Le contre-révolutionnaire

Le destin ne vient pas vous cueillir au petit matin à votre porte pour vous conduire aux sommets. Tout au plus vous fait-il un signe ambigu, de loin, entre chien et loup, alors que vous êtes vous-mêmes dans un demi-sommeil. La chose est possible, semble-t-il dire (le destin). Pas certaine, pas probable, possible. Mais seulement si vous saignez sang et eau, faites preuve d’audace et de ruse, d’intelligence et de séduction, profitez des erreurs de vos concurrents ou de leurs problèmes conjugaux ou de santé, bref du hasard des choses, petites et grandes. Et encore, ajoute-t-il (le destin, toujours), je ne suis pas complètement certain de ce que j’en dis.

Imaginez le jeune Gabriel Nadeau-Dubois pensant capter ce signal. Pas celui de 22 ans, lyrique et pétant de l’arrogance de la jeunesse qu’on a vu le poing en l’air en 2012 sur les barricades du Printemps érable . Plutôt celui sorti de cette expérience formatrice — comme on surgit, vivant mais étrangement amoché, d’une césarienne —, mais occupé les quatre années suivantes à réfléchir.

D’abord en compulsant, aux frais de la CSN, des conventions collectives de la construction, ensuite en déversant aux micros de Radio-Canada son habile rhétorique, en faisant son bac en histoire et culture, en plongeant son cerveau dans un peu de philosophie, finalement en obtenant sa maîtrise en sociologie. Oui, il est sociologue. Le saviez-vous ?

Désencrasser le bric-à-brac

Il a 26 ans. Il est prêt à répondre au signal qu’il pense avoir reçu du destin. Il a choisi sa voie : ce sera Québec solidaire. Dans ma cuisine, il refuse ma proposition de se joindre au Parti québécois (j’en étais jadis le chef, c’est dans les archives). J’avais reconnu en lui un réformiste solide, mais nos différends sur la laïcité étaient irréductibles. Surtout, il avait dû sociologiser que mon parti n’était plus qu’un écho agonisant du passé, porteur d’un aller simple vers les sous-sols de l’histoire. Que QS était l’ascenseur qu’il fallait prendre.

Pas tel quel. Il l’avait suffisamment humé pour constater que sous des dehors novateurs, l’engin solidaire était fait d’un bric-à-brac imaginé par des boomers ayant beaucoup fréquenté la gitane à la belle époque des conflits épiques entre marxistes-léninistes et trotskistes, mais résignés depuis au constat que le prolétariat ne s’intéresserait jamais à leurs élucubrations. Avec les féministes de l’ère pré-trans, ils calculaient que, pour exister, il fallait planter leur drapeau à gauche du Parti québécois de Lucien Bouchard.

GND (c’est ma lecture) avait bien constaté que la jeunesse répondait aux sirènes du nouveau parti, mais que pour le rendre apte à dépasser la révolte et devenir un outil de pouvoir, il fallait, de suite, le désencrasser. Autrement dit, mettre les trotskistes en minorité.

Il décida donc d’aller chercher, dans un détour, un vent favorable. Alors, plutôt que de répondre immédiatement à l’appel pressant des vieux camarades et d’entrer dans le rang par la porte qu’on lui désignait, il choisit de constituer sa propre troupe, qu’il ferait entrer avec lui — et pour lui — dans le véhicule solidaire en nombre suffisant, peut-être, pour lui donner les majorités nécessaires à la rénovation dont il rêvait.

Ce fut l’aventure de « Faut se parler » : une tournée des régions, 18 assemblées populaires, 174 assemblées de cuisine, un bouquin à la clé. De quoi arroser la machine de QS d’une averse de changement. Encore aurait-il fallu que ses trois complices de la tournée donnent l’exemple en le suivant jusqu’au bout. Jean-Martin Aussant, pressé d’entrer avec lui à QS, choisit de retourner au bercail péquiste. Claire Bolduc, figure régionale majeure en Abitibi, opta pour un poste de préfète dans son coin de pays. Seule Maïtée Labrecque-Saganash accepta, mais seulement en 2022, de se joindre aux solidaires.

Faux départ

La récolte était donc fort mince lorsque GND rejoint le parti de gauche en mars 2017. Il devient député de Gouin et porte-parole masculin dans une élection contestée, mais qu’il remporte haut la main au congrès de fin 2017. Il essuie, le jour même, sa première défaite idéologique. Il avait milité pour l’ouverture de négociations avec le PQ vers la constitution d’un pacte électoral. C’était, pensait-il, le choix que ferait un parti pragmatique. Il n’était pas le seul : Amir Khadir et Andrés Fontecilla y avaient misé leur crédibilité, d’autant qu’un sondage Léger indiquait que 87 % des électeurs solidaires y étaient favorables et que cette alliance donnerait aux sociaux-démocrates-indépendantistes un gouvernement majoritaire.

GND assista, impuissant, au triomphe des intransigeants, qui rejetèrent à 75 % la simple proposition d’ouvrir des pourparlers, déchirant du même coup l’entente souverainiste transpartisane récemment négociée avec le Bloc, Option nationale et le PQ. Cette folle journée de congrès consacrait devant le nouveau venu la nette prédominance des tenants du parti de non-gouvernement. Mais dans quelle galère venait-il de s’embarquer ?

Il avait beaucoup souffert, pendant le Printemps érable, de n’être que « porte-parole » de son association. Il s’en est ouvert dans son livre, publié en 2013, Tenir tête (Lux) : « Cible de virulentes critiques et attaqué de toutes parts pour “mon” refus de condamner la violence, je traversais alors les moments les plus éprouvants de la grève, d’autant plus que la position adoptée par la coalition ne correspondait pas entièrement à la mienne. Je me suis parfois demandé si je voulais que mon visage, mon nom et ma voix soient encore longtemps associés à de tels affrontements et à leurs inévitables excès. »

Cinq ans plus tard, le voici replongé dans l’exact même dilemme, sacré « porte-parole » de gens qui, de toute évidence, crachent sur la première occasion de se retrouver dans l’antichambre du pouvoir. Il se voit contraint de porter une parole qui le désole. Qui le dégoûte ?

J’étais à ses côtés peu après lors d’un panel devant un bon millier de délégués syndicaux d’Unifor. Au micro, une syndicaliste, atterrée comme nous des coupes insensées alors imposées par un gouvernement libéral qui semblait indélogeable, nous priait d’unir nos forces pour mettre un terme à ce cauchemar. « Il y a comme un message, là », glissai-je, goguenard, à l’oreille de Gabriel. « Tu sais bien que c’est pas moi qui décide », répondit-il, agacé. Franchement, j’avais de la peine pour lui.

L’évasion

Je ne puis dire combien de couleuvres GND a dû avaler depuis, attendant son heure ou préparant sa sortie. Il a certainement gagné plusieurs batailles, dominant la campagne électorale solidaire de 2022, avec la déception pour seule récompense. N’empêche, l’appui de 90 % des délégués au dernier congrès lui a livré le carburant qu’il n’attendait plus : une position prédominante.

Lorsqu’en plus d’avoir à subir les rengaines rouillées des défroqués de Mao, il fut sommé de s’excuser d’être celui qu’il était par une comédienne punk démissionnaire de Québec, Catherine Dorion, puis par une agricultrice impatiente et démissionnaire de Rouyn-Noranda, Émilise Lessard-Therrien, sa coupe fut pleine. Le prisonnier du
Politburo a jugé venue l’heure de l’évasion.

Le contre-révolutionnaire peut enfin sortir du placard. Il veut changer la plateforme, il veut changer le programme, l’épurer de son passé gauchiste, il veut changer la structure du pouvoir, rompre avec l’utopie autogestionnaire. « Qui est le vrai chef de Québec solidaire ? » semble-t-il demander, citant vaguement quelqu’un. Et on l’entend répondre en termes parfaitement décodables : le vrai chef, ce doit être moi ! Il veut bien, pour la forme, garder le titre de co-porte-parole. À condition que sa voix soit prépondérante et qu’il s’agisse, enfin, de sa propre parole.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

3 avis sur « Le contre-révolutionnaire »

  1. Ce que j’apprécie vraiment chez-vous, c’est votre référence à l’histoire (parfois courte, j’en conviens, mais qu’on oublie presque toujours). Nous sommes trop dans l’instantané.
    Ce qui nous empêche, je pense, de bien saisir les mouvements sociaux et nous amène. à l’occasion, vers des jugements faciles et extrêmes.

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