Le blasphème de Denis Villeneuve

Denis Villeneuve a travaillé fort pour insérer dans la seconde partie de Dune une blague qui ne ferait rire que les Québécois (et quelques Français). Il souhaitait faire prononcer par un des personnages secondaires importants, joué par Josh Brolin, le mot « tabarnak ». Il existe plusieurs prises de Brolin prononçant le savoureux juron, mais aucune n’avait l’authenticité souhaitée par le cinéaste. Le blasphème fut abandonné. Nous brûlons d’envie de les voir. Il devrait les envoyer à Infoman.

Si je puis me permettre une recommandation, il aurait été plus facile de faire prononcer le terme à un guerrier Fremen — ils parlent leur propre langue, aux relents arabes. Pour le troisième volet de Dune, dont la réalisation est désormais acquise, je verrais bien un de ces guerriers, au moment de crier « À l’attaque ! » lancer, sabre au clair, un « tabarnak » enthousiaste. (Note au cinéaste : je suis volontaire pour jouer le figurant qui aura cette seule ligne de texte. En attendant, je m’entraîne dans mon sous-sol.)

Le mot en T n’est pas le seul blasphème que Villeneuve a inséré dans son adaptation. En fin de film, la mère supérieure de l’ordre religieux des Bene Gesserit crie à l’« abomination », car elle reçoit l’ordre de se taire. M’est avis que le propos est destiné à Villeneuve, qui a volontairement et savamment modifié l’un des thèmes centraux du livre de Frank Herbert, Dune, pour lui substituer, soyons nets, un plaidoyer laïc. (Je ne m’en plains pas. Je constate et salue l’audace.)

Tout tourne autour d’une prophétie religieuse. Dans la planète désertique Arrakis, soumise à une cruelle colonisation extractive, les autochtones, appelés Fremen, seront un jour libérés grâce à la venue d’un sauveur étranger, le Mahdi. Les Fremen croient dur comme fer que cette prophétie les a habités de tout temps. Mais c’est une supercherie, une invention insérée dans leur culture par l’ordre religieux féminin dans le but de l’utiliser, le temps venu, pour servir son propre dessein de contrôle politique.

Villeneuve rappelle en entrevue que l’oeuvre de Frank Herbert est « un avertissement face aux figures messianiques, aux gens qui prétendent avoir une vérité ou qui marient la politique avec l’absolu ». Mais là où Herbert ne partage ce secret qu’avec nous, ses lecteurs, Villeneuve répand la (vraie) bonne nouvelle chez les protagonistes. Nulle part dans le livre ne trouve-t-on parmi les Fremen des mécréants. Personne qui met en doute la religion. Villeneuve invente deux fractures : une entre les jeunes, religio-sceptiques, et les vieux, croyants ; une autre entre les nordistes, laïcs, et les sudistes, fondamentalistes. On croirait le Québécois de la loi 21 juger durement l’obscurantisme des Américains de la Bible Belt.

Je ne dis rien ici qu’il n’avoue lui-même. Au micro de Patrick Masbourian, le lendemain de la première montréalaise, le cinéaste expliquait pourquoi il avait ainsi clarifié les choses : « Une des idées principales de la Révolution tranquille au Québec a été de dissocier cette société laïque là, qui s’est éloignée du joug de l’Église. […] Le Québec a été un laboratoire extraordinaire pour ça, et je pense que c’est là où je pourrais dire que mon adaptation a une sensibilité québécoise. »

L’irrévérence anticatholique des Cyniques de sa jeunesse sourd dans une scène — inimaginable dans le livre — où Villeneuve se moque du discours circulaire religieux. Comme le veut l’archétype du héros qui refuse dans un premier temps d’assumer le rôle imposé par le destin, le personnage central de Paul (Timothée Chalamet) nie être le Mahdi. « Vous voyez, il nie, exactement comme prévu. C’est la preuve que c’est lui ! » s’exclame un leader dévot (Javier Bardem). À ce point du film, dans la salle de cinéma, les rires fusent. Villeneuve a réussi à tourner les croyants en ridicule.

Un autre changement introduit par Villeneuve se nourrit au féminisme ambiant au Québec. Les livres font une grande part au pouvoir religieux et politique féminin. Mais dans ce pouvoir, la hiérarchie et la discipline règnent. Villeneuve libère deux personnages féminins majeurs. La mère de Paul, Jessica (Rebecca Ferguson), affirme son indépendance par rapport à l’ordre religieux dont elle fait partie. Ce n’est pas dans les premiers livres, et c’est un moment fort.

Surtout, le personnage féminin principal, Chani (Zendaya), est dans les livres la fidèle compagne de Paul, sa complice et conseillère. Dans Dune, deuxième partie, Villeneuve la transforme en rebelle féministe, antimonarchiste et laïque. Paul est un aristocrate ; Chani plaide devant lui les mérites de l’égalité des gens et des sexes. Ce n’est que lorsque Paul, converti à l’égalitarisme, lui confie souhaiter être non son duc, mais son égal, qu’il a droit au premier baiser. Puis, quand tous s’agenouillent devant Paul qui fait semblant de croire qu’il est le messie, Chani, seule, reste debout, défiante, puis quitte la scène et le film en chevauchant un ver des sables géant (je ne vous explique pas).

Cette rupture entre les deux figures principales du film est un écart majeur avec l’oeuvre d’origine. On se demande comment Villeneuve fera pour réunir les deux amoureux dans le troisième opus, car Herbert est formel : ils doivent procréer.

Résumons-nous. Un fils de notaire de Gentilly, formé au Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, est devenu l’un des cinéastes les plus talentueux et adulés au monde. Il en profite pour infuser une oeuvre phare de la culture occidentale de convictions laïques, antimonarchistes et féministes forgées dans son Québec natal, ce « laboratoire extraordinaire ». Si ça ne vous rend pas fier d’être Québécois, je ne peux rien pour vous.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

6 avis sur « Le blasphème de Denis Villeneuve »

  1. « Comme le veut l’archétype du héros qui refuse dans un premier temps d’assumer le rôle imposé par le destin, le personnage central de Paul (Timothée Chalamet) nie être le Mahdi. « Vous voyez, il nie, exactement comme prévu. C’est la preuve que c’est lui ! » s’exclame un leader dévot (Javier Bardem). »

    Je crois qu’il s’agit ici d’une référence à Monty Python: The Life of Brian. Brian nie être le messie: on s’écrie aussitôt: « Seul le messie nierait être le messie: c’est le messie! » Alors Brian, succombant à cet instinct contrarien, fait semblant d’avouer qu’il est le messie pour que la foule ne voit plus en lui qu’un imposteur prétendant être le messie, mais ça ne marche pas: son aveu est alors pris au premier degré. Et la foule de s’exclamer: « C’erst le messie: il l’a dit! »

  2. Vous avez d’autant plus raison que le roman original était farci de références à une œuvre qui s’appelait la Bible catholique orange, une tentative, réussie dans cet univers, de syncrétisme religieux. Tout ce qui en reste, c’est la Litanie contre la peur, que dame Jessica répète à un certain moment.

  3. M. Lisée, je vous aime,
    J’ai lu votre chronique dans Le Devoir. Ensuite, je lis votre commentaire sur Facebook. J’ai aussi lu Dune, bien sûr.
    D’abord, tel que je l’ai compris, Frank Herbert est hyper méfiant envers la religion. Ça en est presque le thème central de Dune. C’est Paul Atreides qui en est le plus sceptique jusqu’à la fin du roman. Ensuite, les femmes de Dune sont en abondance et de plus, en position de pouvoir, même s’il est religieux (le Bene Gesserit de la mère supérieure et de Dame Jessica). Donc, pour moi, Herbert est un précurseur du féminisme et l’égalitarisme.
    Denis Villeneuve est un génie, aucun doute. J’irai voir Dune II bientôt. Mais il ne faudrait pas lui attribuer plus de qualités qu’il n’en a déjà au détriment de l’auteur.

  4. J’adore votre analyse, ça donne vraiment le goût d’aller voir Dune, deuxième partie.
    Si jamais vous trouvez des extraits ce ce « Tabarnak ». Je souhaite que vous puissiez le partager.
    Merci

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