La malédiction de Jane Bond

La blague va comme ceci. On demande à un jeune couple de décrire quelle serait pour chacun la sortie romantique idéale, si les deux personnes ne se connaissaient pas l’une l’autre. L’homme répond sans hésitation : un souper et une nuit avec Gal Gadot. La femme réplique : j’ai beaucoup mieux. Pour moi, ce serait un souper, de la danse et une nuit avec Gal Gadot. Mais dans mon scénario, je jouerais mon rôle et celui de Gal Gadot !

La comédienne d’origine israélienne, révélée au monde par son incarnation de Wonder Woman, apparaît donc comme un choix idéal, et consensuel, pour accomplir une tâche jusqu’ici toujours disponible : lancer dans l’espace cinématique populaire un personnage aussi attractif et pérenne que James Bond, Ethan Hunt, dans Mission: Impossible, ou encore Indiana Jones.

Je ne sais pas pourquoi Netflix a pu penser qu’une telle franchise pourrait atteindre ce niveau de notoriété sur une plateforme en ligne, mais c’est précisément ce qu’il a tenté de faire avec Gadot dans Heart of Stone, lancé à la mi-août.

Malheureusement, le film n’affiche nullement le niveau de fraîcheur et d’originalité nécessaire pour imposer Gal comme future Jane Bond. Le film comporte à peu près le même nombre d’invraisemblances que les autres films de sa catégorie et, puisque le nombre de menaces mondiales semble limité, on ne peut lui reprocher de reprendre ce qui est devenu un cliché : quelqu’un a inventé un bidule qui peut pirater absolument tous les ordinateurs du monde, y compris militaires. Il faut donc qu’il ne tombe pas dans de mauvaises mains.

Le personnage joué par Gadot est membre d’une organisation secrète d’agents secrets chargée de veiller sur notre bien-être collectif (même idée que dans la fort bien léchée récente série Citadel sur Prime). On ne s’ennuie pas, mais on se demande pourquoi les producteurs n’ont pas prélevé une part de leur modeste budget de 68 millions $US pour embaucher des dialoguistes.

Le fait qu’on sort tout juste, cet été, de la projection du dernier Mission: Impossible — absolument épatant — agit comme de la cruauté comparative. Même avec ses incongruités, la dernière itération du James Bond avec Daniel Craig (la motivation du vilain est incompréhensible, ou alors il est fou) nous a maintenus sur un plateau supérieur.

Le flop de Gadot s’ajoute à une série de tentatives ratées d’ériger une superhéroïne au même niveau qu’un superhéros. L’an dernier, Jessica Chastain croyait avoir trouvé le bon filon : une sororité internationale. Elle incarnait l’espionne américaine aux côtés d’une Kenyane (Lupita Nyong’o), d’une Allemande (Diane Kruger) et d’une Latina (Penélope Cruz). Le film, The 355 — nom de code d’une espionne patriote pendant la révolution américaine —, fut un échec commercial malgré ses ambitions et la qualité de sa distribution. La volonté d’incorporer une espionne chinoise, Fan Bingbing, une star dans l’empire du Milieu, devait ouvrir le marché chinois. Mais n’était-il pas un peu risqué de confier aux services secrets chinois le truc qui pirate tous les ordinateurs du monde ? Aucune suite n’est prévue.

Miser sur un groupe de femmes, plutôt que sur une agente seule, avait été tenté avec la reprise au cinéma du succès télé des années 1970 Charlie’s Angels. Deux films, produits en 2000 et en 2003, notamment par la comédienne Drew Barrymore, accompagnée à l’écran par Lucy Liu et Cameron Diaz, misaient sur l’action et la comédie. Le succès a été au rendez-vous. Deux autres films étaient prévus, mais ils n’ont jamais été réalisés. Une occasion manquée.

L’actrice et productrice Elizabeth Banks a tenté de relancer la série avec une nouvelle génération d’actrices, dont Kristen Stewart, en 2019, et a complété la féminisation du groupe en remplaçant le toujours invisible patron Charlie, un homme, par Jaclyn Smith, une des agentes d’origine. L’échec commercial a fait mordre la poussière au projet. J’avais pourtant beaucoup aimé la scène d’ouverture.

On pensait bien avoir trouvé la réplique féminine à Indiana Jones avec l’introduction au cinéma de Lara Croft, du jeu vidéo Tomb Raider, incarnée par Angelina Jolie, aux mensurations adéquates pour le rôle.

Deux films, en 2001 et en 2003, des productions de bon calibre, furent des succès commerciaux, malgré un incompréhensible ratage des effets spéciaux pendant la scène finale du second film. La série aurait pu devenir emblématique, deux autres films étaient prévus… mais Jolie considéra qu’elle avait fait le tour de cet univers.

On ne la remplacerait qu’en 2018, par la Suédoise Alicia Vikander, mais il n’y eut qu’un film, et l’ambition n’était plus la même.

Dans le monde des superhéros, massivement masculin, il faut revenir à Gal Gadot pour nourrir l’espoir de faire surgir une superhéroïne. Son Wonder Woman, en 2017, fut un succès commercial et critique et, à mon avis, un délice. Mais la suite, sortie en 2020, n’arrivait pas à sa cheville et a mis la série en péril.

La perte est évaluée à 100 millions. On ne sait toujours pas s’il y aura une nouvelle tentative, du moins au grand écran. Gadot peut se consoler en se comparant au film Batgirl, réalisé au coût de 90 millions et annulé avant même sa sortie en 2022, tant les premières réactions des publics tests étaient mauvaises.

L’héroïne la plus prometteuse de ces univers est paradoxalement dénuée de pouvoirs : Black Widow, jouée par Scarlett Johansson. Le film Black Widow, sorti en 2021 avec Florence Pugh et Rachel Weisz, est une réussite non seulement pour ses époustouflantes cascades, mais aussi pour la qualité de son arc dramatique et de ses dialogues.

La scène centrale est celle où la fausse famille reconstituée d’espions russes se retrouve et tente gauchement de gérer des émotions contradictoires. On en veut davantage. Malheureusement, le personnage de Johansson insiste pour sacrifier sa vie dans Avengers. Endgame. C’est pour une bonne cause : assurer la résurrection de la moitié des êtres vivants de l’univers.

Doit-on tirer la conclusion que le genre — avec jeu de mots — n’est tout simplement pas adapté pour une femme ? Je m’y refuse. La démonstration qu’une femme peut, à l’écran comme ailleurs, faire mieux qu’un homme a été faite dès les années 1930, lorsque la danseuse Ginger Rogers a reproduit à l’identique les pas de danse de Fred Astaire, mais en robe longue, en talons hauts, et à l’envers.

L’autre mauvaise solution serait de désigner une femme pour incarner le prochain 007. Ce serait une erreur, que les producteurs ont écartée. Les héroïnes doivent se construire elles-mêmes. Et vaincre une fois pour toutes la malédiction. Tomb Raider et Black Widow ont démontré que c’était possible, sauf pour ce qui est de les inscrire dans la durée. Sinon, on en sera quitte pour une série de Barbie.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *