L’obséquieux et le malotru

Ces dernières semaines ont été pourries pour le savoir-vivre dans une partie non négligeable de la classe politique canadienne. Et je ne parle même pas de Pierre Poilievre et de son fantasme de voir Justin Trudeau derrière les barreaux.

La palme de l’obséquiosité revient à celui dont on pensait qu’il était rompu aux usages et aux codes, ayant fréquenté la royauté à Londres, les diplomates à l’Organisation des Nations unies (ONU) et la haute fonction publique à Ottawa. Je suis convaincu que Mark Carney a une intelligence vive, une connaissance fine des enjeux. Je vois dans ses petits sourires qu’il compense par un humour pince-sans-rire sa certitude d’être toujours, partout, le premier de la classe.

Je ne veux en rien diminuer la difficulté de la tâche qui lui incombe et pour laquelle il a postulé : composer avec l’enfant-roi qui préside la superpuissance mondiale voisine et qui peut, d’un coup de mauvaise humeur, faire plonger notre économie dans une récession. Comme vous, je l’observe, composant avec Donald Trump en le flattant dans le sens du poil, mais généralement sans quitter le cercle de la raison. « Vous êtes un président transformateur », lui a-t-il dit l’autre fois dans le Bureau ovale. Oui, mais c’est vrai aussi d’un ouragan. Vous avez « un focus implacable sur l’économie, sur le travailleur américain ». Vrai, mais il n’a pas dit que l’économie, ou le travailleur, s’en sortiraient ragaillardis ou déconfits.

L’habileté manœuvrière est indispensable dans ce terrifiant cas de figure. Fréquentant le président orange depuis maintenant six mois, Mark Carney avait conclu qu’il serait malhabile de laisser Doug Ford diffuser aux États-Unis des publicités, parfaitement véridiques, où Ronald Reagan contredisait Donald Trump sur les tarifs. On ne sait jamais jusqu’où aller lorsqu’on contredit un caractériel. Ford a passé outre aux avis de Carney et son audace nous a valu une rupture des négociations et une menace de 10 % de tarifs supplémentaire. Doug Ford doit des excuses à Mark Carney.

Mais pourquoi Carney en a-t-il présenté à Trump ? Nous ne sommes plus dans l’habileté, nous sommes dans l’automutilation. Dans le monde normal — le monde d’avant —, cette publicité aurait fait partie de la conversation continentale sur l’opportunité des tarifs. Dans le monde anormal actuel, les règles varient selon l’humeur du prince. S’excuser d’avoir enfreint une règle jusque-là inexistante constitue un acte de servilité. Dans ce contexte, la citation de Stendhal s’applique : « Celui qui s’excuse s’accuse. » Ici, il fait plus, il se révèle. Lui qui avait entamé son mandat en promettant de garder les « coudes élevés » a plutôt fléchi les genoux. Il voulait projeter une image de force, il vient de démontrer sa faiblesse.

On peut reprocher des tas de choses à Trump, et je ne m’en prive pas, mais il faut reconnaître chez cet intimidateur un don absolu pour repérer chez l’autre les vulnérabilités, puis les exploiter. Carney s’est rendu — nous a rendus — plus vulnérable qu’avant. Déjà, il avait baissé le pavillon de la souveraineté canadienne en abolissant en catastrophe la taxe numérique qui devait protéger notre culture. Qu’avons-nous obtenu en échange de ce renoncement ? De toute évidence, davantage de mépris.

En février dernier, l’ex-premier ministre Stephen Harper disait ceci : « Je pense que si Trump était déterminé, il pourrait causer beaucoup de dommages économiques à court terme, mais j’accepterais cela. J’accepterais n’importe quel niveau de dommage pour préserver l’indépendance du pays. » Je n’ai pas l’impression qu’il se serait excusé.

Bref, sur les tarifs, on s’ennuie de Ronald Reagan. Sur la défense de notre indépendance, on s’ennuie de Stephen Harper. C’est dire combien l’heure est grave.

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***

Quelques mots, avant de conclure, sur Doug Ford. On l’a vu plusieurs fois, bras dessus, bras dessous, avec son « ami » François Legault. On dit que les États n’ont pas d’amis, seulement des intérêts. Il n’y a pas de raison pour que cela soit différent entre provinces.

L’intérêt bien compris sait parfois user de la générosité comme d’un outil. Pourquoi pensez-vous que, lorsque l’incendie ravage les forêts du voisin, on se précipite pour y dépêcher nos pompiers et Canadair ? Parce qu’on espère que lorsque la catastrophe frappera nos étendues sylvestres, ce service nous sera rendu. C’est de l’empathie rentable. L’amitié comme un investissement.

Lorsque, au contraire, on s’active pour tirer profit de la difficulté connue par un voisin et l’aggraver, que pense-t-on en tirer en retour ? La décision de Doug Ford de solliciter publiquement, directement et, semble-t-il, personnellement des médecins fâchés contre François Legault pour les attirer dans ses hôpitaux est l’acte le plus abject commis à notre endroit par un Ontarien depuis 1989, lorsque des habitants de Brockville se sont essuyé les pieds sur notre drapeau.

Comment doit-on répondre au malotru de la province voisine ? Une idée, comme ça : proposer gratuitement aux Chinois le site abandonné de Northvolt pour la construction d’une usine d’assemblage de voitures électriques, mais à condition qu’ils inondent le marché canadien. Et à condition aussi qu’ils désignent leur modèle le plus économique, apte à écraser la concurrence ontarienne, la Furie. J’admettrai la version anglaise : Fury.

Jacques Parizeau, côté coeur

Chaque soir à 19 h, une alarme se fait entendre sur le téléphone de Lisette Lapointe. C’est le rappel d’une habitude qu’avait prise pendant 23 ans son mari, Jacques Parizeau, de l’appeler chaque soir à cette heure précise lorsqu’ils étaient éloignés l’un de l’autre.

On retrouve dans les pages de son livre publié cette semaine, De combats et d’amour (Éditions de l’Homme), la description d’un conjoint aimant, disponible malgré ses responsabilités, attentionné, protecteur, friand de sorties avec son épouse à l’opéra, au musée, aux bonnes tables, aux escapades et aux voyages.

Sa première épouse, Alice Parizeau, née Poznańska, avait dans son propre récit Une femme (Leméac, 1991) offert le même portrait de son homme, dévoué pendant les mois où le cancer lui volait son énergie. Alors chef de l’opposition occupé par les événements entourant la mort de l’entente du lac Meech, Parizeau revenait presque chaque soir à son chevet, l’emmenait au Mexique, où elle souhaitait suivre un traitement expérimental, puis à Paris et en Pologne, pour qu’elle fasse un dernier adieu à son passé.

J’insiste : ces témoignages concordants ne décrivent pas un bon mari, mais un compagnon exceptionnellement dévoué. Je n’ignore évidemment pas que Monsieur, comme on l’appelait, eut longtemps une vision de la fidélité incompatible avec le septième des dix commandements dictés par Dieu à Moïse. Mme Lapointe signale que son homme lui a dit au début de leur relation, à l’aube de la soixantaine : « Tu m’as rendu monogame. »

Le collègue Jean-François Nadeau l’évoque dans sa préface du livre de Mme Lapointe : « Sur les rives du Saint-Laurent, avons-nous déjà entendu, à travers des mémoires, la voix d’une femme qui se soit trouvée aussi près du cœur battant du pouvoir ? » La réponse est non.

C’est ainsi qu’elle ajoute à notre connaissance de la vie de ce géant la réaction qu’il a eue, en privé, à l’événement dont on parle cette semaine, le résultat du 30 octobre 1995.

Avant le discours, son épouse craint par-dessus tout qu’il annonce précipitamment sa démission. Puis, lorsqu’elle entend la phrase malheureuse, elle a cette pensée : « Oh, mon bel amour, on va te lyncher… »

Elle poursuit : « Je n’ai rien dit, mais je le comprenais, je comprenais le sens de ses paroles, mais je savais que sans explications, elles pouvaient déclencher un tsunami. Et plus triste encore, et je suis à même de le constater encore aujourd’hui, des immigrants penseraient qu’il les visait individuellement. »

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La nuit du 30 octobre, écrit-elle, est noire et froide. « J’étais terrorisée à la pensée de ce que traversait et de ce que traverserait mon homme, mon grand homme, mon amoureux, brisé, épuisé, terrassé. »

Réfugié dans sa chambre d’hôtel du Ritz, après avoir franchi un petit attroupement lançant des quolibets, le couple encaisse le choc.

« C’était désormais terminé. L’espoir, évanoui. Notre énergie, annihilée. Il était anéanti. Sa voix semblait sortir d’outre-tombe : “Tous ces gens, ces milliers, ces millions de gens que j’ai amenés à me suivre dans cette quête du pays, lui dit Jacques Parizeau… Je ne me pardonnerai jamais d’avoir échoué.” Je l’ai pris dans mes bras et nous avons pleuré, pleuré. »

De combats et d’amour vaut le détour, aussi, pour la riche trajectoire de Mme Lapointe elle-même dans les périodes pré et post-Parizeau, et pour son rôle de conseillère. Elle était donc ma collègue et on s’amusait que les photographes nous croquent côte à côte et nous appellent « Lisée et Lisette ». Elle indique dans son récit que sa présence semblait me déranger. Au contraire. J’avais compris qu’elle rassurait Monsieur, méfiant de nature, et qu’elle savait l’apaiser dans des moments difficiles. C’était donc une alliée précieuse. Et j’ai souvent salué l’importance de son travail pour soutenir l’action communautaire autonome et l’instauration de ce bijou qu’est le réseau des Centres jeunesse emploi.

Après le choc

Mme Lapointe retrace ensuite la difficile quête de retour à la normalité, sinon à la sérénité, de l’homme blessé. Le refuge que le couple s’est créé à Collioure, en France, où il fait revivre un petit vignoble qui donnera une cuvée, l’Élisette, dont on se régalera.

Elle raconte les livres que Monsieur publie par la suite, ses interventions, sa présence au congrès de fondation d’Option nationale de Jean-Martin Aussant. S’il n’avait pas été indépendantiste, Monsieur aurait pu prétendre aux postes les plus importants : président de Banque, ministre des Finances du Canada, gouverneur de la Banque du Canada. Les conseils d’administration se seraient arraché ses services. Mais lui qui avait, grand manitou des finances québécoises, propulsé par ses politiques la plupart des entreprises locales devenues transnationales, ne reçut, après sa vie politique, de propositions d’aucune d’entre elles. Ce n’est qu’à la demande, discrète, de Mme Lapointe que le groupe d’assurance Optimum lui a offert un poste sur son conseil d’administration, qu’il adora. (Il est vrai qu’avec Lucien Bouchard, on lui avait proposé le poste de délégué général du Québec à Londres, qu’il avait décliné.)

Pendant ces années d’effacement, que Mme Lapointe décrit, je me permets d’ajouter ici que mes rapports personnels avec lui étaient, sur le plan des idées, en dents de scie. Mais mon estime pour lui a toujours été immense et intacte et je cherchais les occasions de le lui faire savoir.

Je lui ai demandé conseil avant de proposer mes services à Lucien Bouchard (il m’a encouragé à le faire, mais l’a peut-être regretté ensuite). Je lui ai présenté la thèse de mon livre Sortie de secours (Boréal) en 2000. Il était en désaccord, je m’en doutais, mais je le savais sensible à cette marque de courtoisie. Et lorsqu’il arrivait que j’aie la suprême audace de le contredire, à l’écrit, je l’en avisais la veille.

En 2007, je lui ai dédié mon livre Pour une gauche efficace (Boréal) et il m’a fait le plaisir de prendre la parole lors du lancement. Directeur exécutif du CERIUM, je l’ai invité à une journée de débats avec l’ex-premier ministre français Lionel Jospin, sur la crise économique de 2008, et je sais le plaisir que cela lui a fait. Devenu ministre dans le gouvernement de Pauline Marois, mon collègue Pierre Duchesne, son biographe et alors titulaire de l’Enseignement supérieur, m’a demandé si je pouvais intervenir pour que l’Université de Montréal offre à Monsieur un doctorat honoris causa. Une étape dans la réhabilitation, de son vivant, de sa mémoire.

J’appelai le recteur, mon ancien patron Guy Breton, pour lui soumettre la proposition. Il était d’accord. Je sais que monsieur Parizeau a été très touché par cette cérémonie et par les mots alors prononcés, notamment par Guy Breton, sur l’importance de sa contribution à notre histoire. Je l’ai aussi consulté sur la question de la monnaie québécoise pendant ma course au leadership.

***

Je l’avoue, le soir du référendum, Jacques Parizeau m’a fait pleurer. Mais je me suis vengé, 13 ans plus tard.

Le président français Nicolas Sarkozy venait de dire, à Québec, le mal qu’il pensait de l’idée d’indépendance. J’écrivis une opinion pour le quotidien Le Monde, où je disais ceci : « Le leader historique du mouvement indépendantiste, l’ancien premier ministre Jacques Parizeau, notait très justement qu’en exprimant ouvertement sa préférence, le président Sarkozy, l’élu le plus puissant du monde francophone, était allé plus loin dans le rejet de l’indépendance du Québec que ne l’avait fait le président américain Bill Clinton, l’élu le plus puissant du monde anglophone. »

Son épouse Lisette me confia peu après qu’en lisant ces lignes, Monsieur versa des larmes. « Le leader historique du mouvement indépendantiste. » Il fallait que ce soit écrit. Dans le plus grand journal français.

Mais c’était vrai. Tout simplement.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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1995, Le mur porteur du château de cartes

Si on veut savoir pourquoi le Non l’a emporté, le 30 octobre 1995, le mieux n’est-il pas de le demander au vainqueur ? Le premier ministre canadien de l’époque, Jean Chrétien, est heureux de nous éclairer sur ce point. Dans ses Mémoires, Passion politique, publiées en  2007, il raconte posément comment il s’y est pris. Il avait décidé qu’il refuserait de reconnaître une éventuelle victoire du Oui. Ce soir-là, il affirmerait plutôt qu’il avait le mandat de défendre la constitution qui, elle, ne permet pas l’indépendance d’une province. Sa conviction était si forte que ses adjoints avaient empêché la présidente du comité fédéral du Oui, la ministre Lucienne Robillard, d’être présente devant les micros le soir des résultats. Ils craignaient qu’elle commette un irréparable impair: reconnaître la légitimité d’une victoire du Oui.

Préparant son discours à la nation, il ne voulait pas « me piéger moi-même” écrit-il. S’il disait la vérité, ne risquait-il pas de pousser davantage de gens à voter Oui ? Il souhaitait au contraire « encourager les nationalistes mous et les indécis à voter Non en leur signalant les dangers tangibles d’un Oui ». 

C’est ainsi qu’il s’est présenté devant les électeurs en déclarant solennellement, dans leur petit écran : « Demeurer Canadiens ou ne plus l’être, rester ou partir, voilà l’enjeu du référendum. » Puis, il a indiqué à qui appartenait la décision. Au premier ministre ? Aux articles de la Constitution ? Non : « D’un bout à l’autre du Canada, les gens savent que cette décision est entre les mains de leurs concitoyens du Québec. » Plus fondamentalement encore, il a décrit ce qui se passera si le Oui l’emporte : l’indépendance du Québec est une « décision sérieuse et irréversible ».

Son principal conseiller, Eddie Goldenberg, confirme cette décision dans son propre récit des événements: « Faisons tout ce qu’on peut faire pour gagner cette semaine, lui a dit Chrétien. Si on perd quand même, cela ne m’empêchera pas d’affirmer que la question était trop ambiguë pour être prise comme un mandat de se séparer. »

Quelle importance a eu ce mensonge, prémédité et assumé, dans la victoire du Non ? Déterminante, selon Chrétien. Il crédite cette entourloupe d’avoir, écrit-il, « renversé la vapeur et d’avoir donné la victoire au Non ».

Le mensonge d’État serait donc le mur porteur du château de cartes canadien, pour piquer à David Gaudreault une expression qu’il utilise dans un autre contexte. Selon le vainqueur, sans mensonge, pas de victoire du Non. Ce n’est pas banal. Il estime donc que ce geste infect a suffi à faire basculer 27 000 votes vers le Non, ce qui suffisait à assurer sa victoire.

L’argent

Sans vouloir manquer de respect à M. Chrétien, j’ai une bonne raison de penser qu’il a tort. Ce serait présumer que les autres actions fédérales antidémocratiques n’ont eu aucun impact. Et ce n’est pas ce qu’on peut comprendre de l’avis donné par la  Cour suprême en 1997 sur l’importance, pour la démocratie, d’assurer aux deux camps opposés dans un référendum une égalité de moyens.

« Le régime [de la loi Québécoise sur les consultations populaires] vise à préserver la confiance de l’électorat dans un processus démocratique qu’il saura ne pas être dominé par la puissance de l’argent, écrivent les juges. Les dépenses des comités nationaux sont soumises à un plafonnement afin que les tenants de chaque option disposent de moyens financiers équivalents pour s’adresser à la population. La limitation des dépenses en période référendaire est primordiale pour garantir le caractère juste et équitable de la consultation populaire. »

Si cette limitation est primordiale, force est de constater qu’elle ne fut pas respectée par le gouvernement fédéral en 1995. Nous n’avons toujours pas le compte exact, car Ottawa a tout fait pour cacher la réalité à son propre Vérificateur général, qui s’en est plaint. Mais nous en savons suffisamment pour conclure que pour chaque dollar dépensé par le Oui, le Non a disposé d’au moins le triple.

La Cour suprême nous a donc appris, dans l’affaire Libman en 1997, que cette inégalité était contraire au « caractère juste et équitable » de la consultation. Elle a de plus affirmé « la nécessité d’empêcher une distribution inégale des ressources financières entre les options, qui saperait l’équité du processus référendaire ». Puis, en 2014, contre les avis de Jean Chrétien, le gouvernement conservateur britannique a accepté de se soumettre aux plafonds de dépenses édictés par le parlement écossais pour son propre référendum indépendantiste.

Nous, indépendantistes québécois, et autres démocrates, avons donc appris que le respect des normes démocratiques pouvait être validé et appliqué, par des instances du parlementarisme britannique, à Londres et à la Cour suprême. Que le refus canadien de respecter ces principes n’étaient pas la norme, mais était hors-normes.

Parlez-en à Coca-cola, Pepsi, Vidéotron et Bell: dépenser davantage que son adversaire pour modifier le comportement des citoyens a un impact mesurable. Sinon, ils arrêteraient de nous embêter avec leurs pubs. À trois contre un, on peut faire bouger 27 000 votes.

Des votes ethniques

On peut ajouter l’argent au mensonge comme constitutifs de la victoire du Non, du mur porteur canadien. Oui mais, je vous entends poser la question: l’argent, c’est clair, mais le vote ethnique ?

Il faut distinguer trois choses. D’abord, il est sociologiquement indubitable qu’une majorité d’environ 60% d’électeurs francophones ont voté Oui. Il est donc faux et injuste de dire que les Québécois sont peureux. Une bonne majorité de ceux pour qui le mouvement indépendantiste existe — il s’agit de donner aux francophones un pays où ils sont majoritaires — se sont dit Oui en 1995. Le cadre démocratique dans lequel ils évoluent fait cependant en sorte qu’ils devaient être un peu plus nombreux encore, 62% peut-être, pour sauter l’obstacle.

Nous n’aurions pas livré bataille en 1995 si nous avions pensé qu’il nous fallait, pour gagner, une portion significative du vote non-francophone. Nous connaissons et encourageons ceux des non-francophones qui votent Oui, évidemment. Ce sont des héros. Les anglo québécois ont intérêt à rester dans un pays, le Canada, ou ils sont majoritaires. Les immigrants de première génération sont reconnaissants envers le pays qui les a accueilli. À partir de la deuxième génération, ils adoptent graduellement le comportement électoral du groupe auquel ils s’intègrent,  francophone ou anglophone.

La lucidité nous oblige à comprendre ce réel. Nous n’avons pas été étonnés de la sortie combinée des Congrès juifs, italiens et grecs, pendant la semaine précédant le référendum, appelant ni plus ni moins au vote ethnique massif de leurs communautés pour le Non et affirmant avec fierté que 90% de leurs communautés respectives allaient suivre leur mot d’ordre (au total, ils représentaient 6% des électeurs). Auscultant les résultats, le chef de cabinet Jean Royer a su qu’on avait perdu parce que dans 20 circonscriptions francophones, réparties à Montréal, en Beauce, dans le Bas du fleuve et dans la région de Québec, le Oui n’avait pas atteint la super-majorité requise. Si la seule Beauce, ou le Non fut majoritaire, avait voté comme la moyenne des francophones, le Oui aurait gagné. Les circonscriptions non-francophones ont voté comme on l’avait prévu. Dire, le soir de la défaite,  « L’argent, et des votes beaucerons » aurait été plus exact.

Les forces du Non ont développé au cours des décennies une habile stratégie. D’une part, ils font tout en leur pouvoir pour effrayer les minorités culturelles, dissiménant la peur, en cas d’indépendance, de la perte de leur citoyenneté. D’autre part, ils sortent les violons pour reprocher au Oui de ne pas être suffisamment inclusif.

Le gouvernement Chrétien a cependant agi au-delà de cette réalité sociologique, en déployant une opération sans précédent d’accélération de la délivrance de certificats de citoyenneté, à temps pour le vote. 

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Pendant le seul mois d’octobre 1995, la bureaucratie fédérale, travaillant les fins de semaine, a naturalisé 11 500 personnes, soit un bond de 250% par rapport au mois précédent, de 300%, de 440% par rapport au même mois de 1993. Jamais une telle augmentation n’a été enregistrée avant un autre scrutin. Des résidents permanents n’ayant pas fait de demande de citoyenneté furent sollicités. Chacun recevait ensuite une lettre du ministre de l’immigration l’enjoignant de défendre « l’unité » du pays. Il ne fait aucun doute que plusieurs de ces personnes n’ont pu passer les tests linguistiques ou de connaissances historiques normalement requises pour devenir citoyen. Les commissaires à la citoyenneté, comme l’a admis un organisateur libéral fédéral, étaient pour beaucoup des nominations politiques. On pouvait leur faire confiance. Au total, cette opération a donné au Non deux dixième de points de pourcentage de plus que si le nombre régulier de certificats avaient été délivrés.

Il faut donc ajouter cette politisation de la citoyenneté, et certainement les illégalités qui l’ont accompagnée, dans l’érection du mur de victoire du Non.

Les irrégularités du Oui

Les tenants du Non ont raison d’évoquer, à ce point de la discussion, que des allégations ont été portés contre le Oui. En effet. Et cela est très révélateur, lorsqu’on veut distinguer les démocrates des brigands. Dès le lendemain du vote, on s’est rendu compte que dans certaines circonscriptions, dont Chomedey, des scrutateurs du Oui avaient invalidé un nombre considérable de bulletins du Non.

La réaction du Directeur général des élections fut vive. D’abord, mandater le juge en chef de la Cour d’appel — nommé par le fédéral — Allan B. Gold — non suscpect de souverainisme — de faire enquête pour déterminer s’il y avait fraude. Il a eu accès à la totalité des boîtes de scrutin et a conclu qu’aucune fraude n’avait été commise. Ensuite, poursuivre en Cour supérieure — chez des juges fédéraux — les scrutateurs les plus fautifs. Ces juges les ont innocenté. Le DGE a porté la cause en appel chez d’autres juges fédéraux, qui ont confirmé l’acquittement. Il s’agissait de zélés, pas de fraudeurs. Le premier ministre Jacques Parizeau a tout de même fait modifier les bulletins de vote pour que l’intention de l’électeur ne prête plus à l’interprétation.

Regardons maintenant comment Ottawa a réagi aux allégations d’irrégularités. Les ministres concernés ont tous juré de refaire exactement la même chose en cas de nouveau référendum. L’indécence venait de haut. Le chef de cabinet de Jean Chrétien, Jean Pelletier, s’est rendu célêbre en déclarant au Soleil « Quand on est en guerre, on va-tu perdre le pays à cause d’une virgule dans la loi ? »

Nous sommes donc en présence, d’une part, de démocrates soucieux de défendre et, au besoin, de réparer les instruments de la démocratie et, d’autre part, de guerriers qui ne s’embarassent pas de scrupules.

Et la fraude ?

Un pan du mur de la victoire du Non est-elle constituée de fraude pure et simple ? On sait que la seule condamnation existante découlant du référendum porte sur des étudiants hors-Québec ayant voté illégalement à l’Université Bishop de Lennoxville. Ils étaient 58.

On ne peut rien affirmer avec certitude au-delà de cette condamnation. On sait cependant deux choses. Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd »hui, la loi électorale n’obligeait pas les électeurs, en 1995, à s’identifier au bureau de scrutin avec une carte d’identité. La présence de son nom sur la liste suffisait.

Le Parti québécois souhaitait introduire cette obligation d’identification à temps pour le référendum de 1995. Le parti libéral du Québec s’y opposait bec et ongles. Pourquoi ? J’avais tenté de convaincre M. Parizeau de passer outre à l’opposition libérale et d’user de sa majorité pour introduire ce changement. Il en avait le droit et le pouvoir, mais il estimait qu’un tel changement nécessitait l’appui de l’opposition.

On sait également avec certitude que lors d’une élection partielle trois ans plus tard, à Anjou en 1998, un organisateur lié au Parti libéral fut condamné pour avoir acheté des votes au coût de 10$ chacun, pour le candidat libéral. Le PLQ a bien sûr nié, même si l’organisateur avait appelé 51 fois les locaux du parti pendant la campagne.

Il est difficile de penser qu’une opération frauduleuse ait été organisée pour une partielle ou l’avenir du pays n’était pas en jeu, mais pas au moment du référendum.

Une victoire illégitime

S’il existait un comité international antidopage référendaire, il est certain qu’il retirerait au camp du Non de 1995 sa médaille d’or. Le refus de respecter les plafonds électoraux, d’une part, la dépense clairement illégale, supplémentaire, d’au moins un demi-million attesté par le juge Bernard Grenier lors de son enquête de 2007, d’autre part, auraient été considérés comme des substances dopantes illicites largement suffisantes pour invalider cette victoire. Il ne serait même pas nécessaire de déposer en preuve l’aveu fait en 2008 au Soleil par Jean Pelletier, chef de cabinet de Chrétien : « Quand on est en guerre, on va-tu perdre le pays à cause d’une virgule dans la loi ? »

Sans l’argent, sans le mensonge (selon l’aveu même du menteur), sans la politisation de la citoyenneté, sans le recours à l’illégalité, le Oui aurait gagné. Cela ne fait aucun doute. Les francophones, qui avaient à 60% bravé la peur pour se donner un pays, l’auraient obtenu.

La leçon que les indépendantistes doivent en tirer pour le prochain rendez-vous référendaire n’est pas de copier l’adversaire et de se transformer en guerriers sans scrupule. Les moyens, toujours, conditionnent la fin. Et nous ne voulons pas que l’indécence pollue notre projet. Il faut cependant s’attendre au pire et se préparer, d’une part, à empêcher ou invalider les techniques fédérales la prochaine fois et, d’autre part, faire de l’exposition et de la dénonciation de ces méthodes un des enjeux de la campagne à venir.

Le comportement des forces du Non lors du dernier référendum constitue, en soi, un acte d’accusation contre le Canada. Quitter un pays qui nous a infligé une telle injustice constitue, en soi, une raison, la prochaine fois, de voter Oui.

(Une version plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

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Coucher de démocratie

Le président Frank Underwood se dirigeait vers une défaite électorale certaine. Il ne pourrait se maintenir au pouvoir que si surgissait, dans la nation, une situation d’urgence. Et comme il n’y en avait pas, il en a créé une. Il a suspendu le vote dans plusieurs États pivots, puis traficoté avec le Congrès pour se faire réélire. C’était dans la cinquième saison de House of Cards. Et ce pourrait être dans le second mandat de Donald Trump.

La transformation d’une démocratie en autocratie est une chose tragique, mais pas inédite. Dans leur livre de 2018, La mort des démocraties, les politologues américains Steven Levitsky et Daniel Ziblatt ont dégagé un mode d’emploi de l’ascension de la tyrannie en distillant les méthodes utilisées par les dictateurs en herbe d’Allemagne, d’Italie, du Venezuela, de Hongrie, de Turquie et de Pologne.

Lorsqu’on applique leurs conclusions à l’histoire qui se fait sous nos yeux aux États-Unis, le résultat est probant. D’abord, écrivent-ils, un dirigeant gagne en popularité en exploitant les frustrations économiques, sociales ou culturelles. Même s’il est lui-même très riche, il emprunte un discours anti-élite et promet des solutions radicales. C’est Trump tout craché.

Une fois au pouvoir, il érode les normes et conventions démocratiques, attise les clivages pour consolider sa base et discréditer l’opposition, souvent qualifiée de « traître » ou « ennemie du peuple ». Trump avait accusé les médias d’être les « ennemis du peuple » dès son premier mandat. Il est passé à la vitesse supérieure dans son second mandat, usant de chantage et d’extorsion pour obtenir des compagnies propriétaires de médias l’annulation d’émissions critiques de son gouvernement, comme la fin prochaine du contrat de Stephen Colbert à CBS.

La diabolisation de l’ensemble de l’opposition démocrate, entamée pendant sa dernière campagne, a atteint des sommets. La base électorale du parti démocrate est désormais officiellement décrite par la Maison-Blanche comme « composée de terroristes du Hamas, d’immigrants illégaux et de criminels violents ».

Les manifestations d’opposition à Trump, qui ont réuni cette fin de semaine entre quatre et sept millions de personnes, sont décrites comme une expression de « haine contre l’Amérique ». Trump a diffusé sur son réseau social une vidéo produite par l’intelligence artificielle le montrant à bord d’un avion de chasse larguant des excréments sur les manifestants.

Frank Underwood avait magnifié l’existence d’une organisation terroriste pour déclarer l’état d’urgence. Donald Trump et ses ministres décrivent désormais une mouvance réelle mais par essence morcelée et diffuse, les Antifas, qui font du grabuge pendant les manifestations, comme un « réseau terroriste » bien organisé et financé. Aucune preuve n’a pour l’instant été présentée, mais l’identification d’un ennemi intérieur est essentielle à la suite des choses.

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Le leader autoritaire, continuent les auteurs, procède à la capture des institutions. Historiquement, le département de la Justice et le FBI étaient indépendants du pouvoir présidentiel. Désormais, ils reçoivent leurs ordres directement de Trump, ordres parfois édictés sur son réseau social, donnant la liste de ses ennemis politiques qui doivent être inculpés. Ses ordres sont suivis à la lettre. Et alors que ses ennemis sont arrêtés, ses amis sont libérés, comme les auteurs de l’insurrection du 6 janvier 2021 et, ces derniers jours, le membre du congrès et fraudeur en série George Santos.

La « capture » de la Cour suprême avait déjà été accomplie, avec la nomination de juges conservateurs ayant par exemple juré au Sénat qu’ils ne renverseraient pas le droit à l’avortement, ce qu’ils ont fait ensuite. Les juges d’instances inférieures qui résistent à la volonté présidentielle sont régulièrement intimidés.

Plus grave est la capture de la Garde nationale, des réservistes déployés sous des motifs fallacieux dans des villes démocrates comme Washington, Portland et Chicago. De tout temps, une règle a interdit à un président de déployer l’armée proprement dite sur le territoire national, à moins de déclarer l’état d’urgence. Trump a réussi en neuf mois à normaliser l’envoi de troupes de la Garde nationale et a déclaré aux généraux réunis à Washington qu’il voulait que leurs troupes « s’entraînent » dans les villes du pays. Il a procédé à plusieurs renvois dans la direction des forces armées pour y placer des généraux qui lui sont loyaux. Il a aussi brisé un tabou en évoquant publiquement son utilisation possible de l’Insurrection Act, qui lui donnerait les pleins pouvoirs.

Ce crescendo dans l’autoritarisme et l’accumulation de leviers permettant au président d’utiliser des mesures encore plus liberticides s’inscrivent dans un calendrier électoral précis. En novembre de l’an prochain, les Américains retournent aux urnes pour renouveler les membres de la Chambre des représentants et le tiers des sénateurs. La perte d’une ou des deux chambres par les républicains serait catastrophique pour Trump. Les raisons d’enclencher une procédure de destitution sont légion, à commencer par l’enrichissement personnel éhonté et transparent auquel le président se livre depuis janvier, notamment avec ses cryptomonnaies. Il veut éviter ce calvaire à tout prix.

Le plan A est de tenter de remporter l’élection grâce à un important pactole électoral et au redécoupage politiquement éhonté effectué dans plusieurs États, pour lui donner des circonscriptions sûres supplémentaires. Mais si les électeurs n’étaient pas au rendez-vous, le plan B sera disponible. L’état d’urgence pourrait être déclaré dans quelques États pivots, où on pourrait « découvrir » que les Antifas menacent le scrutin.

Ce n’est qu’une possibilité, dites-vous, pas une certitude. Posons-nous la question, s’il a le choix entre invoquer l’Insurrection Act ou subir une procédure en destitution, que fera-t-il ? À mon avis : la même chose que Frank Underwood.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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La nation de non-confiance

Certains d’entre vous sont trop jeunes, alors je vous raconte. Au siècle dernier, en l’an de grâce 1987, un texte a été proposé au Canada affirmant que le Québec formait, en son sein, une « société distincte ». Pas une nation ou un peuple, mais un truc un peu à part des autres. À peine. Des constitutionnalistes furent mobilisés pour jurer que, si on insérait cette description dans la loi fondamentale du Canada, cela n’aurait aucun effet. Il s’agirait, au fond, d’une décoration.

Des féministes de Toronto ont pourtant jugé qu’il fallait qu’elles viennent à la rescousse des Québécoises. Il leur semblait que, outillée de ces deux mots, la misogyne province allait menacer leurs droits. Il fallait donc à tout prix conjurer cette menace. De même, Pierre Trudeau, le père de Justin, sortit de sa retraite pour dire qu’avec ce changement, le gouvernement du Québec pourrait déporter des anglophones.

Je vous vois sourire. En ces temps lointains, pensez-vous, on ne savait pas encore combien le Québec était un havre de concorde et de tolérance. Mais aujourd’hui… Ben, aujourd’hui, c’est pire. On se méfie de nous au cube.

Voyez les Terre-Neuviens. Ils sont ulcérés qu’au cours des 50 dernières années, nous ayons acheté leur électricité exactement au prix qu’on avait négocié avec eux. François Legault leur a concocté un nouveau contrat, plus vaste encore, qui les rendra multimilliardaires. Ils s’apprêtent à nous dire de mettre ce contrat, et ces milliards, dans un orifice qui ne voit jamais le soleil. Ils ne peuvent vendre cette électricité à personne d’autre. Mais il est probable, juge l’estimé collègue de La Presse Francis Vailles, qui sillonne Terre-Neuve-et-Labrador depuis quelque temps, que le Non l’emporte au référendum qui sera, c’est désormais certain, tenu à ce sujet.

Vous me direz, les Terre-Neuviens sont un cas à part. Que nenni. Jean Charest avait conclu avec le Nouveau-Brunswick une entente par laquelle Hydro-Québec achetait ses vétustes installations électriques pour lui garantir un approvisionnement stable et à moindre coût. Il a dit non. La seule variable vraisemblable en jeu était que — comment dire ? — Hydro-Québec était du Québec. Sous Philippe Couillard, alors que l’Ontario était en manque d’énergie, tous ont été étonnés du refus du gouvernement de Toronto d’acheter davantage de notre électricité.

C’en était au point qu’en 2018, François Legault avait imaginé, pour vendre notre électricité qu’on pensait à l’époque abondante et pour ajouter des barrages, de créer un consortium de plusieurs provinces, un genre de Hydro-Canada, pour déquébéciser notre électricité. Cela ne semble pas avoir fonctionné. En fait, seuls les Américains ne lèvent pas le nez sur notre énergie.

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Peut-être nos voisins immédiats — Ontario, Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve — sont-ils des cas particuliers ? Mais alors, pourquoi est-ce pire dans la lointaine Alberta ? Elle nous envoie à vue de nez 2 milliards de dollars en péréquation par année. On lui envoie à vue de nez 6 milliards en subventions pétrolières (notre part du pactole fédéral), en plus de lui acheter pour 7 milliards de son pétrole. Par année. Pourtant, ses habitants sont convaincus que nous vivons à leurs crochets. Leur première ministre, Danielle Smith, proposait récemment de calculer les revenus dont nous nous privons en n’exploitant pas notre gaz naturel (un incompréhensible non-sens, à son avis) et de nous pénaliser d’un montant équivalent.

C’est comme si nous portions malheur. Même lorsqu’on utilise des outils inventés par d’autres, notre présence les rend toxiques. C’est le cas de la disposition de dérogation de la Constitution du Canada. Elle nous fut imposée, comme le reste du texte, il y a plus de 40 ans. C’est le Manitoba qui l’avait proposée. Elle est restée relativement fréquentable jusqu’à ce qu’on l’utilise pour nos lois sur la laïcité et sur le français.

Dans son factum déposé récemment en Cour suprême, le gouvernement canadien a plaidé avoir découvert que cette clause était à ce point dangereuse qu’elle pourrait conduire à éteindre, à jamais, le droit d’expression ou à — cramponnez-vous — rétablir l’esclavage.

Le ministre de la Justice du Canada, Sean Fraser, a déclaré la semaine dernière que cette clause s’inscrivait dans la montée du populisme autoritaire dans le monde, dans la remise en cause de l’État de droit et des libertés, et qu’elle lui a fait penser à — cramponnez-vous davantage — l’invasion de l’Ukraine par Poutine.

J’ai eu vent d’innombrables critiques de la Constitution du Canada au cours des décennies, mais jamais auparavant je n’avais entendu un ministre, libéral de surcroît, accuser ce texte sacré concocté par deux de ses anciens chefs, Pierre Trudeau et Jean Chrétien, puis signé à Ottawa par la reine d’Angleterre, être porteur d’un danger aussi grave pour nos libertés.

Comment expliquer un phénomène aussi bizarre ? Deux hypothèses s’imposent. Soit nous, Québécois, sommes porteurs d’une tare génétique intergénérationnelle dont nous n’avons pas conscience, mais que nos interlocuteurs, plus lucides, ont identifiée. Nous serions donc des rois Midas à l’envers. Le pauvre monarque transformait en or tout ce qu’il touchait, y compris ses êtres chers. Le Québec, lui, infecterait des rapports contractuels ou des articles de loi qui, d’ordinaire, sont anodins mais qui deviennent, lorsqu’on y touche, infects.

La seconde hypothèse ? Une masse critique de nos voisins entretient envers nous un mélange de mépris de bas étage, de sens de supériorité d’étage supérieur, une rancœur qui survit au passage des générations, un ras-le-bol de notre seule présence. Nous détonnons. Nous dérangeons. Une des définitions du racisme, c’est lorsque la critique d’un groupe devient totale. Les antisémites accusent les juifs d’être à la fois les plus grands exploiteurs capitalistes (Rothschild) et les plus grands communistes (Marx). Les Québécois sont accusés d’être les assistés sociaux du pays (Alberta) et les exploiteurs des déshérités (Terre-Neuve).

Pourquoi ne nous expulsent-ils pas de leur pays ? Pour notre bien. Car, laissés à nous-mêmes, nous opprimerions nos femmes, expulserions nos anglos, abolirions les libertés, rétablirions l’esclavage et envahirions l’Ukraine.

Peut-être déciderons-nous un jour de vivre dans un pays qui ne nous méprise pas. Le nôtre.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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