Colomb, et pas à peu près !

Moi, je la trouve magnifique, l’avenue Christophe-Colomb. Et avec les pistes cyclables permanentes, elle deviendra plus invitante encore. Elle s’appelait le « boulevard des Ormes » jusqu’en 1897. Doit-on revenir à l’appellation d’origine et ainsi investir dans l’industrie du changement d’adresse et de l’imprimerie de cartes de visite ?

Rien ne sert de discourir sans comparer froidement les atouts de chacune des candidatures. Il y a du pour et du contre. Voici ma tentative de synthèse.

L’orme. Prisé des châtelains français pour son élégance, ce grand arbre de 30 mètres ou davantage a un cousin, l’Orme d’Amérique, superbement adapté à notre climat . Son fruit, précoce au printemps, attire et nourrit les oiseaux, dont la présence et les chants sont reconnus comme rehaussant l’indice de bonheur de ceux qui sont dotés, dans leurs environs, d’yeux et d’oreilles. Son feuillage participe à la baisse des températures, donc à la réduction de la mortalité pendant les canicules.

Tout n’est pas rose. Il attire et nourrit les écureuils, dont on pourrait se passer. Chaque automne, ses feuilles tombent et doivent être ramassées, un cauchemar. Par grands vents ou verglas, des branches tombent sur des passants et des voitures, ce qui peut gâcher leur journée. L’orme souffre de la « maladie hollandaise » — sans rapport avec la surévaluation de la monnaie causée par la surchauffe pétrolière, du même nom. Mais l’orme, coupé, est un excellent bois d’oeuvre, très résistant à l’eau et excellent dans la production de bâtons de hockey.

Christophe Colomb. Il en fallait, de l’audace, du charme, du sens de l’entreprise et de l’organisation, pour mettre sa vie à risque et traverser l’océan en quête de découvertes. Les Vikings et les Basques avaient fait la traversée avant lui, mais il fut le premier, non à découvrir, mais à conquérir. Il cherchait les épices et les soies d’Asie. Il s’est rabattu sur l’or.

Sur Hispaniola (aujourd’hui Haïti et la République dominicaine), il allait assujettir, puis annihiler, les quelques centaines de milliers de Taïnos et établir le système ainsi décrit par son fils Ferdinand : « Toute personne de 14 ans ou plus devait remplir une grande cloche de faucon de poussière d’or ; tous les autres devaient chacun payer 25 livres de coton. Chaque fois qu’un Indien rendait son tribut, il recevait un jeton de cuivre qu’il devait porter autour du cou comme preuve qu’il avait effectué son paiement ; tout Indien trouvé sans un tel jeton devait être puni. » On leur coupait les mains. Ils en mourraient. Puisqu’il n’y avait pas suffisamment d’or pour respecter le quota, des milliers d’indigènes, selon des sources contemporaines, se sont simplement suicidés.

N’allez pas croire que Colomb n’était cruel qu’envers les autochtones. Non. Il était à ce point mesquin qu’il a poussé 50 de ses marins à mourir de faim, même si des vivres étaient disponibles. Une douzaine d’Espagnols ayant échangé de l’or contre des vivres sans sa permission ont été fouettés. Colomb avait un penchant pour le nombre de cent coups de fouet, de préférence sur une victime nue, homme ou femme. C’est généralement fatal. Il lui arrivait aussi de couper la langue de ceux qui, croyait-il, l’insultaient. Des enfants, espagnols et indigènes, faisaient partie des victimes.

Oui, mais, bon, il ne faut pas le juger selon les normes éthiques du XXIe siècle, mais selon celles de l’époque, non ? Excellent argument. Ces derniers exemples sont tirés du procès qui lui a été fait, à l’époque, par ses contemporains horrifiés. La reine Isabelle (dont il fut, ou non, l’amant) était outrée qu’il torture les indigènes et en fasse des esclaves. Comment allait-on les convaincre ensuite de devenir de bons chrétiens ? Même le pape a pris leur défense. En pleurs devant la reine et le roi, Colomb a reconnu ses fautes et demandé pardon. Il ne fut emprisonné que six semaines.

Nous sommes donc en présence, avec Colomb, non d’un homme portant les imperfections de son époque et qui a fait ce qu’il a pu pour le bien commun, mais d’un personnage d’une exceptionnelle cruauté. Parmi les explorateurs, il ne figure pas dans le petit groupe des bienveillants, comme Champlain, mais dans celui des barbares, avec Cortès, pour ne pas dire des sauvages, au sens brut.

Doit-on lui imputer toutes les victimes de « l’échange colombien », c’est-à-dire de l’introduction dans les Amériques des virus et des maladies courants en Europe, mais inconnus des autochtones ? Cette hécatombe est certainement la pire de l’histoire humaine. L’hypothèse haute chiffre à cent millions le nombre de décès attribuables à ce choc biologique, ce qui équivaudrait au cinquième de l’humanité existante à l’époque. (On ne parle pas ici des maladies volontairement transmises, comme par le Britannique Jeffery Amherst, qui distribuait des couvertures infectées au virus de la variole.)

Comme l’explique superbement Charles C. Mann dans ses livres 1491 et 1493 sur l’avant et l’après-Colomb, rien ni personne n’aurait pu empêcher ce désastre, sauf en inventant la pénicilline 500 ans plus tôt. Cette tragédie sans nom était aussi inévitable que la transhumance humaine et n’est certainement pas une preuve de l’existence d’un Dieu infiniment bon.

Mais pour ceux qui tiennent à en vouloir personnellement à Colomb, Mann rapporte ce détail. Sur Hispaniola, il aurait bu avec l’eau des rivières la shigellose, maladie causée par une bactérie inconnue des Européens et provoquant le syndrome auto-immunitaire de Reiter, dont la douleur est intense et peut être mortelle. « Si, comme des scientifiques le soupçonnent, écrit Mann, le syndrome de Reiter a provoqué le décès de l’amiral, Colomb lui-même fut ainsi une des premières victimes de l’échange colombien. »

Verdict ? Ainsi mieux renseigné sur les avantages comparatifs des ormes et de Christophe Colomb, je me sens tout à coup pris d’un fort penchant pour l’arboriculture et les trésors sylvestres. Vous ?

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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