Les référendums fantômes

Il ne sera pas nécessaire de prévoir une réserve de maïs soufflé en prévision de la soirée référendaire sur l’immigration. L’évocation — on n’ose pas dire « menace » — par François Legault d’un appel aux urnes pour forcer la main de Justin Trudeau en la matière avait la consistance du Jell-O. Je prends donc un risque minime en classant ce référendum dans la catégorie méconnue des référendums fantômes, ces non-consultations qui ont (ou n’ont pas) jalonné notre histoire.

Nous sommes allés aux urnes cinq fois. D’abord en 1898 pour nous opposer massivement, à 81%, à l’interdiction de l’alcool. Le Canada ayant imposé quand même la prohibition, il a fallu le redire, en 1919, notre soif étant toujours inassouvie, à 79%. Puis en 1942, le premier ministre canadien McKenzie King ayant promis aux Québécois, et seulement à eux, qu’il n’y aurait pas de conscription pour les enrôler dans la seconde guerre mondiale, a demandé à tous les Canadiens de le délier de cette promesse. Ils l’ont fait (à 64%) mais les Québécois ont dit non, à 72%. Puis il y a eu les deux référendums sur la souveraineté et celui sur une nouvelle constitution, ce fut Non, Non et Non.

Voilà pour les votes existants. Voici pour les autres.

Immédiatement après l’élection surprise du Parti québécois (PQ) en 1976, le ministre Marc Lalonde propose d’organiser un référendum fédéral sur l’indépendance pour couper l’herbe sous le pied aux souverainistes. Le vote aurait eu lieu dans tout le Canada. Lalonde m’a confié que la question aurait été : « Êtes-vous favorable à ce que le Québec soit un pays indépendant du Canada ? »

Mais dans les semaines qui ont suivi l’élection de René Lévesque, la popularité du nouveau gouvernement devint manifeste et les chances de ressac face à une stratégie fédérale aussi agressive étaient réelles. La proposition Lalonde n’a pas été soutenue par Pierre Elliott Trudeau, qui craignait que l’utilisation d’un référendum fédéral sur l’indépendance rende légitime l’outil référendaire.

Reste que si le fédéral avait organisé ce référendum en 1977 ou en 1978, l’embarras pour le gouvernement Lévesque aurait été majeur. Au-delà d’un appel au rejet ou au boycottage, un résultat probablement négatif aurait mis une grande quantité de plomb dans l’aile du PQ.

Un autre référendum préventif fut envisagé. Le maire de Montréal à l’époque, Jean Drapeau, avait des relations difficiles avec le nouveau gouvernement Lévesque. Il a confirmé à ses biographes avoir sérieusement songé à demander aux Montréalais, le jour des élections municipales de 1978, de voter pour ou contre l’indépendance. Évidemment, il aurait fait campagne pour le Non et, compte tenu de la composition démographique de la ville, aurait remporté son pari.

Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce que cela aurait coûté très cher. En outre, le gouvernement péquiste aurait pu l’en empêcher en modifiant la Charte de la Ville de Montréal, qui est une loi régulière, pour interdire ce type de référendum. Les biographes du maire estiment que cette menace a convaincu le cabinet Lévesque d’être plus réceptif à certaines de ses demandes, dont la construction du mât du Stade olympique.

On a bien failli avoir un référendum en 1981, cette fois organisé par Pierre Elliott Trudeau. Il souhaitait modifier et rapatrier au Canada la Constitution du pays, qui était jusque-là une loi britannique. Il n’était pas certain que les Britanniques acceptent, à cause de l’immense controverse créée par sa volonté de procéder malgré le refus des provinces, dont le Québec. Trudeau a raconté par la suite qu’en cas de refus, il aurait demandé par référendum à tous les Canadiens le mandat de rapatrier unilatéralement la Constitution. Ce ne fut pas nécessaire, car Londres acquiesça.

Le grand référendum fantôme est évidemment celui qui n’a pas eu lieu pour ratifier la nouvelle Constitution de 1981-1982. Le Québec avait exigé sa tenue, mais les premiers ministres du Canada anglais étaient effrayés à l’idée que leur population dise non à l’enchâssement dans le texte des droits linguistiques des francophones hors Québec. Trudeau a d’ailleurs utilisé cette hantise la veille de la fameuse nuit des longs couteaux. En faisant mine de proposer la tenue d’un référendum à Lévesque, qui ne pouvait refuser, il créait volontairement la zizanie dans le front commun des provinces. Il n’avait aucune intention de tenir ce référendum, et il n’eut pas lieu.

On trouve en 1992 un cas particulier : la question fantôme. Au moment d’organiser la consultation sur la nouvelle Constitution négociée à Charlottetown, le premier ministre conservateur Brian Mulroney reçut un appel de Jean Chrétien, alors chef de l’opposition officielle. Il plaidait pour l’ajout d’une question sur le bulletin de vote québécois : « Êtes-vous pour l’indépendance, oui ou non ? »

Des membres du cabinet Mulroney ont étudié la question et l’ont soumise au sondeur Alan Gregg. Il jugea l’idée bonne, car elle aurait indiqué indirectement aux électeurs que le risque d’indépendance était réel s’ils rejetaient l’accord. Mais il s’avisa aussi que l’électeur québécois, ce ratoureux, pourrait voter non aux deux questions et faire capoter la réforme. Finalement, Mulroney s’y opposa, jugeant que cela donnerait une impression de paternalisme fédéral.

Bourassa avait aussi reçu l’appel de Chrétien. Il refusa de prendre ce qu’il percevait comme un risque grave. Pourquoi ? « C’est évident que ça aurait fini 52 % contre 48 % », m’avait-il confié par la suite. Dans quel sens, ai-je demandé ? « L’un ou l’autre », répondit-il. À l’époque, sans même une répartition des indécis, la souveraineté affichait 50 % dans les sondages, l’indépendance, 47 %. Des détails qui semblaient avoir échappé à Jean Chrétien.

Qui sait, sans les refus de Mulroney et de Bourassa, le gouvernement libéral québécois aurait pu recevoir en octobre 1992 l’encombrant mandat de réaliser la souveraineté.

Finalement, on a bien failli avoir un nouveau référendum dans la foulée de celui de 1995, si le Oui l’avait emporté. Jean Chrétien, alors premier ministre, avait mis sur un pied d’alerte le directeur général des élections du Canada. Estimant la question péquiste trop vague, il aurait posé un mois ou deux plus tard une formulation plus dure, utilisant peut-être le mot « séparation ». Il était convaincu de l’emporter (comme en 1992). Mais rien ne dit qu’ayant voté oui une première fois, les Québécois n’auraient pas été plus nombreux la seconde. Les sondages de l’époque indiquent que le Oui était passé de 49 % le soir du vote à 56 % en décembre, comme si les électeurs affichaient un remords de ne pas avoir été dans le bon camp, après coup.

Un résultat positif aurait définitivement clos le dossier. Jean Chrétien serait alors devenu, à son corps défendant, père fondateur d’un Québec indépendant. Ce fantôme l’aurait hanté pour l’éternité.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Ce contenu a été publié dans Démocratie, Indépendance par Jean-François Lisée, et étiqueté avec , . Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *