Chers Gen Z, c’était pire avant !

Boomers, passez votre chemin. Ce texte est écrit spécifiquement pour nos lecteurs de la génération Z, maintenant jeunes adultes et qui estiment vivre une époque anxiogène.

On ne pourra se loger à Montréal sans être millionnaire ? On y est presque. Le réchauffement va cramer jusqu’au dernier arbre ? C’est en cours. Une pandémie pire que la dernière nous pend au bout du nez ? Sans doute. L’intelligence artificielle va détruire nos emplois et, pensent certains, le genre humain ? C’est commencé.

Mais ce ne sont que des pacotilles à côté de ce que nous, les aînés, avons dû endurer, lorsqu’ados et jeunes adultes. Ayant atteint l’âge qui me donne accès gratuitement au métro et à une réduction de 10 % chez Jean Coutu (mais il faut la demander, surtout pour ceux qui, comme moi, ne font pas leur âge), je me sens investi de la mission, pour cette dernière chronique estivale, de vous éclairer sur le calvaire que furent nos jeunes vies.

D’abord, il n’y avait pas de manettes pour changer à distance les chaînes de télévision. Il fallait qu’un des téléspectateurs se lève de son fauteuil pour se rendre devant l’appareil, le plus souvent accroupi, et tourner un bouton pour, disait-on, « changer de poste ». (On disait aussi : « le canal ».)

Ce labeur était aggravé du fait que la réception n’était pas toujours bonne. Sur la télé (alors très épaisse) trônaient les « oreilles de lapin », deux tiges de métal fixées sur une base de plastique. Il fallait tourner ou écarter les tiges pour optimiser la réception, elle-même changeante selon l’une des trois chaînes disponibles : Radio-Canada, Télé-Métropole et la CBC.

Mon père nous annonça un jour avoir acheté une nouvelle télé « qui tirait plus fort ». Je l’ai cru. Je le crois toujours. Parfois, le soir, par temps clair, on pouvait capter le signal d’une chaîne américaine. Si on avait raté une émission — vous ne me croirez pas, mais je le jure —, il n’y avait aucun moyen de la rattraper.

Puis il y avait le téléphone. On avait beau le prendre dans nos mains, le pointer dans une direction, on n’arrivait jamais — je veux dire : absolument jamais — à lui faire prendre une photo. Il ne pouvait même pas faire une addition simple, nous donner la météo, et même l’heure. Il n’y en avait qu’un par maison. Les familles riches en avaient parfois deux, mais, cramponnez-vous, ils avaient la même ligne. C’est-à-dire qu’on ne pouvait appeler qu’une personne à la fois. Pas de mise en attente, pas de mise en conférence, pas même de répondeur intégré.

La chose était fixée au mur par un fil, se présentait avec des chiffres (et des lettres) dans une roulette. On pouvait appuyer sur ces chiffres aussi fort qu’on le pouvait, rien ne se passait. Il fallait faire tourner le truc. Un jour que ma soeur et moi avions vu à la télé une pub pour le nouveau film d’Hitchcock Composez M pour meurtre, nous avions composé « M », puis crié dans le combiné : « Bonjour, Meurtre ! » Notre père, alors sur la ligne en conversation d’affaires, n’avait que moyennement apprécié.

Vos parents à vous, chers Z, vous ont aimés, dorlotés, traités comme des rois. Les nôtres souhaitaient activement notre mort. Comment expliquer autrement qu’ils nous aient largués sur le siège arrière de la voiture — ou même devant, d’ailleurs — sans siège adapté, sans même de ceinture de sécurité ? On m’a souvent couché sur l’espace existant juste devant la vitre arrière, avec un oreiller et une couverture pour seule protection, sur de longs trajets, à la merci de la première collision venue.

On n’avait pas cinq ans qu’on nous laissait partir des après-midi entières à vélo dans la ville, sans casque. On nous aurait dit de rester sur la piste cyclable, on n’aurait pas su de quoi on nous parlait. Notre seule indication était de revenir pour le souper. Aujourd’hui, des parents pareils seraient en taule et nous serions sous la bienveillante protection de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

J’en viens au plus croustillant : la pornographie. Les Z ne connaissent pas leur chance de pouvoir, dès qu’ils savent se servir d’un portable, donc à quatre ans et demi, trouver en ligne plus de positions sexuelles explicites que dans le Kamasutra.

Les ados des années 1960 et 1970 n’avaient pas cette chance. Il nous fallait étudier attentivement le TV Hebdo pour y repérer les films notés (7) diffusés parfois les soirs de fin de semaine. Sur l’échelle de la qualité et de la moralité, le chiffre sept signifiait « médiocre ». C’est aussi un clin d’oeil involontaire au septième commandement, qui interdit l’adultère — je vous l’apprends.

Dans un film coté (7), mais seulement s’il était français, nous avions une chance de voir brièvement un sein. C’était tout. Mais parce que c’était tout, cela nous permettait de passer la semaine. Nos héros, Tintin, Astérix et Bob Morane — et même Sylvie, hôtesse de l’air —, n’avaient de parties de jambes que pour courir derrière l’escroc, le Romain, ou le passager en retard.

Ricardo Trogi dit vrai dans un de ses films : les manigances imaginées pour subtiliser à un oncle ou à un grand frère un de ses Playboy et le montrer aux copains engloutissait une énergie considérable. La censure interdisait cependant d’y montrer le sexe masculin — même dans Penthouse, plus trash — ou de suggérer toute interaction possible entre l’anatomie des deux sexes. Des questions resteraient longtemps sans réponse. De très grandes surprises nous attendraient, une fois les lumières éteintes.

Voilà, chers membres de la génération Z, dans quels enfers nous avons grandi. La misère technologique et l’absence d’écrans portatifs nous forçaient à jouer au grand soleil ou sur la glace des jeux d’équipe absurdes, comme le baseball ou le hockey. Ou encore à s’inventer des aventures, à se lancer des défis dangereux, à multiplier les pirouettes, à construire des villes ou des monstres en Lego ou, par désoeuvrement, à parler aux filles. Vous ne pouvez imaginer les millions de shorts TikTok qui manquent à notre culture, les « j’aime » sur lesquels on n’a pas cliqué, les gang bangs qu’on n’a jamais vus, ni même imaginés.

Et pourtant, est-ce qu’on se plaignait ? Euh. Oui, bon, on se plaignait. Le ventre plein et la tête légère. Vous aurez compris, car vous êtes des p’tits vites, que je ne troquerais pas mon adolescence contre la vôtre. Mes angoisses contre les vôtres. Je n’ai qu’un mot à vous dire : courage. En fait, un autre : engagement. Et une injonction pour finir : saisissez toutes les joies humaines qui se présentent à vous.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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