Tire-toi une bûche !

Le livre me narguait depuis quelques mois, depuis la pile où je l’avais rangé, avec tous ces autres bouquins que je veux absolument lire. Sa pulsation était un peu plus forte que celles de ses voisins cependant, et plus encore à l’approche de la fête nationale.

Je me disais, pour résister, qu’ils ne s’étaient pas forcés pour le titre : Ta langue !. Il s’agit du premier ouvrage publié par les éditions Le Robert Québec. Était-ce un jeu de mots raté avec « Ta gueule ! » ? On aurait pu choisir « Qu’est-ce qu’elle a ma langue ? ». C’eût été un tantinet plus riche.

N’empêche, le bouquin collectif est dirigé par David Goudreault, ce qui annonce à la fois saveurs et savoirs. (Avez-vous vu son dernier spectacle, En marge du texte ? Un délice. Il faut y emmener ses ados pour nourrir leur goût du verbe, du nom et des adjectifs.) Quand j’ai finalement flanché, je n’ai pas été déçu.

Il y a Michel Tremblay, qui réfléchit sur le bon usage du blasphème en littérature. Sacrer, nous apprend-il, « a été inventé par les hommes qui, sous le joug des femmes et des curés souvent plus éduqués qu’eux, ont trouvé une façon de se réapproprier leur territoire en choquant à la fois les curés et les femmes ». Quand il sacrait, l’homme « reprenait sa place de chef, de meneur, grâce à l’horreur qu’il déclenchait ».

Édith Butler nous offre un récit du trésor que constitue le parler acadien, un français riche et rural, étranger aux règles et qui s’écrivait, comme le disait Montaigne, « sur le papier tel qu’en bouche ». Coupés de la métropole, les Acadiens devinrent les gardiens, écrit Butler, « de la joyeuseté de Rabelais, de son humeur de joueur de tours et d’exagérateur invétéré. Pas menteur, mais rallongeant volontiers la vérité par les deux bouts ». Sans influence extérieure pour faire évoluer leur langue, les Acadiens s’en chargèrent eux-mêmes. Un jour, le verbe être lui-même disparut presque au profit du verbe avoir chez ceux-là mêmes, note Butler, « qui pourtant ne possédaient rien. Alors, j’avions parti, j’avions été, j’avions chanté ».

L’Innue Maya Cousineau Mollen illustre la complexité de son identité avec le récit de la mésaventure vécue lorsqu’elle oublia son passeport canadien dans l’avion à son arrivée à Dorval. Anxieuse et privée de la preuve d’une identité imposée à son peuple, « je décidai de m’asseoir sur le sol du no man’s land, situation loufoque pour une Innue en territoire non cédé. » Ravie qu’on ait retrouvé la précieuse brochure portant les emblèmes du Dominion, elle se dirigea vers une jeune agente des douanes. Celle-ci lui demanda sa provenance, vérifia le lieu de naissance sur le passeport et la laissa passer. « Soudain, juste avant de traverser les portes, relate Cousineau Mollen, j’entendis sa belle voix de contralto chanter les paroles de Jack Monoloy ! »

Goudreault ouvre le recueil en voulant nous convaincre que « les jeunes sont plus allumés que leurs téléphones ». On ne demande qu’à le croire. Mais puisqu’il a demandé à Frédéric Lacroix de nous brosser le glauque tableau du déclin du français, le romancier nous tricote quelques phrases sur le thème : « Il n’y a pas de honte à être. En revanche, à se laisser mourir, il devrait y en avoir. Avoir la patte dans le piège est une chose, lécher le piège en branlant de la queue en est une autre. »

Le recueil regorge de citations choisies. On doit au conteur français Michel Hindenoch cette perle : « Conter, c’est écouter à haute voix un rêve ancien, plus grand que soi. » Mélanie Béliveau, poète et médecin, racontant avoir aidé une jeune patiente à sortir de sa coquille grâce à l’écriture, nous dévoile une règle de vie et de soins : « Tsé, les émotions, c’est comme une gastro ; faut que ça sorte. » Dans un très rare texte d’opinion, Stéphan Bureau nous avise que « nous disposons d’un outil formidablement puissant, le français, arc-boutant des Lumières, pour refuser l’uniformisation bienveillante de l’humanité ». Puis, il sollicite Léo Ferré : « L’embrigadement est un signe des temps, de notre temps. Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes. »

Le français est une cause, pas un enfermement. L’écrivain Tomson Highway note joliment que « parler une seule langue, c’est comme vivre dans une maison avec une seule fenêtre ». Puis, il y a cette citation de Pierre Bourgault : « Le goéland a la terre, l’air et l’eau. Et pourtant, il adore les frites. » C’est amusant, mais comme nous le disions naguère : « Rapport ? »

J’en passe, mais le texte de la psychologue et essayiste Rachida Azdouz est un bijou. Ayant grandi en Tunisie, elle se dit transplantée chez nous, plutôt que déracinée. « J’ai changé de pot, pas de peau, poursuivant ma quête et ma croissance ailleurs, sans rupture, sans amputation ni arrachage. » Elle nous dévoile son expression québécoise favorite : « Tire-toi une bûche. »

Elle résume, selon Azdouz, la conception québécoise du vivre-ensemble « dans toute sa bonhomie et toute sa spontanéité », dans sa complexité aussi. L’expression « ne promet pas la lune, écrit l’essayiste, mais elle tient sa promesse. Elle vous avertit qu’en choisissant de vivre au Québec, vous répondez à l’invitation qui vous est lancée de vous saisir d’un objet pouvant tenir lieu de chaise et de vous joindre à la mêlée pour faire communauté. On ne vous offre pas un fauteuil, un trône, une chaise ou une bergère, mais une bûche ». Ceux qui vous lancent cet appel « vous avertissent en quelque sorte qu’il n’est pas nécessaire d’attendre qu’une place vous soit assignée. C’est une invitation sans cérémonie ; il n’y a pas de plan de table ».

Oh, mais, cela ne signifie pas que rien de grave ne se passe, continue-t-elle. Tire-toi une bûche « peut vouloir dire tirons ça au clair, asseyons-nous en cercle, écoutons et parlons. Nous avons des malentendus à clarifier, des expressions codées à déchiffrer, des maladresses à ne pas ériger en affronts impardonnables, des blessures infligées les unes aux autres à soigner, des arbres à planter, des légitimités à reconnaître, des règles du vivre-ensemble à renégocier, une éthique du débat à retrouver, un désir de l’autre à raviver ».

Tire-toi une bûche ! Quand on y pense, ç’aurait fait, pour ce livre, un bon titre, non ?

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Le blasphème de Denis Villeneuve

Denis Villeneuve a travaillé fort pour insérer dans la seconde partie de Dune une blague qui ne ferait rire que les Québécois (et quelques Français). Il souhaitait faire prononcer par un des personnages secondaires importants, joué par Josh Brolin, le mot « tabarnak ». Il existe plusieurs prises de Brolin prononçant le savoureux juron, mais aucune n’avait l’authenticité souhaitée par le cinéaste. Le blasphème fut abandonné. Nous brûlons d’envie de les voir. Il devrait les envoyer à Infoman.

Si je puis me permettre une recommandation, il aurait été plus facile de faire prononcer le terme à un guerrier Fremen — ils parlent leur propre langue, aux relents arabes. Pour le troisième volet de Dune, dont la réalisation est désormais acquise, je verrais bien un de ces guerriers, au moment de crier « À l’attaque ! » lancer, sabre au clair, un « tabarnak » enthousiaste. (Note au cinéaste : je suis volontaire pour jouer le figurant qui aura cette seule ligne de texte. En attendant, je m’entraîne dans mon sous-sol.)

Le mot en T n’est pas le seul blasphème que Villeneuve a inséré dans son adaptation. En fin de film, la mère supérieure de l’ordre religieux des Bene Gesserit crie à l’« abomination », car elle reçoit l’ordre de se taire. M’est avis que le propos est destiné à Villeneuve, qui a volontairement et savamment modifié l’un des thèmes centraux du livre de Frank Herbert, Dune, pour lui substituer, soyons nets, un plaidoyer laïc. (Je ne m’en plains pas. Je constate et salue l’audace.)

Tout tourne autour d’une prophétie religieuse. Dans la planète désertique Arrakis, soumise à une cruelle colonisation extractive, les autochtones, appelés Fremen, seront un jour libérés grâce à la venue d’un sauveur étranger, le Mahdi. Les Fremen croient dur comme fer que cette prophétie les a habités de tout temps. Mais c’est une supercherie, une invention insérée dans leur culture par l’ordre religieux féminin dans le but de l’utiliser, le temps venu, pour servir son propre dessein de contrôle politique.

Villeneuve rappelle en entrevue que l’oeuvre de Frank Herbert est « un avertissement face aux figures messianiques, aux gens qui prétendent avoir une vérité ou qui marient la politique avec l’absolu ». Mais là où Herbert ne partage ce secret qu’avec nous, ses lecteurs, Villeneuve répand la (vraie) bonne nouvelle chez les protagonistes. Nulle part dans le livre ne trouve-t-on parmi les Fremen des mécréants. Personne qui met en doute la religion. Villeneuve invente deux fractures : une entre les jeunes, religio-sceptiques, et les vieux, croyants ; une autre entre les nordistes, laïcs, et les sudistes, fondamentalistes. On croirait le Québécois de la loi 21 juger durement l’obscurantisme des Américains de la Bible Belt.

Je ne dis rien ici qu’il n’avoue lui-même. Au micro de Patrick Masbourian, le lendemain de la première montréalaise, le cinéaste expliquait pourquoi il avait ainsi clarifié les choses : « Une des idées principales de la Révolution tranquille au Québec a été de dissocier cette société laïque là, qui s’est éloignée du joug de l’Église. […] Le Québec a été un laboratoire extraordinaire pour ça, et je pense que c’est là où je pourrais dire que mon adaptation a une sensibilité québécoise. »

L’irrévérence anticatholique des Cyniques de sa jeunesse sourd dans une scène — inimaginable dans le livre — où Villeneuve se moque du discours circulaire religieux. Comme le veut l’archétype du héros qui refuse dans un premier temps d’assumer le rôle imposé par le destin, le personnage central de Paul (Timothée Chalamet) nie être le Mahdi. « Vous voyez, il nie, exactement comme prévu. C’est la preuve que c’est lui ! » s’exclame un leader dévot (Javier Bardem). À ce point du film, dans la salle de cinéma, les rires fusent. Villeneuve a réussi à tourner les croyants en ridicule.

Un autre changement introduit par Villeneuve se nourrit au féminisme ambiant au Québec. Les livres font une grande part au pouvoir religieux et politique féminin. Mais dans ce pouvoir, la hiérarchie et la discipline règnent. Villeneuve libère deux personnages féminins majeurs. La mère de Paul, Jessica (Rebecca Ferguson), affirme son indépendance par rapport à l’ordre religieux dont elle fait partie. Ce n’est pas dans les premiers livres, et c’est un moment fort.

Surtout, le personnage féminin principal, Chani (Zendaya), est dans les livres la fidèle compagne de Paul, sa complice et conseillère. Dans Dune, deuxième partie, Villeneuve la transforme en rebelle féministe, antimonarchiste et laïque. Paul est un aristocrate ; Chani plaide devant lui les mérites de l’égalité des gens et des sexes. Ce n’est que lorsque Paul, converti à l’égalitarisme, lui confie souhaiter être non son duc, mais son égal, qu’il a droit au premier baiser. Puis, quand tous s’agenouillent devant Paul qui fait semblant de croire qu’il est le messie, Chani, seule, reste debout, défiante, puis quitte la scène et le film en chevauchant un ver des sables géant (je ne vous explique pas).

Cette rupture entre les deux figures principales du film est un écart majeur avec l’oeuvre d’origine. On se demande comment Villeneuve fera pour réunir les deux amoureux dans le troisième opus, car Herbert est formel : ils doivent procréer.

Résumons-nous. Un fils de notaire de Gentilly, formé au Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, est devenu l’un des cinéastes les plus talentueux et adulés au monde. Il en profite pour infuser une oeuvre phare de la culture occidentale de convictions laïques, antimonarchistes et féministes forgées dans son Québec natal, ce « laboratoire extraordinaire ». Si ça ne vous rend pas fier d’être Québécois, je ne peux rien pour vous.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Exagérer avec Bock-Côté

Je veux rassurer tout de suite ceux de mes lecteurs qui souffrent de mathieu-bock-côté- phobie – oui, oui, je sais que vous êtes là : je ne suis pas un admirateur inconditionnel de celui qu’on appelle MBC. Mais voilà, je dois maintenant vous peiner en ajoutant que j’en suis un admirateur conditionnel. En plus, c’est un ami.

Je suis social-démocrate, il est conservateur. J’exècre l’avant-dernier pape, il le vénère. Je suis critique de toutes les religions, il fait l’apologie de la chrétienté. J’applaudis les programmes d’accès à l’égalité, il en rejette le principe même. Je suis inquiet du réchauffement, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Je juge essentiel de faire reculer la pauvreté, le sujet l’ennuie. Il m’arrive même de défendre les droits des anglo-québécois. S’il l’a fait, cela m’a échappé. Je suis indépendantiste, lui aussi.

Je viens de terminer son dernier livre, Le totalitarisme sans le goulag (La Cité). Il exagère. C’est bien écrit. Il manie le verbe avec talent, mène sa charge avec élan. On le soupçonne content d’avoir trouvé une habile formule pour trucider tel aspect du régime diversitaire dont il a fait son ennemi personnel, puis en imaginer une seconde, puis une troisième, plus mordante encore, qu’il ne peut s’empêcher de nous faire partager. On voit bien qu’il se répète, mais on pardonne, car c’est goûteux. Mais qu’est-ce qu’il exagère !

Si on suit son raisonnement, nous vivrons bientôt, nous occidentaux, dans un monde où  une banque fermera notre compte, simplement par désaccord avec notre opinion politique, pourtant légale. Un monde où des manifestations seront interdites préventivement, par crainte qu’y soient prononcés des propos haineux. Un monde où utiliser le mauvais prénom pour désigner le genre d’une personne seront un acte criminel. Où on pourrait être déclaré hors-la-loi pour avoir mis en doute le récit victimaire d’une minorité. Un monde où des policiers pourront nous arrêter, simplement parce que nous avons chez nous un livre qui peut être jugé offensant envers une minorité et que nous aurions dû savoir que quelqu’un pourrait l’utiliser pour le montrer à une partie du public et ainsi les inciter à la haine (Mein Kampf ? L’Ancien testament ? Le Coran ? Relations des Jésuites ?). Un monde où nous pourrons être accusés d’inciter à la haine pour des propos tenus en privé, dans notre salon. Un monde où des employés de l’État ou de grandes entreprises seront soumis à des formations les instruisant sur ce qu’ils doivent absolument penser de l’histoire de leur pays. Et où exprimer un désaccord envers une opinion bizarre – le racisme est bien pire au Canada qu’aux États-Unis, par exemple  – peut vous valoir des accusations de suprémacisme, vous plonger dans une dépression, vous conduire au suicide. 

Quand je vous disais qu’il exagérait. On serait dans Orwell, qu’il cite d’ailleurs abondamment. Bon, c’est vrai, une banque a fermé son compte au politicien britannique Nigel Farage pour raisons politiques. Devant le tollé, ils l’ont rouvert. Bon, c’est vrai, des préfets français ont interdit à l’avance des manifestations, parfois de gauche, parfois anti-laïques, parfois de l’ultra-droite, parfois aussi pour interdire de taper sur des casseroles sur la trajectoire du convoi présidentiel. Est-ce si grave ? Penser que le mégenrage soit criminalisé, c’est du délire. Quoique ce soit souhaité par une pluralité de millénariaux aux États-Unis. Idem pour la criminalisation de la discussion sur le génocide autochtone canadien. Ce n’est qu’une recommandation officielle, appuyée par le ministre canadien de la Justice. Pourquoi s’énerver ? Et ce livre odieux que vous avez chez vous, ce n’est qu’en Irlande qu’une loi pourrait vous entraîner en taule pour le posséder, pas ici. Et les propos haineux tenus en privé, ce n’est qu’en Écosse qu’on pourrait vous les reprocher devant un juge. C’est loin, l’Écosse. Quant aux formations obligatoires vous i à croire que nous sommes pire que les Américains, elles ne sont imposées qu’aux employés fédéraux, à ceux des grandes entreprises, pas aux PME. Et, oui, aux directeurs d’école de l’Ontario, dont un a osé dire que c’était inexact, fut accusé d’être un suprémaciste blanc, puis s’est suicidé. Mais n’était-il pas un peu fragile ?

Sérieusement, Bock-Côté trace le portrait de ce qui pourrait nous arriver de pire, si la totalité des assauts recensés contre la liberté d’expression et de conscience devaient s’arrimer et se généraliser. S’avisant qu’il existe un médicament qui semble réduire les opinions racistes, notant que des implants cybernétiques sont en développement, il nous avertit de ne pas écarter la perspective d’utilisation de ces innovations pour contrôler nos élans et nos pensées. Je voudrais lui rétorquer que le pire n’est pas toujours sûr. Je me retiens car ses ouvrages précédents nous avaient souvent prévenus de dérives dont on ne pouvait croire qu’on les vivraient près de chez nous, mais qui, pourtant, sont arrivées.

Évidemment, s’il s’inquiète énormément des outrances issues de la mouvance woke (un mot qu’il n’utilise pas, préférant parler de Régime diversitaire), il est moins disert sur les mouvements de droite qui interdisent des lectures, réforment les programmes pour qu’on ne parle plus d’esclavage aux États-Unis, matent la liberté de la presse en Europe de l’Est. Une partie du livre est destinée à prouver que l’extrême-droite politique n’existe pas en soi (il ne nie pas l’existence de groupuscules néofascistes). Qu’il ne s’agit que d’une étiquette servant à marginaliser les porteurs d’un discours dérangeant. La démonstration va pour la France, où les thèmes du contrôle de l’immigration et de la lutte contre la délinquance, naguère portée par le clan Le Pen, sont désormais au centre de l’action d’un gouvernement qui se dit d’extrême centre. Mathieu n’en parle pas, mais l’utilisation par les conservateurs nord-américain du mot woke pour étiqueter la totalité des positions progressistes et écologistes, même modérées, relève du même phénomène et mérite la même réprobation. Et lorsqu’il défend, sans la nommer, la thèse du “Grand Remplacement” des peuples historiques par les minorités, on cherche en vain dans ses pages les chiffres, l’échéancier, le moment du point de bascule, même si la transformation est visible en France et en Europe dans des cités et des quartiers.

Il y a donc à prendre et à laisser – et beaucoup à ajouter – à l’œuvre que construit énergiquement l’ami Bock-Côté. Je conçois que les avertissements qu’il nous lance peuvent agacer, déranger. J’estime toutefois qu’il est un combattant de la liberté d’expression. Et que c’est à nos risques et périls qu’on refuserait de l’entendre.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

Les rebelles et le pouvoir

Parmi les jouets qu’on donne aux enfants, il y a un classique : les formes qu’il faut faire entrer dans les trous correspondants. Certains y arrivent après quelques essais. Mais il y a ceux qui s’acharnent à vouloir introduire un cylindre dans un trou carré. Les premiers se plient donc rapidement aux contraintes du réel. On estime généralement que les seconds n’ont pas compris le principe. Certains d’entre eux ne font cependant pas preuve de stupidité, mais de volontarisme : ils insistent pour plier le réel à leur volonté. Cet orifice carré finira bien par laisser passer le cylindre si on y met assez d’efforts. On ne réussit pas autrement la quadrature du cercle.

Lorsque des rebelles font leur entrée au Parlement, on assiste à un phénomène semblable. L’institution est l’orifice tout en angles droits. Il incarne la norme, la tradition, le précédent. Le rebelle n’existe que pour défier l’ordre, en repousser les limites, en arrondir les angles. Ce qui rend toujours fascinant le récit des rebelles accédant au pouvoir. Les libraires nous en offrent, cet automne et à temps pour le Salon du livre, trois spécimens.

Godin, de Jonathan Livernois (Lux). Il est devenu mythique, symbole à la fois des pieds de nez au pouvoir, de la passion amoureuse avec Pauline Julien, de la poésie du réel avec ses cantouques, de l’ouverture à l’autre dans sa circonscription de Mercier, coeur montréalais de la diversité. Pas étonnant qu’on se l’arrache, dans un jeu de souque à la corde politique, entre son Parti québécois d’origine et Québec solidaire. Livernois penche de ce dernier côté, confiant à Ruba Ghazal l’introduction de l’ouvrage.

On y trouve un Godin plus intéressant avant le pouvoir qu’une fois élu. Il fut une réelle force créatrice, tant dans ses textes qui puisent dans le parler populaire (y compris le blasphème, qui portait alors une charge scandaleuse) que dans la création d’un hebdo de gauche, Québec Presse, qu’il tenait à bout de bras. Il assurait aussi la gouverne des éditions Parti pris, qui publie entre autres Pierre Vallières, au risque de poursuites pour sédition. Prisonnier d’Octobre 1970, puis vainqueur dans l’urne contre son geôlier Robert Bourassa, Godin trimballe au surplus une gueule de charmeur en série.

René Lévesque se méfiait de ce trublion et l’a fait poireauter quatre ans sur les banquettes des députés. Voyant qu’il y faisait relativement peu de vagues, il l’a promu ministre où, à l’Immigration, il a fait preuve de générosité, et où, à la Langue française, il a arrondi les angles laissés par Camille Laurin. Ce n’est pas rien, mais on est loin du feu d’artifice réformiste. Avec Godin, le trou carré a pour l’essentiel eu raison de la rondeur de l’homme.

Les têtes brûlées, de Catherine Dorion (Lux). On ne sort pas indifférent de ce récit à fleur de peau d’une collision frontale entre une rebelle et le pouvoir. Certes, lorsqu’on veut poser des gestes antisystèmes, lorsqu’on veut choquer, il est incongru de se plaindre que le système résiste et que des gens soient outrés. Reste que l’ampleur du vortex politicomédiatique dans lequel Dorion sombre dès son entrée au Parlement dépasse ce qu’un être humain normalement constitué (même une habituée de la scène comme elle) peut raisonnablement encaisser sans flancher.

L’autrice, qui sait écrire, nous fait vivre intensément ces moments de grande douleur. L’étau se resserre lorsque les injonctions à se conformer proviennent tant de l’extérieur — les chroniqueurs, les autres partis — que de l’intérieur — la « mafia », écrit-elle, entourant Gabriel Nadeau-Dubois. Lui tente de rendre QS respectable ; Dorion, l’irrévérence même, tire à boulets oranges dans l’autre sens.

Un moment clé : après le coton ouaté, un mouvement invite à porter ce vêtement le même jour un peu partout, en signe de solidarité envers la députée et de défiance envers le conformisme. La direction de QS interdit à son personnel de le faire ou de même relayer des images des participants sur les réseaux sociaux. Dur.

Dorion aurait-elle pu, pour mener ses combats (sur la solitude, sur les dangers de la performance, sur la culture) apprendre la patience, devenir tacticienne, habile ? C’était trop lui demander. Elle est toute d’une pièce. À prendre ou à laisser. Voilà un cas où le frottement du cylindre sur le trou carré a atteint son paroxysme. Et cela a fait aussi mal au cylindre qu’au trou.

Louise Harel. Sans compromis, de Philippe Schnobb (Éditions La Presse). Leader étudiante au moment des grandes grèves de la fin des années 1960, Louise Harel s’impose comme la capitaine des pressés de la gauche indépendantiste. Constamment réélue par le foyer de la contestation péquiste, la région de Montréal-Centre, elle incarne ce que René Lévesque déteste au sein de son parti. Qu’il s’agisse d’avortement, d’appui aux causes syndicales ou de stratégie référendaire, Harel met parfois son chef, qui cherche à rester au centre, en difficulté — et par moments en minorité.

Devenue députée, elle finit par gagner sa confiance et entrer au conseil des ministres où, surtout sous Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry, elle cumulera les réformes : formation en emploi, puis création d’Emploi Québec, réforme de l’aide sociale pour mieux accéder au travail, équité salariale. Autant de réelles avancées sociales dont le succès reposait sur un travail colossal, une capacité manoeuvrière de premier ordre, une connaissance des institutions et du rapport de force.

Harel, contrairement à Dorion et bien plus que Godin, a su comment user du pouvoir pour changer le réel. Quoi qu’en dise le titre de l’ouvrage, elle ne l’a pas vraiment fait « sans compromis », et sa personnalité s’y prêtait sans doute davantage. Reste qu’elle figure parmi les championnes de la quadrature du cercle.

Pour commander
Godin, Jonathan Livernois
Les têtes brulées, Catherine Dorion

Louise Harel. Sans compromis, de Philippe Schnobb

Par ailleurs, on me trouvera à ma table de signature du Salon du livre de Montréal ce vendredi de 17 h à 19 h et ce samedi de 17 h à 18 h au kiosque 1718 – Somme toute/Le Devoir.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

(Mon oncle) Doris Lussier a sa salle de spectacle !

Vous le savez peut-être, Doris Lussier était le cousin de mon père. On l’appelait « mon oncle Doris » et chacun de ses passages à la maison était une tornade d’humour et d’esprit. J’étais invité ce samedi à l’inauguration du « Centre culturel Doris Lussier » à Weedon. Doris est né quelques kilomètre plus loin dans le petit fillage de Fontainebleau, désormais fusionné avec Weedon.

L’endroit, convivial et chaleureux, contient une salle de spectacle, une pièce où les souvenirs de Doris/Père Gédéon sont visibles et un bar (mais Doris ne buvait pas). Avis aux intéressés: le Centre offre une programmation étonnante et permet de déguster des artistes de renom dans une salle de petite taille.

Pour l’occasion, mon petit cousin Pierre Lussier, fils de Doris, a livré à son père un hommage qui rend remarquablement l’homme que nous avons connu et qui est toujours présent dans nos consciences. Le voici:

Bonjour à tous,

Attendez que je retrouve le texte de mon improvisation

« La gloire, soleil des morts », a écrit Balzac.

Et même si au bout de quelques siècles, cette gloire ne sert plus qu’à ennuyer les écoliers…le gens de Weedon ont quand même voulu, gentiment et à leur façon, immortaliser la brève, mais un peu notée, existence de Doris Lussier et de son poids lourd de la scène légère, le Père Gédéon.

Ce dernier était le baladin, l’espiègle, le Roger-bon-temps qui aimait parler légèrement des choses sérieuses et sérieusement des choses légères. C’était connu.

Doris Lussier, lui, presque devenu un hermaphrodite de l’esprit (il se nourrissait lui-même de ses réflexions), était l’intellectuel, le philosophe et politicien – à la carrière active, mais éphémère puisqu’elle s’est terminée par son commencement et ce, en dépit du slogan original de sa campagne électorale de 1970 contre Bona Arseneault dans Matapédia : il faut que Bonaparte. (283 votes)

Toutefois, en privé, Doris Lussier – qui a enseigné la philosophie à l’Université Laval – , était un cabotin dont certains de ses propos, prétendus humoristiques, pouvaient friser l’hérésie, allant même jusqu’à faire des jaloux en enfer.

En effet, Doris Lussier, ce folâtre du rire, qui pouvait aussi bien lire Socrate – qui n’a rien écrit – qu’aller encourager les Glorieux de Serge Savard, avait un penchant particulièrement marqué pour l’humour. Et il se livrait à des séances épicées de déconnage, cette décontraction de l’intelligence, comme disait Serge Gainsbourg.

Et, devant les incertitudes relatives à une possible existence suprême dans l’au-delà, il aimait faire référence à Victor Hugo – le plus grand de tous – qui avait affirmé que le plus sage ici-bas, est peut-être le plus fou.

Cette attitude philosophique nous amène au cœur même de la réflexion existentielle de ce boulimique de l’esprit qu’était Doris Lussier, et où :

1 : la recherche du plaisir sain sous toutes ses formes;

2 : la mort et

3 : la survie de la conscience

ont été au cœur de ses interrogations spirituelles.

Simplement à titre informatif, relativement à l’évolution de son parcours vis-à-vis la religion fût le suivant :

Il est passé de croyant par peur (enfant terrorisé par les curés), à agnostique, par logique (n’ayant aucune preuve de l’existence ou de l’inexistence d’une force suprême), à espérant, avant de mourir, tout en étant tout au long de sa vie, un épicurien reconnu.

Toutefois, Doris Lussier – qui était aussi membre de la ligue pour la propagation de l’utilisation du subjonctif dans la classe ouvrière- a, il faut le reconnaître, bénéficié de l’appui des ecclésiastiques qui l’ont hébergé (papa était orphelin) sans lesquels il n’aurait pu manger, aller à l’école et enseigner à l’Université, puisqu’il était généreusement pauvre.

Avec le Père Gédéon, Doris Lussier partageait son temps.

N’oublions pas – pour ceux que cela pourrait intéresser – que le Père Gédéon faisait deux spectacles par soir (trois les fins de semaine), sept jours par semaine dans les cabarets de Montréal, et ce, en plus des répétitions quotidiennes en français et en anglais pour Les Plouffes qui, par la suite étaient télédiffusées en direct. Finalement, il complétait sa semaine en animant La Poule Aux Œufs D’or, aussi en direct, si je ne me trompe pas.

Par ailleurs, Doris Lussier- ce joyeux philosophe et …hydropathe (il fuyait les cocktails, où les mélanges d’alcool se transforment souvent en mélange d’idées), affirmait sur toutes les tribunes : « J’ai relativement bien réussi ma vie, je ne veux pas rater ma mort« 

Or, malheureusement pour lui, l’ultima verba du cancer allait difficilement – un euphémisme – précipiter son départ vers le savoir absolu, ou l’ignorance perpétuelle.

L’humour, ce frère du désespoir, le laissa tomber là.

Quand, au cours des semaines qui ont suivi son départ, j’ai réellement pris conscience de la valeur de l’héritage culturel que représentaient sa bibliothèque et ses exhaustives filières où le froment de sa vie était classé, je me suis senti comme un arabe qui venait d’hériter du harem de son père. Je ne savais pas par quel bout commencer…Et je me suis dit qu’un jour, il serait intéressant d’en dévoiler une partie à ce peuple québécois qu’il a tellement aimé.

Et le hasard a voulu que votre bien aimé maire, Eugène Gagné, me proposé de mettre le nom de papa sur votre Centre culturel.

Mon hésitation à accepter a été aussi brève que mon réflexe mettre de côté l’idée de refuser.

Vous y trouverez :

  • des extraits de sa correspondance avec, entre autres, René Lévesque, Jean Lesage, Raymond Devos;
  • des photos où lui ou Gédéon se retrouvent avec :
    • des artistes – ces ivrognes au succès, accrochés à l’adrénaline-;
    • des politiciens, ces autres comédiens qu’il a sournoisement fréquentés, dont un illustre inconnu et surtout reconnu pour sa timidité excessive, Jean-François Lisée;
    • des personnalités sportives, surtout rencontrées lors de tournois de golf, sport qui lui a valu des sarcasmes de leur part qui ridiculisaient le fait qu’il jouait du mauvais côté de la balle. Subtil, papa leur rétorquait joyeusement : « si effectivement, je suis un gaucher gauche, vous, vous êtes des droitiers maladroits.« 
  • la trousse de maquillage du Père Gédéon;
  • des caricatures de Normand Hudon;
  • don sac de golf – uniquement des bois – et la dernière balle qu’il a frappée en octobre 1993, peu avant sa mort;
  • et son exhaustive hagiographie qui relate tout ce qui s’est écrit sur sa vie professionnelle et familliale.

Amusez-vous bien dans votre beau Centre Culturel, et pardonnez-moi si j’ai été si long, c’est que le temps m’a manqué pour être plus bref.

Merci.

Pierre Lussier.

La malédiction de Jane Bond

La blague va comme ceci. On demande à un jeune couple de décrire quelle serait pour chacun la sortie romantique idéale, si les deux personnes ne se connaissaient pas l’une l’autre. L’homme répond sans hésitation : un souper et une nuit avec Gal Gadot. La femme réplique : j’ai beaucoup mieux. Pour moi, ce serait un souper, de la danse et une nuit avec Gal Gadot. Mais dans mon scénario, je jouerais mon rôle et celui de Gal Gadot !

La comédienne d’origine israélienne, révélée au monde par son incarnation de Wonder Woman, apparaît donc comme un choix idéal, et consensuel, pour accomplir une tâche jusqu’ici toujours disponible : lancer dans l’espace cinématique populaire un personnage aussi attractif et pérenne que James Bond, Ethan Hunt, dans Mission: Impossible, ou encore Indiana Jones.

Je ne sais pas pourquoi Netflix a pu penser qu’une telle franchise pourrait atteindre ce niveau de notoriété sur une plateforme en ligne, mais c’est précisément ce qu’il a tenté de faire avec Gadot dans Heart of Stone, lancé à la mi-août.

Malheureusement, le film n’affiche nullement le niveau de fraîcheur et d’originalité nécessaire pour imposer Gal comme future Jane Bond. Le film comporte à peu près le même nombre d’invraisemblances que les autres films de sa catégorie et, puisque le nombre de menaces mondiales semble limité, on ne peut lui reprocher de reprendre ce qui est devenu un cliché : quelqu’un a inventé un bidule qui peut pirater absolument tous les ordinateurs du monde, y compris militaires. Il faut donc qu’il ne tombe pas dans de mauvaises mains.

Le personnage joué par Gadot est membre d’une organisation secrète d’agents secrets chargée de veiller sur notre bien-être collectif (même idée que dans la fort bien léchée récente série Citadel sur Prime). On ne s’ennuie pas, mais on se demande pourquoi les producteurs n’ont pas prélevé une part de leur modeste budget de 68 millions $US pour embaucher des dialoguistes.

Le fait qu’on sort tout juste, cet été, de la projection du dernier Mission: Impossible — absolument épatant — agit comme de la cruauté comparative. Même avec ses incongruités, la dernière itération du James Bond avec Daniel Craig (la motivation du vilain est incompréhensible, ou alors il est fou) nous a maintenus sur un plateau supérieur.

Le flop de Gadot s’ajoute à une série de tentatives ratées d’ériger une superhéroïne au même niveau qu’un superhéros. L’an dernier, Jessica Chastain croyait avoir trouvé le bon filon : une sororité internationale. Elle incarnait l’espionne américaine aux côtés d’une Kenyane (Lupita Nyong’o), d’une Allemande (Diane Kruger) et d’une Latina (Penélope Cruz). Le film, The 355 — nom de code d’une espionne patriote pendant la révolution américaine —, fut un échec commercial malgré ses ambitions et la qualité de sa distribution. La volonté d’incorporer une espionne chinoise, Fan Bingbing, une star dans l’empire du Milieu, devait ouvrir le marché chinois. Mais n’était-il pas un peu risqué de confier aux services secrets chinois le truc qui pirate tous les ordinateurs du monde ? Aucune suite n’est prévue.

Miser sur un groupe de femmes, plutôt que sur une agente seule, avait été tenté avec la reprise au cinéma du succès télé des années 1970 Charlie’s Angels. Deux films, produits en 2000 et en 2003, notamment par la comédienne Drew Barrymore, accompagnée à l’écran par Lucy Liu et Cameron Diaz, misaient sur l’action et la comédie. Le succès a été au rendez-vous. Deux autres films étaient prévus, mais ils n’ont jamais été réalisés. Une occasion manquée.

L’actrice et productrice Elizabeth Banks a tenté de relancer la série avec une nouvelle génération d’actrices, dont Kristen Stewart, en 2019, et a complété la féminisation du groupe en remplaçant le toujours invisible patron Charlie, un homme, par Jaclyn Smith, une des agentes d’origine. L’échec commercial a fait mordre la poussière au projet. J’avais pourtant beaucoup aimé la scène d’ouverture.

On pensait bien avoir trouvé la réplique féminine à Indiana Jones avec l’introduction au cinéma de Lara Croft, du jeu vidéo Tomb Raider, incarnée par Angelina Jolie, aux mensurations adéquates pour le rôle.

Deux films, en 2001 et en 2003, des productions de bon calibre, furent des succès commerciaux, malgré un incompréhensible ratage des effets spéciaux pendant la scène finale du second film. La série aurait pu devenir emblématique, deux autres films étaient prévus… mais Jolie considéra qu’elle avait fait le tour de cet univers.

On ne la remplacerait qu’en 2018, par la Suédoise Alicia Vikander, mais il n’y eut qu’un film, et l’ambition n’était plus la même.

Dans le monde des superhéros, massivement masculin, il faut revenir à Gal Gadot pour nourrir l’espoir de faire surgir une superhéroïne. Son Wonder Woman, en 2017, fut un succès commercial et critique et, à mon avis, un délice. Mais la suite, sortie en 2020, n’arrivait pas à sa cheville et a mis la série en péril.

La perte est évaluée à 100 millions. On ne sait toujours pas s’il y aura une nouvelle tentative, du moins au grand écran. Gadot peut se consoler en se comparant au film Batgirl, réalisé au coût de 90 millions et annulé avant même sa sortie en 2022, tant les premières réactions des publics tests étaient mauvaises.

L’héroïne la plus prometteuse de ces univers est paradoxalement dénuée de pouvoirs : Black Widow, jouée par Scarlett Johansson. Le film Black Widow, sorti en 2021 avec Florence Pugh et Rachel Weisz, est une réussite non seulement pour ses époustouflantes cascades, mais aussi pour la qualité de son arc dramatique et de ses dialogues.

La scène centrale est celle où la fausse famille reconstituée d’espions russes se retrouve et tente gauchement de gérer des émotions contradictoires. On en veut davantage. Malheureusement, le personnage de Johansson insiste pour sacrifier sa vie dans Avengers. Endgame. C’est pour une bonne cause : assurer la résurrection de la moitié des êtres vivants de l’univers.

Doit-on tirer la conclusion que le genre — avec jeu de mots — n’est tout simplement pas adapté pour une femme ? Je m’y refuse. La démonstration qu’une femme peut, à l’écran comme ailleurs, faire mieux qu’un homme a été faite dès les années 1930, lorsque la danseuse Ginger Rogers a reproduit à l’identique les pas de danse de Fred Astaire, mais en robe longue, en talons hauts, et à l’envers.

L’autre mauvaise solution serait de désigner une femme pour incarner le prochain 007. Ce serait une erreur, que les producteurs ont écartée. Les héroïnes doivent se construire elles-mêmes. Et vaincre une fois pour toutes la malédiction. Tomb Raider et Black Widow ont démontré que c’était possible, sauf pour ce qui est de les inscrire dans la durée. Sinon, on en sera quitte pour une série de Barbie.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Rayons d’écriture

Pour cette formidable journée de promotion des livres québécois, j’ai décidé, non pas de vous suggérer des titres parmi mes lectures, mais plutôt de vous offrir une collection de morceaux d’écriture qui m’ont ému, amusé ou fait réfléchir dans des écrits québécois lus cette dernière année. À vous de décider si vous souhaitez découvrir au complet les récits dans lesquels ces perles se sont nichées.

Dans Maple (Stanké), David Goudreault laisse parler sa protagoniste, une ex-détenue : « À part le club de lecture et les tournois de cunnilingus, y avait pas grand-chose pour passer le temps au pénitencier. »

Il lui permet aussi cette comparaison audacieuse entre plusieurs corps de métiers : « Je n’avais jamais connu ça, la vie de pissou qui attend sa paye, avant d’en donner la moitié au gouvernement. J’avais eu quelques proxénètes en cours de route, mais ils étaient honnêtes. Ça tournait toujours autour de soixante pour cent dans mes poches, quarante dans les pires cas d’exploitation. Il n’y a que dans la musique ou la littérature que les putes générant le profit ne touchent que dix pour cent du magot. »

Dans Rétroviseur (Boréal), Carl Leblanc nous dit de son personnage central : « Il sait que les rêves sont la plupart du temps des habits trop grands qui rendent les gens inélégants. » Il a aussi cette image du printemps : « La rivière est gorgée, tout l’invendu neigeux de la montagne s’écoule. »

Dans Plessis (VLB), de Joël Bégin, le personnage de Gégé a acheté un hot-dog, mais il n’y a plus de condiments. « Il contempla un instant la possibilité de manger le hot-dog nature. Non. Du jour où on découvre l’assaisonnement, il n’y a plus de retour possible à la fadeur du monde. On pouvait comprendre pourquoi les navigateurs et les empires étaient prêts à mourir et à tuer pour des épices. Gégé crissa sa barquette dans la poubelle. »

Sur l’intelligence d’un autre personnage, Bégin écrit : « Il avait mémorisé des pans entiers de vocabulaire latin et grec, s’était livré au calcul de la cerclure du cercle et la quadrature du quadre […]. Mais on aurait dit que le savoir n’atteignait jamais véritablement sa conscience ; que son éducation lui avait appris à décrypter les signes d’un langage étranger sans qu’il n’accède à leur sens ; bref, il savait lire les étiquettes sur les cannes mais n’avait pas d’ouvre-boîte. »

Sur les travaux qui ont joint deux rivières abitibiennes pour augmenter le débit et en faire « un gigantesque convoyeur de pitounes », Bégin ajoute : « Quand les poètes et les peintres célèbrent les grands paysages et la majesté du Saint-Laurent, ils donnent tout à la nature et oublient de chanter la force de l’homme qui, trois cents milles plus haut, arrache les rivières à leur lit pour les faire rentrer à la shop, elles aussi. »

Dans La maison de mon père (Boréal), d’Akos Verboczy, son personnage, revenu en Hongrie après une longue absence, est interpellé par un mendiant qui l’interroge sur sa provenance. « “Vous vous promenez les mains vides et vous marchez le regard levé”, fait-il remarquer, comme si c’était la preuve de mon statut d’étranger. L’expérience lui a enseigné que les gens qui ne vont nulle part viennent de loin. »

Dans Kukum (Libre expression), Michel Jean décrit l’effort déployé par ses personnages, en canot, l’hiver. « Faisant fi du danger, nous avons forcé l’allure, ramé plus fort, marché plus vite. Les flocons venaient mourir sur nos fronts et, malgré le froid, la sueur coulait sur nos nuques. »

Puis, comme en écho au passage précité de Plessis, il décrit comment ses personnages autochtones découvrent l’existence de la drave : « Dans nos canots, nous étions paralysés par l’effroi. Devant nous, la Péribonka étouffant sous le poids des troncs vomissait la forêt dans le lac. »

Dans Tête-à-tête avec ma soeur Evelyn (Pleine lune), Carmel Dumas évoque le choc des idéaux sur le réel : « Plus tard, mes recherches me mettraient face à la naïveté de mes espoirs et me dévoileraient le sort du nombre effarant de femmes audacieuses et vulnérables qui arpentent, d’une génération à l’autre, le légendaire boulevard des rêves brisés, la rue principale de la vie. »

Dans Tu aimeras ce que tu as tué (Héliotrope), Kevin Lambert désire ardemment la disparition de quelque chose. « J’ai rêvé ta fin toutes les nuits. Je ferai oeuvre de ta destruction », écrit-il. « Tu te retrouveras enfin dans la poubelle de l’Histoire, ne subsistant qu’au détour d’une phrase trop longue, mal rédigée, dans un paragraphe refoulé, peut-être coupé à l’édition, une bête note de bas de page, un renvoi à un autre ouvrage, épuisé, introuvable. »

Dans Ginette (Cantaloupe), Ginette Reno et son scribe Lambert écrivent : « Céline, toute jeune, disait qu’elle voulait devenir la plus grande chanteuse au monde. Moi, je disais que je voulais devenir une grande chanteuse. Je ne savais pas que le monde existait. »

Aussi : « Le cerveau humain est d’une très inhumaine complexité. »

Dans L’avaleur de sable (Québec Amérique), de 1993, mais que je viens de lire, le protagoniste décrit par Stéphane Bourguignon regarde une femme danser : « Elle a un corps superbe, qu’elle fait bouger avec tant de sensibilité qu’on peut voir des petites notes de musique lui sortir des pores. »

Il est aussi frappé par ceci : « Une toilette de femme, c’est une rose qui pousse dans un dépotoir. Toutes ces fioles qui traînent un peu partout, tous ces parfums entremêlés, ces énergies matinales qui ne se dissipent jamais tout à fait… mon Dieu, ça vous donne le goût d’en aimer une. »

En tout cas, tout ça donne le goût d’aller pêcher dans d’autres romans québécois des perles nouvelles.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Dela télé chaude

Mon premier réflexe était de vous offrir mes suggestions de visionnement « pour les jours de pluie » de la saison estivale. Mais après avoir vécu quelques jours de chaleur intense et consulté les prévisions pour les semaines à venir, je me suis dit qu’on entamerait une toute nouvelle tradition d’été : toutes les fenêtres du chalet fermées, la climatisation au max, écouter la télé en attendant que la canicule passe. Et s’il pleut… tout le monde dehors !

Que choisir pour des séances de rattrapage ? Quelques mots, d’abord, pour souligner la grande qualité de plusieurs productions télévisuelles québécoises. Au sommet de mon palmarès de l’excellence, je place le rendez-vous automnal de TVA : Révolution. Concept de compétition de danse du groupe montréalais Fair-Play, notamment exporté en France, en Espagne, en Russie et en Chine, l’émission séduit un million et demi de Québécois par semaine et est un encouragement permanent au dépassement. La qualité des danseurs — éclectiques et de tous âges — de la caméra, du montage (resserré pour la dernière saison), des juges lui vaut cette médaille d’or. Le fait que l’émission provoque un engouement dans la jeunesse pour la danse — donc pour l’exercice physique et l’effort — devrait leur valoir un prix spécial des ministères de l’Éducation et de la Santé (en rattrapage sur TVA+).

En fiction, je souligne à grands traits l’excellence de trois séries diffusées cette année.

La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé. Oui l’intrigue, oui le montage, oui la vérité des dialogues, oui la réalisation de Xavier Dolan. Mais, surtout, l’extraordinaire performance des acteurs fait de cette série un joyau de l’histoire de notre télé (sur Club Illico).

La série Plan B. Les scénaristes Jean-François Asselin et Jacques Drolet auraient pu s’essouffler après trois saisons fondées sur le même principe du protagoniste tentant de réparer, en revenant dans le temps, les erreurs de la vie. Pas du tout. Ils offrent une palpitante et profondément humaine saison 4. Pier-Luc Funk y est exceptionnel. La série est adaptée en Belgique et en France et la version canadienne-anglaise est promise à une carrière internationale. Seule question : qu’attend Netflix pour l’acheter (sur Tou.tv Extra) ?

Les 10 ans de la tragédie de Mégantic ont superbement occupé nos écrans cette année. Était-il possible de transformer un événement sensationnel en une série profondément humaine ? Le scénariste Sylvain Guy et l’équipe de Sophie Laurin ont réussi ce tour de force avec émotion, doigté et authenticité avec Mégantic. Avis : il est trop dur émotivement d’écouter les huit épisodes en rafale. Il faut étaler sur plusieurs jours (sur Club Illico).

Une fois ce voyage terminé, le visionnement du premier épisode du documentaire Lac-Mégantic. Ceci n’est pas un accident, de Philippe Falardeau, laisse songeur. Mêlant témoignages et enquête, on se dit d’abord qu’on a déjà donné, côté pathos. Mais il faut persévérer, car l’enquête prend les commandes des trois épisodes suivants dans un crescendo qui nous convainc de l’incurie coupable de l’industrie ferroviaire et du gouvernement canadien dans cette affaire (sur Vrai).

Cinq scénaristes se sont penchés sur le scénario de Virage. Double faute, y compris Éric Bruneau, qui incarne le protagoniste et qui, décidément, s’impose comme un des grands acteurs de sa génération. La trame narrative est un bijou, jusqu’à la toute dernière réplique (sur Noovo). J’y note la présence de Sylvie Léonard en mère contrôlante et aux facultés cognitives en déclin, aussi vraie dans ce rôle que dans celui, aux antipodes, de la femme énergique, pimpante et naïve qu’elle campe dans l’excellente reprise d’Un gars, une fille (sur Tou.tv).

Parlant comédie, l’intelligence et l’irrévérence des séries L’oeil du cyclone (Radio-Canada), où Christine Beaulieu crève l’écran, et Le bonheur (TVA), véhicule du regard caustique posé par François Avard sur nos travers, attestent de la santé de notre propension à l’autodérision. Mention spéciale à la capacité d’Infoman à défier le temps. Les dix premières minutes des émissions, consacrées à l’actualité politique, sont généralement d’une acuité décapante.

Côté documentaire, L’osstidquoi ? L’osstidshow !, sur le spectacle mythique qui a réuni les Charlebois, Forestier, Deschamps et Mouffe, est une pièce d’anthologie et une plongée dans une époque et une année — 1968 — aujourd’hui proprement inimaginables (sur Télé-Québec). Restez sur ce site pour visionner ensuite Robert en CharleboisScope, le dernier (pour l’instant) spectacle de l’indémodable rocker de 78 ans, préfacé d’extraits d’entrevues où le chanteur, dans sa prime jeunesse, déversait sur les aînés un dédain rétrospectivement hilarant.

Sur les chaînes américaines en ligne, je hisse au sommet de mon palmarès politico-social la série de la BBC The Capture, sur la manipulation des images par la police, les espions, les États, et d’autres. La première saison était excellente. La seconde, exceptionnelle (sur Prime Video). Dans The Diplomat, on retrouve la texture riche et l’intelligence vive de West Wing et de Homeland, dont la productrice est issue. L’intrigue ne se dénoue pas en fin de première saison, au contraire (sur Netflix).

Au sujet du Watergate, j’avais raffolé l’an dernier de la série Gaslit, dont les protagonistes, le procureur général de Nixon et son épouse rebelle, étaient incarnés par Sean Penn, méconnaissable, et Julia Roberts, divine (sur Prime). Cette année, HBO offre le récit des deux principaux exécutants du cambriolage. White House Plumbers reste proche des faits. Mais, écrite par les créateurs de la comédie Veep, la série prend des airs tragicomiques qui ne manquent pas de séduire (sur Crave).

Dans un autre registre, j’ai été littéralement emporté par la série 1883. Épique, violente, émotive, lyrique, la série raconte la ruée vers l’Ouest d’un groupe d’immigrants, à travers les yeux d’une jeune femme assoiffée de liberté. Ses parents sont campés par le couple de chanteurs country Tim McGraw et Faith Hill. Ç’aurait pu être un désastre. C’est grandiose (sur Prime). Finalement, ceux qui ont grandi en riant des frasques de Michael J. Fox doivent regarder le touchant documentaire Still: A Michael J. Fox Movie. Un hommage à la vie, à l’amour et à l’humour, malgré et à travers la douleur (sur Apple TV+).

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Nègres blancs d’Amérique 55 ans après

L’auteur était le plus souvent debout. En l’absence de chaise ou de table, il écrivait penché sur le lit superposé du haut. Il n’avait pas de stylo, c’était interdit. Il usait ses bouts de crayon à mine, sans rien avoir pour les aiguiser. En haut de chaque page subtilisée à la cantine, il écrivait, en anglais, « Notes for my lawyer », seule façon d’avoir le droit de mettre quoi que ce soit sur papier. Il ne savait pas d’où venait sa soudaine fluidité d’écriture. D’autant qu’il sortait d’une grève de la faim d’un mois qui lui avait soustrait 25 kilos. Il pouvait écrire de jour comme de nuit, l’ampoule ne s’éteignait jamais.

« La fatigue provenait moins de la faim que du bruit infernal qui régnait dans la prison, a-t-il raconté. À toute heure du jour, il se trouvait des détenus pour taper à corps perdu sur les murs métalliques des cellules ou pour improviser des rythmes assourdissants de tam-tam. D’autres hurlaient jusqu’à épuisement leur terreur ou leur désespoir. D’autres encore s’ouvraient les veines et déclenchaient par leur acte un tumulte ahurissant. Un Noir mit le feu à ses vêtements et chercha ainsi à s’immoler. Un autre se jeta tête première du deuxième étage de notre section. Un troisième fut battu à mort par les surveillants dans sa cellule. »

C’est ainsi qu’est né l’essai québécois le plus lu au monde. Celui qui fit scandale, lors de sa publication il y a 55 ans. Celui dont le titre seul, aujourd’hui, peut mettre fin à des carrières journalistiques ou universitaires, scandaliser le CRTC, pousser une commission scolaire anglophone de Montréal à apposer un autocollant pour cacher le mot offensant dans chaque exemplaire d’un manuel.

Pierre Vallières et son camarade Charles Gagnon occupaient cette cellule de la prison des hommes de New York, surnommée The Tombs, Le sépulcre, en septembre 1966, pour avoir « troublé la paix » en manifestant devant l’édifice de l’ONU en faveur de l’indépendance du Québec. Les deux prisonniers sont surtout accusés d’avoir organisé, plus tôt cette année-là à Montréal, des attentats du Front de libération du Québec.

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Vallières noircit donc les pages « avec la fébrilité de celui qui sait qu’il peut être déporté à tout instant et qui profite de chaque minute de libre expression qu’il lui reste encore ». Il pond donc en deux mois 90 % d’une oeuvre qui fera 540 pages chez l’imprimeur. Les deux tiers des feuillets sont déjà sortis de la prison lorsque l’extradition vers Montréal se produit.

Paniqué à l’idée que le dernier tiers sera saisi par des policiers québécois, qui eux lisent le français, Vallières offre un troc aux agents américains de l’immigration venus le saisir au sortir de sa prison : il ne résistera pas physiquement à cette nouvelle arrestation si les agents remettent les pages restantes à son avocat. Si ces agents n’avaient pas tenu parole, rapporte Vallières, le livre n’existerait pas. L’auteur est absent du lancement, le 14 mars 1968, car emprisonné et en procès pour les attentats qui lui sont attribués.

Vallières tenait à son titre, mais l’idée n’était pas neuve. Comme le rappelle Daniel Samson-Legault dans sa méticuleuse biographie de Vallières, Dissident, chez Québec Amérique (que je recommande chaudement), l’expression avait été utilisée avant lui par Marie-Victorin, le journaliste Yves Michaud et quelques autres pour décrire la condition des Canadiens français.

Vallières la reprend à répétition dans l’ouvrage et s’en sert comme d’un synonyme d’« opprimé ». Il l’associe d’ailleurs à toutes les victimes du capital, y compris aux ouvriers blancs américains. « C’est en anglais que ce concept se formula spontanément dans ma tête. White Niggers of America. Les Noirs américains furent les premiers, et pour cause, à saisir ce que pouvait être, sur les rives du Saint-Laurent, la condition particulière des Québécois francophones. »

Il ne dit pas à quels Noirs il fait référence, mais on sait que le leader noir américain de l’époque, Stokely Carmichael, qui viendra à Montréal, n’a rien à redire sur cette appropriation sémantique. De même, après avoir trouvé le titre très drôle, Aimé Césaire, inventeur du concept de « négritude », dira que Vallières avait bien compris qu’il ne s’agissait pas que de couleur de peau. Vallières use avec autant de liberté du terme « esclavage », une condition qu’il dit retrouver chez tous les dépossédés. On est dans l’hyperbole, pas dans la nuance.

Le livre fait fureur. Environ 50 000 exemplaires vendus au Québec, presque autant aux États-Unis, sans compter les versions allemande, espagnole et italienne. Brusquement, en 1969, l’auteur, l’éditeur — le poète et futur ministre péquiste Gérald Godin pour la maison Parti pris — et même la militante qui a dactylographié le manuscrit sont accusés d’avoir, en publiant l’ouvrage, fait oeuvre de sédition. Un crime passible de 14 ans d’emprisonnement.

Le ministre de la Justice de l’Union nationale, Rémi Paul, fait saisir tous les exemplaires en circulation, y compris celui du dépôt légal à la Bibliothèque nationale du Québec. L’accusation n’aura pas de suite. Le livre reprendra sa carrière en 1972, une fois passée la crise d’Octobre (pendant laquelle les felquistes le font lire à leur otage britannique, James Cross).

Faut-il le relire aujourd’hui ? Seulement si on veut prendre la mesure de la dépossession dans laquelle étaient plongés les Québécois du début des années 1960. Vallières décrit le délabrement et l’insalubrité de son patelin, Jacques-Cartier, sur la Rive-Sud (en forçant le trait, nuance son biographe, mais même…). Le récit biographique du jeune révolté reste poignant, celui de sa recherche intellectuelle, entre Teilhard de Chardin, Sartre, Marx et le Che, est fastidieux mais ne manque pas de sincérité. Son appel à la violence révolutionnaire, au moment du formidable essor du Québec social, syndical, laïque, culturel et politique de 1966, était, même à l’époque, une erreur et un leurre.

Le problème n’est pas que Nègres blancs d’Amérique ait mal vieilli. Il fait simplement partie de l’histoire. Il est dans notre rétroviseur. Il a peu à nous dire sur le Québec d’aujourd’hui ou de demain. Son titre, lui, résonne comme un cri de liberté, comme l’audace de dire des choses avec des mots forts, en les détournant ou en leur faisant violence. Un doigt d’honneur aux censeurs d’hier et d’aujourd’hui.

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J »ai fait une recension complète de Dissident ici.

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(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Souvenirs d’Atlantide

C’est à regret que je m’apprête à causer un grand chagrin à Julien Riel-Salvatore, le directeur du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Il a publié dans Le Devoir fin novembre un excellent texte dénonçant l’obscurantisme dont fait preuve Netflix en diffusant une série pseudoscientifique, À l’aube de notre histoire (Ancient Apocalypse en version originale). Son auteur, le Britannique Graham Hancock, prétend y démontrer que les survivants d’une civilisation avancée presque décimée à la fin de l’ère glaciaire ont parcouru le globe et enseigné aux autres Terriens, alors essentiellement des chasseurs-cueilleurs, comment pratiquer l’agriculture, lire les astres et ériger monuments et pyramides.

Ma réaction au texte de M. Riel-Salvatore fut : Quoi ? C’est sur Netflix ? Comment cela a-t-il pu m’échapper ? J’ai ensuite dévoré en quelques jours les huit épisodes. Mise en ligne le 11 novembre, la série de Hancock a tout pour plaire — et fut pendant quelques semaines l’une des plus écoutées au monde, avant d’être délogée par Harry & Meghan. On y découvre des structures, des monuments, des souterrains gigantesques dont, malgré des décennies d’écoute de Découvertes et autres Nova, j’ignorais totalement l’existence. Le montage est vif, les prises de vue, épatantes, la narration, engageante.

Les archéologues ont raison d’être atterrés par l’attention portée à des théories qui reposent sur un choix sélectif des faits et des découvertes, sur une volonté d’étayer une thèse plutôt que de tenir compte de la complexité paradoxale de l’état des connaissances, et sur des hypothèses plutôt que sur la méthode scientifique. « L’archéologie a des écrivains populaires », écrit Carl Feagans dans un numéro de la revue de la Société américaine d’archéologie (Society for American Archaeology) entièrement consacré à contrer les arguments d’un livre de Hancock.

Mais, poursuit-il, « nous sommes déclassés par ceux qui alimentent les médias avec de la pseudo-archéologie et du fantastique ». La Société a demandé à Netflix de désigner la série de Hancock comme une « science-fiction » plutôt que comme une « docusérie ». Pour l’instant sans succès. Hancock a aussi produit une demi-douzaine de best-sellers à l’appui de ses thèses.

La question n’est pas de savoir s’il a raison. Scientifiquement, sa preuve équivaut à un château de cartes posé sur du sable mouvant. La question est plutôt de savoir pourquoi un grand nombre d’entre nous, et l’auteur de ces lignes, souhaitent qu’il ait raison. Car le marché disponible pour cette pseudoscience est massif. Tout se passe comme si nous étions collectivement à la recherche d’un récit cohérent sur nos origines que les historiens actuels ne peuvent satisfaire.

La croissance de ces thèses, dans la fiction et dans la pseudoscience, est d’ailleurs fortement corrélée avec le recul de la croyance religieuse. Dans nos temples, on nous expliquait clairement et simplement nos origines divines, nos différends avec Dieu, le déluge et la tour de Babel. Même enfants, on pouvait suivre.

Notre esprit scientifique a balayé ces certitudes. Une lecture littérale de l’Ancien Testament nécessite d’envisager une coexistence des humains avec les dinosaures il y a 5000 ans à peine. La croyance autochtone voulant que la Terre repose sur une tortue avait pareillement la qualité de rendre les choses simples. Confronté à cette affirmation, l’astrophysicien Stephen Hawking rétorqua à une interlocutrice : mais sur quoi la tortue repose-t-elle ? Réponse : ce sont des tortues tout le long !

Le trop-plein de simplicité religieuse ayant disparu, dans un processus que les sociologues appellent « le désenchantement » du monde, sommes-nous en quête d’un récit de remplacement réintroduisant une dose de merveilleux, mais en s’appuyant sur des indices archéologiques ? Un récit contenant des éléments étonnants, réels, mais non miraculeux ? Réinsérer un déluge comme moment refondateur, mais le faire reposer non sur un récit divin, mais sur un faisceau d’indices, a quelque chose de réconfortant. Cela nous donne le droit de retrouver une vieille pantoufle.

L’attractivité de ces thèses dame le pion au consensus scientifique, qui n’offre qu’une prosaïque extension de la présence humaine, depuis le coeur de l’Afrique jusqu’aux confins de l’Amérique du Sud, sans autre rebondissement que l’éclosion naturelle des savoirs, modulée uniquement, selon la formidable explication de Jared Diamond dans De l’inégalité parmi les sociétés, par l’accessibilité au bétail domesticable, les bienfaits d’un climat tempéré et l’accélération de la propagation des savoirs lorsque les populations se jouxtent d’est en ouest, comme autour de la Méditerranée, plutôt que du nord au sud, comme dans les Amériques.

Preuve de l’impopularité de ce consensus, aux États-Unis, le pourcentage des gens qui croient que des extraterrestres nous ont visités dans l’Antiquité est passé de 20 % en 2015 à 43 % l’an dernier. Pas étonnant : la thèse est propagée depuis la fin des années 1960 et a fait plus récemment l’objet de huit saisons consécutives sur des chaînes spécialisées. L’ensemencement de la vie sur Terre par des cousins de E.T. est très présent dans la science-fiction et a récemment été remis en scène par Ridley Scott dans Prometheus.

Ce n’est pas la thèse de Hancock, héritier plutôt de la tradition de la civilisation perdue de l’Atlantide, d’abord décrite par Platon il y a 2500 ans et à laquelle croit désormais un Américain sur deux. Il fait une habile jonction entre plusieurs de nos incrédulités. D’abord, la difficulté que nous avons de croire que des peuples peu avancés aient pu construire des monuments gigantesques incarnant des formules mathématiques (comme pi) et s’alignant sur des phénomènes célestes. Ensuite, le fait que ces constructions se retrouvent simultanément sur plusieurs continents.

Ses détracteurs l’accusent de nous refaire le coup des colonisateurs blancs venant bénir de leur science les peuples indigènes. Vrai, les premiers récits sur l’Atlantide les présentaient avec la peau pâle. C’est ce qu’on disait aussi de Jésus et des siens, comme de Cléopâtre, avant de se rendre compte qu’en ces contrées, on est généralement basané. Dans son dessin animé de 2001, Disney nous présente d’ailleurs les Atlantes comme très bruns de peau. Pour tout dire, on s’en balance qu’ils aient la peau verte ou les yeux bridés. L’important est la promesse portée par l’hypothèse de leur existence. Celle du réenchantement.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)