Les rebelles et le pouvoir

Parmi les jouets qu’on donne aux enfants, il y a un classique : les formes qu’il faut faire entrer dans les trous correspondants. Certains y arrivent après quelques essais. Mais il y a ceux qui s’acharnent à vouloir introduire un cylindre dans un trou carré. Les premiers se plient donc rapidement aux contraintes du réel. On estime généralement que les seconds n’ont pas compris le principe. Certains d’entre eux ne font cependant pas preuve de stupidité, mais de volontarisme : ils insistent pour plier le réel à leur volonté. Cet orifice carré finira bien par laisser passer le cylindre si on y met assez d’efforts. On ne réussit pas autrement la quadrature du cercle.

Lorsque des rebelles font leur entrée au Parlement, on assiste à un phénomène semblable. L’institution est l’orifice tout en angles droits. Il incarne la norme, la tradition, le précédent. Le rebelle n’existe que pour défier l’ordre, en repousser les limites, en arrondir les angles. Ce qui rend toujours fascinant le récit des rebelles accédant au pouvoir. Les libraires nous en offrent, cet automne et à temps pour le Salon du livre, trois spécimens.

Godin, de Jonathan Livernois (Lux). Il est devenu mythique, symbole à la fois des pieds de nez au pouvoir, de la passion amoureuse avec Pauline Julien, de la poésie du réel avec ses cantouques, de l’ouverture à l’autre dans sa circonscription de Mercier, coeur montréalais de la diversité. Pas étonnant qu’on se l’arrache, dans un jeu de souque à la corde politique, entre son Parti québécois d’origine et Québec solidaire. Livernois penche de ce dernier côté, confiant à Ruba Ghazal l’introduction de l’ouvrage.

On y trouve un Godin plus intéressant avant le pouvoir qu’une fois élu. Il fut une réelle force créatrice, tant dans ses textes qui puisent dans le parler populaire (y compris le blasphème, qui portait alors une charge scandaleuse) que dans la création d’un hebdo de gauche, Québec Presse, qu’il tenait à bout de bras. Il assurait aussi la gouverne des éditions Parti pris, qui publie entre autres Pierre Vallières, au risque de poursuites pour sédition. Prisonnier d’Octobre 1970, puis vainqueur dans l’urne contre son geôlier Robert Bourassa, Godin trimballe au surplus une gueule de charmeur en série.

René Lévesque se méfiait de ce trublion et l’a fait poireauter quatre ans sur les banquettes des députés. Voyant qu’il y faisait relativement peu de vagues, il l’a promu ministre où, à l’Immigration, il a fait preuve de générosité, et où, à la Langue française, il a arrondi les angles laissés par Camille Laurin. Ce n’est pas rien, mais on est loin du feu d’artifice réformiste. Avec Godin, le trou carré a pour l’essentiel eu raison de la rondeur de l’homme.

Les têtes brûlées, de Catherine Dorion (Lux). On ne sort pas indifférent de ce récit à fleur de peau d’une collision frontale entre une rebelle et le pouvoir. Certes, lorsqu’on veut poser des gestes antisystèmes, lorsqu’on veut choquer, il est incongru de se plaindre que le système résiste et que des gens soient outrés. Reste que l’ampleur du vortex politicomédiatique dans lequel Dorion sombre dès son entrée au Parlement dépasse ce qu’un être humain normalement constitué (même une habituée de la scène comme elle) peut raisonnablement encaisser sans flancher.

L’autrice, qui sait écrire, nous fait vivre intensément ces moments de grande douleur. L’étau se resserre lorsque les injonctions à se conformer proviennent tant de l’extérieur — les chroniqueurs, les autres partis — que de l’intérieur — la « mafia », écrit-elle, entourant Gabriel Nadeau-Dubois. Lui tente de rendre QS respectable ; Dorion, l’irrévérence même, tire à boulets oranges dans l’autre sens.

Un moment clé : après le coton ouaté, un mouvement invite à porter ce vêtement le même jour un peu partout, en signe de solidarité envers la députée et de défiance envers le conformisme. La direction de QS interdit à son personnel de le faire ou de même relayer des images des participants sur les réseaux sociaux. Dur.

Dorion aurait-elle pu, pour mener ses combats (sur la solitude, sur les dangers de la performance, sur la culture) apprendre la patience, devenir tacticienne, habile ? C’était trop lui demander. Elle est toute d’une pièce. À prendre ou à laisser. Voilà un cas où le frottement du cylindre sur le trou carré a atteint son paroxysme. Et cela a fait aussi mal au cylindre qu’au trou.

Louise Harel. Sans compromis, de Philippe Schnobb (Éditions La Presse). Leader étudiante au moment des grandes grèves de la fin des années 1960, Louise Harel s’impose comme la capitaine des pressés de la gauche indépendantiste. Constamment réélue par le foyer de la contestation péquiste, la région de Montréal-Centre, elle incarne ce que René Lévesque déteste au sein de son parti. Qu’il s’agisse d’avortement, d’appui aux causes syndicales ou de stratégie référendaire, Harel met parfois son chef, qui cherche à rester au centre, en difficulté — et par moments en minorité.

Devenue députée, elle finit par gagner sa confiance et entrer au conseil des ministres où, surtout sous Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry, elle cumulera les réformes : formation en emploi, puis création d’Emploi Québec, réforme de l’aide sociale pour mieux accéder au travail, équité salariale. Autant de réelles avancées sociales dont le succès reposait sur un travail colossal, une capacité manoeuvrière de premier ordre, une connaissance des institutions et du rapport de force.

Harel, contrairement à Dorion et bien plus que Godin, a su comment user du pouvoir pour changer le réel. Quoi qu’en dise le titre de l’ouvrage, elle ne l’a pas vraiment fait « sans compromis », et sa personnalité s’y prêtait sans doute davantage. Reste qu’elle figure parmi les championnes de la quadrature du cercle.

Pour commander
Godin, Jonathan Livernois
Les têtes brulées, Catherine Dorion

Louise Harel. Sans compromis, de Philippe Schnobb

Par ailleurs, on me trouvera à ma table de signature du Salon du livre de Montréal ce vendredi de 17 h à 19 h et ce samedi de 17 h à 18 h au kiosque 1718 – Somme toute/Le Devoir.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

1 avis sur « Les rebelles et le pouvoir »

  1. J’ai mis quelques jours à lire Les têtes brûlées, terminé ! Fort phare éclairant. Voici ce que j’en retiens pour l’instant:

    Catherine Dorion, Les têtes brûlées : Carnets d’espoir punk, page 91.

    « … On lit d’abord les pétitions qui sont déposées ce jour-la, des pétitions lancées par des citoyens qui ont parfois déployé des efforts inouïs pour obtenir des dizaines de milliers de signatures.

    Porte-à-porte, appels, rencontres, espoir, sentiment de se mettre à contribution. Désir de créer du beau pour tous, de répondre à une douleur partagée. Une poussée vieille comme le monde, un acte de santé, de beauté.

    Les pétitions seront « discuter » plus tard, lors d’un autre moment parlementaire, dans une salle sans caméra ni journaliste où les députés du parti au pouvoir se lèveront pour déclarer à ceux de l’opposition que ça ne les intéresse pas et qu’on n’a pas besoin d’étudier la pétition ».

    La mise en paragraphes est de moi. Elle n’en faisait qu’un. J’ai appris de Joseph Facal.

    Plusieurs pétitions sont ouvertes actuellement dont une sur l’adoption d’un nouveau mode de scrutin, le Pl ° 499 présenté à l’Assemblée nationale que vous connaissez bien par Sol Zanetti chez QS et objet d’une pétition parrainé par Pascal Bérubé du PQ que vous connaissez sans doute assez bien aussi.

    Je n’ai pas encore signé.

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