a qualifiés de « patriotes », estime que s’il existe, à droite, des gens radicalisés, ils le sont pour de bonnes raisons. « Ils sont contre le crime » a-t-il expliqué.

Il n’est pas question pour lui d’apaiser le débat. « I couldn’t care less » (je n’en ai rien à cirer) est-il allé dire à l’émission matinale de Fox News. L’important est de sévir contre la gauche radicale. Comment ? Il avait déjà ouvert une enquête sur l’organisation du milliardaire George Soros, Open Foundations. Soros est connu pour financer des organisations de gauche, comme les milliardaires de droite le font pour la droite. Trump veut maintenant démontrer que Soros finance « davantage que des manifs, il s’agit d’agitation, d’émeutes dans les rues. »

Un intéressant glissement sémantique a eu lieu ce lundi, alors que JD Vance animait le célèbre balado de feu Kirk. « Il faut parler de l’extraordinairement destructeur d’extrémisme de gauche qui s’est développé ces dernières années et qui est une des raisons, je crois, de l’assassinat de Charlie. » Son invité Stephen Miller, conseiller du président, a fait un pas de plus. « Nous allons canaliser toute notre colère contre ces campagnes organisées qui ont conduit à cet assassinat et démanteler ces organisations terroristes. » C’est ainsi qu’on est passé de gauche radicale, à extrémiste, à terroriste. Notons qu’il n’y a pour l’instant pas la moindre preuve que l’assassin de Kirk ait été lié à une quelconque organisation.

Miller dit tenir ses ordres de marche du martyr lui-même : « Le dernier message que Charlie Kirk m’a laissé avant qu’il ne rejoigne son Dieu au ciel est qu’il fallait que nous démantelions les organisations de la gauche radicale dans ce pays qui fomentent la violence » a-t-il dit à Fox News. « Alors, c’est ce qu’on va faire.”

En détail il dit vouloir s’attaquer bien sûr à la violence, mais aussi  « aux campagnes organisées de déshumanisation, de dénigrement », ce qui peut couvrir assez large.

La cheffe de cabinet du président, Suzie Wiles,  a levé le voile, en entrevue, sur le véhicule législatif envisagé. « On est en train de travailler sur un plan complet sur la violence en Amérique, l’importance de la liberté d’expression et de la civilité, les façons de composer avec ce qu’on ne peut désigner que comme des groupes haineux qui peuvent susciter ce genre de comportement. »

On sent donc une double volonté. S’en prendre aux organisations de gauches, suspectées d’induire la violence par leur comportement, s’en prendre aussi à l’expression « haineuse » qui en découle. Voilà pourquoi l’expression Wokisme de droite est désormais en vogue. Les Guerriers sociaux wokistes voulaient interdire les propos offensant leurs convictions. Les wokistes trumpistes semblent vouloir faire de même avec les propos qui critiquent leur vision du monde. Car comme le dit Stephen Miller, « le sort de millions de personnes dépendent de la défaite de cette idéologie maléfique. »

Le sang du martyr n’aura donc pas coulé en vain. Le pasteur Luke Barnett, de Phoenix où Kirk produisait sa balado,  déclarait au New York Times :. « Je peux maintenant envisager 10 000 Charlie King se dressant dans les campus partout en Amérique, proclamant la vérité de Jésus Christ. »

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Dernières mauvaises nouvelles de Chine

Non mais, aviez-vous vu un plus beau défilé militaire ? Place Tian’anmen, l’autre jour, ça marchait d’un même pas, alignés au millimètre près, dans des uniformes pétants de propreté, avec des regards féroces. Combien de temps faut-il s’entraîner pour arriver à un tel synchronisme et le maintenir pendant des kilomètres ? Donald Trump, qui avait vu le printemps dernier ses GI marcher devant lui comme dans une manif, devait être vert d’envie.

Quelle belle jeunesse chinoise, quand même, fière et mobilisée, enthousiaste devant la puissance montante de l’empire du Milieu et de son empereur Xi, qu’on a entendu discuter immortalité avec Vladimir, qui, quand on regarde bien, n’a ni cheveu blanc ni ride à 72 ans. L’invasion de voisins, ça tient jeune.

Malheureusement, toute la jeunesse chinoise n’a pas la chance de faire partie de l’armée rouge. Tenez, en avril, la Compagnie nucléaire nationale chinoise a annoncé vouloir embaucher 1730 personnes. De bons emplois, bien rémunérés. Son site fut débordé par presque 1,2 million de candidatures. C’est que le taux de chômage chez les jeunes Chinois est maintenant de 19 %, si l’on croit les statistiques officielles, qui ont plutôt tendance à minimiser les choses. C’est comme ça depuis la pandémie. Et ça ne risque pas de s’améliorer.

En bas de l’échelle de la production, les usines de textiles et de produits bon marché ferment leurs portes pour se relocaliser, et pas que pour se soustraire aux tarifs trumpiens. (Goldman Sachs prévoit que les tarifs américains provoqueront 20 millions de chômeurs chinois de plus.) En haut de l’échelle, la progression fulgurante de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la production réduit de 40 % les besoins en main-d’œuvre. Certaines usines sont désormais presque complètement automatisées.

Ce resserrement du marché du travail survient au moment où la Chine connaît la plus grande cohorte de diplômés de son histoire, soit 12 millions de finissants. Où trouvent-ils à gagner leur vie ? En devenant livreurs, pour beaucoup. Selon l’Asia Society Policy Institute, dont je tire beaucoup de ces infos, un employé sur cinq des deux principales compagnies de livraison est diplômé, 70 000 d’entre eux ont des maîtrises. Même pour ces emplois précaires, l’avenir s’assombrit, la Chine étant à l’avant-garde dans la livraison par drone ou par véhicule intelligent.

L’impact psychologique est palpable. Le terme « involution » est désormais courant pour décrire la sensation de futilité ressentie par beaucoup de jeunes. Le taux de suicide chez ceux vivant en milieu urbain a doublé entre 2017 et 2021, selon les chiffres officiels, suspects de trop grand optimisme. L’Université de Pékin rapportait en 2023 une augmentation de 25 % depuis 2019 des tentatives de suicide.

L’an dernier, le suicide d’une interne en médecine, Cáo Lìpíng, a fait grand bruit. Elle avait laissé un message : « Il n’y a pas de justice dans le monde. » Certains deviennent violents, à l’américaine. Un jeune de 21 ans, frustré par ses mauvais résultats scolaires et des salaires impayés, a poignardé à mort 8 de ses collègues et en a blessé 17 autres dans l’est de la Chine en novembre. Les nouvelles de l’incident ont brièvement circulé malgré la censure généralement efficace de la « Grande Muraille numérique ». Il est donc impossible de savoir s’il s’agit ou non d’un cas isolé.

Une solution est de profiter de la libéralisation du trafic aérien international pour quitter le pays. Selon l’ONU, le nombre de Chinois faisant des demandes d’asile politique est passé de 7000 en 2010 à 180 000 en 2024. Avant la fermeture de la frontière mexicaine par Trump, des dizaines de milliers de Chinois prenaient un avion pour Quito, en Équateur, pour entreprendre la longue et périlleuse marche vers le nord, et le rêve américain.

Cliquer pour commander. Versions numériques et AudioLivre disponibles.

La désespérance de la jeunesse chinoise est une donnée nouvelle — et inquiétante — pour le pouvoir. Depuis les grandes réformes économiques introduites il y a 40 ans, il était entendu que les Chinois n’auraient pas de liberté politique, mais que, en échange, le pouvoir communiste allait leur assurer une prospérité croissante. La rupture de ce pacte inquiète Pékin, qui exerce une pression sur les entreprises pour réduire le temps de travail excessif imposé aux jeunes qui ont un emploi.

La répression reste la meilleure arme du pouvoir. On compte en Chine 626 millions de caméras de surveillance, donc presque une caméra pour deux citoyens.

La veille de la grande parade militaire, un pirate informatique a réalisé un exploit. À 22 h, à Chongqing, ville de 30 millions d’habitants, il a ciblé un projecteur orienté vers le mur d’un grand immeuble et y a projeté des slogans anticommunistes. « Seulement sans le Parti communiste pourrons-nous avoir une nouvelle Chine », disait l’un d’eux. « Non aux mensonges, on veut la vérité. Non à l’esclavage, on veut la liberté », disait l’autre.

Les slogans furent visibles pendant 50 minutes, selon le New York Times, avant que des policiers ne viennent démanteler l’installation. Le dissident était parti, mais avait laissé une autre caméra filmant l’arrivée des agents. Il mit cette autre vidéo en ligne, avec le texte de la lettre qu’il avait laissée derrière. « Même si vous êtes un bénéficiaire du système aujourd’hui, un jour vous deviendrez inévitablement une victime en ce pays. »

Le lendemain, l’homme mettait en ligne une vidéo montrant des agents interrogeant sa vieille mère dans son village natal. L’homme en question, Qi Hong, 42 ans, avait quitté la Chine pour l’Angleterre neuf jours auparavant et avait mis projecteur et caméras en fonction à distance.

Li Yin, le plus suivi des blogueurs chinois dissidents en exil, affirme que cet exploit est « un coup dur » pour les autorités, qui avaient consacré d’énormes ressources à assurer la stabilité avant le défilé. « Son action a montré que le contrôle du Parti communiste chinois n’est pas hermétique », a-t-il dit. « Ce n’est pas comme si nous ne pouvions rien faire. »

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Jusqu’au Trump peut-il aller ? Loin !

Lors du prochain affrontement, rituel et annuel, entre policiers et Black Blocs lors de la manifestation contre la violence policière à Montréal, imaginez que le premier ministre du Canada envoie l’armée. « Quoi ? diraient la mairesse de Montréal et le premier ministre du Québec. On n’a rien demandé ! On a des émeutes comme ça de temps à autre, on s’en occupe. »

« Non, dirait le premier ministre canadien. Je ne tolère plus ce genre de désordre dans mon pays. En plus, vous êtes des incompétents. Vous avez mal géré les inondations et les feux de forêt, alors le gouvernement fédéral menace de vous couper les vivres. Plus de transferts, plus de financement ! » Jusqu’à quand ? Mystère.

C’est à peu près ce qui est en train de se passer chez nos voisins du Sud. Des émeutes ayant éclaté lorsque les agents de l’immigration ont arrêté des immigrants en situation irrégulière sur leur lieu de travail, Donald Trump a signé un décret lui donnant le droit de mobiliser directement la Garde nationale de l’État de Californie, sans obtenir la demande, voire le consentement, du gouverneur de l’État et de la mairesse de la ville.

Que cette décision ait, ou non, alimenté les émeutiers est secondaire. L’important est que le président américain normalise l’utilisation des pouvoirs d’exception qui sont à sa disposition. C’est un peu comme s’il avait attendu impatiemment le premier prétexte disponible. Il a ensuite déployé 700 marines, légalement, en soutien aux forces de l’ordre. Il l’avait déjà fait pour appuyer les agents d’immigration à la frontière, y dépêchant plus de 10 000 soldats en quelques mois, du jamais vu.

On s’extasie souvent, avec raison, devant le système de « freins et de contrepoids » (checks and balances) introduit dans la démocratie américaine par ses fondateurs. Le bras de fer actuel entre Trump et les juges démontre que, même sous pression, le contrepoids toussote, mais fonctionne. Au cours des décennies et à l’occasion des crises multiples, le Congrès américain a toutefois voté pas moins de 137 articles de loi donnant au président des pouvoirs extraordinaires, pour peu qu’il déclare l’état d’urgence, ce qu’il peut faire en toute discrétion.

Chacune de ces dispositions spéciales, écrivait au moment de leur utilisation pour interner des citoyens américains d’origine japonaise en 1944 le juge dissident Robert Jackson, « équivaut à une arme chargée, disponible pour la main de toute autorité invoquant un motif plausible ».

Elizabeth Goitein, directrice du Liberty and National Security Program au Brennan Center for Justice, a faiten 2019, dans The Atlantic, une revue saisissante de tout ce qu’un président mal intentionné aurait le droit de faire.

Il n’y a pas que les troupes. Il peut saisir des véhicules, geler des comptes bancaires, prendre le contrôle d’Internet et de tout autre moyen de communication. Des décrets adoptés après l’attaque du 11 Septembre sur les tours jumelles, et toujours en vigueur, permettent au gouvernement de « désigner » quelqu’un de complicité avec le terrorisme sans devoir le démontrer.

Depuis le gouvernement de Dwight Eisenhower, explique Goltein, existent des directives appelées Presidential Emergency Action Documents (PEAD). Conçues pour parer à une attaque nucléaire soviétique, elles consistent en une série de décrets, de décisions et de messages à utiliser en cas d’urgence. Y compris des listes de gens à arrêter. Ces PEAD ont été constamment mis à jour. Pendant les années 1970, la liste comptait 10 000 noms. Sauf de savoir que les listes existent toujours, rien d’autre n’a filtré.

La question est de savoir comment utiliser ces pouvoirs, dans quel ordre et sous quel prétexte. Surtout, dans quel but. Donald Trump et ses partisans ont amplement démontré leur dégoût pour la démocratie, sauf lorsqu’ils gagnent. La perspective de perdre les élections de mi-mandat de novembre 2026 se profile à l’horizon. Une reprise par les démocrates de la Chambre des représentants serait une catastrophe. Le programme législatif présidentiel serait mort et enterré. Des enquêtes sur la corruption du président s’ouvriraient, avec, à la clé, pourquoi pas, une procédure de destitution. Des efforts considérables sont déployés par les républicains pour établir un énorme trésor de guerre — mais la défection d’Elon Musk complique les choses.

Un plan B semble donc nécessaire. Si une situation d’urgence apparaissait, notamment dans un État démocrate comme la Californie, si on pouvait y susciter un mécontentement tel qu’une partie de la population en veuille aux élites démocrates locales et vote pour des républicains. Ou encore, si la situation était à ce point grave qu’on doive arrêter des gens, contrôler l’information, mettre le vote sous tutelle. Ce ne sont pas les scénarios qui manquent. Les autocrates, souvent, agissent d’instinct. Avancent un pion, puis un autre, créent une occasion, qu’ils saisissent.

Les fondateurs de la République américaine avaient une obsession : empêcher que leur président ne devienne un roi, un dictateur. C’est pourquoi ils n’ont nulle part prévu dans la Constitution de pouvoir d’urgence. « Ils savaient ce qu’étaient les urgences, a écrit le juge Jackson. Ils connaissaient les pressions qu’elles engendrent pour une action autoritaire, savaient aussi comment elles fournissent un prétexte facile à l’usurpation. » Ils voyaient même peut-être plus loin, ajoute-t-il : « […] nous pouvons également penser qu’ils soupçonnaient que les pouvoirs d’urgence tendraient à déclencher des urgences. »

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

Le dernier palestinien

Il y a pire que la famine. Il y a la famine voulue, organisée. Suivant un objectif froid : la disparition d’un peuple.

Ce qui se déroule sous nos yeux dans la bande de Gaza est un acte d’une cruauté sans nom. L’État israélien a bloqué tous les accès, a arrêté tous les convois humanitaires, a mis hors-la-loi l’organisation internationale jusqu’ici chargée de distribuer l’aide et a poussé un Palestinien sur cinq, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à la sous-alimentation.

Depuis mars, au moins 57 enfants y sont morts des effets de la malnutrition, 17 000 femmes enceintes et allaitantes sont menacées de souffrir de malnutrition aiguë. C’est, dit l’OMS, l’« une des pires crises alimentaires au monde ». Avec cette différence qu’ailleurs, le climat ou la pauvreté en sont la cause. À Gaza, c’est la politique.

Et il n’est pas question ici d’un effet passager, qui s’effacera après un bon repas. Imposer une malnutrition à un enfant a des conséquences immédiates — affaiblissement du système immunitaire, donc propension à développer des problèmes médicaux — et à long terme — retard de croissance, troubles du développement cognitif, problèmes chroniques de santé. « En l’absence d’aliments nutritifs en quantité suffisante, d’eau propre et d’accès aux soins de santé, une génération entière sera affectée de manière permanente », a mis en garde le Dr Richard Peeperkorn, le représentant de l’Organisation mondiale de la santé pour les territoires palestiniens occupés.

Cette situation n’est pas l’effet secondaire de la guerre que mène Israël contre le groupe terroriste Hamas depuis son barbare attentat d’octobre 2023. Non, elle fait partie d’une stratégie assumée de réduction du nombre de Palestiniens. Ils sont mis devant un choix : souffrir ou partir.

Dans les jours qui viennent, l’armée israélienne étendra son invasion terrestre de Gaza. Les deux millions d’habitants du lieu seront refoulés dans une région du sud du territoire qui ne fait pas le quart de leur ancienne patrie. Début mai, le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, a clairement indiqué le plan : « Nous occuperons Gaza pour y rester. Il n’y aura plus d’entrée ni de sortie. »

Il s’agira d’une opération de destruction de ce qui reste des infrastructures civiles et de refoulement forcé de la population. Israël voudra recoloniser les trois quarts de Gaza et y réaliser, pourquoi pas, le rêve dément de Donald Trump d’y installer une nouvelle Riviera d’hôtels et de casinos. Le chroniqueur Thomas L. Friedman citait récemment dans le New York Times l’expert militaire israélien Amos Harel, pour qui « le déplacement de la population vers les camps humanitaires, combiné aux pénuries de nourriture et de médicaments, pourrait conduire à des pertes humaines massives ».

Cliquer pour commander, versions ePub et PDF disponibles

Rien dans cette opération ne respecte le droit international. Les accusations, fondées, de crimes de guerre se multiplieront. Mais le gouvernement israélien n’en a cure : il a déjà été condamné. Une fois qu’on a passé les bornes, dit l’adage, il n’y a plus de limites. D’autant que Jérusalem peut compter sur l’appui de son principal commanditaire, Washington, désormais trumpisé.

Les civils restants, affamés, malades, traumatisés, seront invités à quitter le territoire. Mais pour aller où ? C’est là que le plan israélien reste flou. L’Égypte voisine, comme d’ailleurs tous les pays arabes, refuse de les accueillir. Benjamin Nétanyahou espère-t-il que, devant les images de camps surpeuplés et d’un peuple affamé, l’Occident n’aura d’autre choix que de les accueillir ?

La responsabilité du Hamas dans cette tragédie est énorme. Sans sa décision de rompre le cessez-le-feu par son attaque de 2023, sans sa stratégie de se cacher sous les écoles et les hôpitaux, jamais Israël ne se serait engagé aussi loin sur le chemin de l’intransigeance. Si, depuis deux ans, à n’importe quel moment, le Hamas avait rendu les armes pour le bien du peuple pour lequel il prétend se battre, le pire aurait été évité.

Les courageuses manifestations anti-Hamas de centaines de Palestiniens au cours du dernier mois démontrent que ce peuple subit deux oppressions : celle du Hamas et celle d’Israël. Mais la responsabilité de l’assaut en cours sur la dignité humaine repose entièrement sur les épaules du gouvernement israélien.

Sur l’autre versant de l’État d’Israël, en Cisjordanie, la progression éhontée des colonies juives se poursuit, ainsi que les attaques de colons radicalisés contre les populations palestiniennes, avec la participation active de membres de l’armée. De façon plus systématique, depuis janvier, dans la foulée d’une offensive contre des militants armés, l’armée israélienne a déplacé 40 000 Palestiniens de Cisjordanie, les expulsant de quartiers de leurs villes de Jénine et de Tulkarm. Il s’agit de la plus grande offensive israélienne dans ces territoires depuis 1967.

Israël vient de modifier sa législation pour permettre aux Israéliens d’acheter facilement des propriétés sur 60 % du territoire de la Cisjordanie. Le journal français Les Échos rapporte qu’un record de 10 000 permis de construction pour des colons juifs en Cisjordanie ont été délivrés depuis le début de l’année, plus que pour toute l’année précédente. Des projets de loi sont également à l’étude pour réduire les revenus de douane (perçus par Israël, mais dus à l’Autorité palestinienne, ce qui affaiblira cette dernière), ainsi que pour changer le nom officiel du territoire pour « Judée-Samarie », le nom biblique israélien.

Il s’agit donc d’une annexion rampante, graduelle, mais désormais désinhibée, du territoire palestinien de Cisjordanie. Cela tombe bien : le nouvel ambassadeur américain en Israël, le pasteur Mike Huckabee, a toujours soutenu que l’expansion d’Israël en Cisjordanie traduirait la volonté divine. (Au total, il y a trois millions de Palestiniens en Cisjordanie et 500 000 colons juifs.)

L’opération militaire qui se déclenchera dans les prochains jours à Gaza mettra l’Occident devant un dilemme. Aucune pression — politique, diplomatique, économique — ne pourra alors modifier le cours du massacre à venir. Il est particulièrement effarant de constater que le gouvernement d’un peuple décimé par la solution finale hitlérienne, et qui s’en est héroïquement relevé, met à son tour en œuvre une stratégie d’éradication d’un autre peuple. Cela lui vaudra-t-il d’être accusé de commettre un génocide ? La question paraît de plus en plus inévitable. Le gouvernement israélien a choisi d’assumer. Devenir un État paria, avec la bénédiction de la plus grande puissance mondiale, les États-Unis, ne l’émeut plus.

Nous, oui.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)