Assimilation, rapport d’étape

Au risque de passer pour un radical, j’ose aborder une question qui n’appartient pas qu’à l’Histoire : notre assimilation. Quand Lord Durham l’a formellement proposée à Londres, c’était pour notre bien. Il jugeait que notre niveau d’oppression était à ce point déplorable et que l’intransigeance des anglo-protestants envers nous atteignait, selon son enquête, un niveau de cruauté tel — et hors norme dans l’Empire — qu’il nous serait impossible autrement de nous extraire de notre misère. D’où le projet de nous fusionner de force avec l’Ontario de l’époque pour nous mettre en minorité.

Durham et les aïeuls de notre bon roi Charles n’étaient pas les seuls à souhaiter notre disparition. Franklin Delano Roosevelt, outré que les Franco-Québécois s’opposent à la conscription lors de la Seconde Guerre, avait imaginé de nous répartir sur tout le continent pour mieux nous fondre dans le melting-pot. On a donc quelques raisons de se sentir visés. Après tout, même les paranoïaques ont des ennemis.

Heureusement, certains ont su voir en nous une rare capacité de survie. Le grand historien anglais Arnold Toynbee annonçait, en 1948, dans Civilization on Trial, que toutes les nations allaient se fondre en un seul grand tout, à deux exceptions près. « Si l’avenir de l’humanité dans un monde unifié est appelé, dans son ensemble, à être heureux, alors je prédirais que demain réserve un grand rôle dans l’ancien monde aux Chinois et, sur l’île de l’Amérique du Nord, aux Canadiens français. Quel que soit l’avenir du genre humain en Amérique du Nord, j’ai la conviction que ces Canadiens de langue française, en tout cas, prendront part aux derniers événements de l’histoire. »

Certes, il s’est trompé sur tout le reste. Aux dernières nouvelles, le monde n’est pas en voie d’unification. Mais si nous souhaitons prendre part aux derniers événements de l’histoire — qui, avec le réchauffement planétaire et la possible prise de contrôle de la planète par l’intelligence artificielle, n’est peut-être qu’une question de décennies, voire d’années —, il serait utile de savoir où nous en sommes dans notre processus d’assimilation.

On mesure l’assimilation non lorsqu’on oublie sa langue d’origine, mais lorsqu’on ne l’utilise plus chez soi. Lorsqu’elle devient donc notre langue seconde. L’oubli complet peut prendre encore une génération ou deux. À l’extérieur du Québec, le taux d’assimilation des Canadiens français était de 27 % par génération en 1971. Lorsqu’on observe le rythme du déclin, de recensement en recensement, on constate que la courbe descendante est lisse. On ne perçoit aucun rebond provoqué par la volonté trudeauiste multiforme d’offrir services et écoles en français, ni après l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969 ni après l’enchâssement de ces droits dans la Constitution en 1982.

Après le recensement de 1996, même un fervent trudeauiste linguistique comme le chroniqueur torontois Jeffrey Simpson devait jeter l’éponge. « II semble bien que le poids de la démographie a été trop lourd à porter pour les minorités francophones, écrivait-il, penaud. Enlevez les Acadiens de l’équation, et les francophones hors Québec font face à une assimilation linguistique galopante. » On ne peut contourner la réalité, concluait-il : « Les programmes fédéraux, l’enchâssement des droits des minorités dans la Constitution n’ont pas fonctionné, excepté peut-être pour freiner le mouvement d’assimilation. »

Qu’en est-il aujourd’hui ? Charles Castonguay, qui suit ces choses de près, note dans L’aut’Journal que le taux d’assimilation des francophones hors Québec par génération est passé de 27 % en 1971 à 42 % au dernier recensement, celui de 2021.

Y a-t-il un point de non-retour ? L’anthropologue Frank Vallee, de l’Université Carleton, avait naguère fixé ce seuil à 50 %. Selon lui, résume Castonguay, « cela signifierait que l’anglais aurait si profondément pénétré le réseau de communications intimes d’une minorité qu’aucune espèce de bricolage institutionnel ne serait susceptible de renverser sa tendance à s’assimiler ». Suivant ce critère, la situation reste réversible pour les Acadiens du Nouveau-Brunswick (à 12 %), mais s’approche de la zone de danger en Ontario (46 %, mais 53 % chez les jeunes adultes). Ailleurs, le sort en est jeté : 55 % chez les Acadiens de Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard, 70 % en Colombie-Britannique et 74 % chez les Fransaskois (Saskatchewan).

Toute l’Amérique du Nord procède à cette absorption inéluctable des langues par l’anglais. Toute ? Non, pensez-vous : un village d’irréductibles Québécois résiste encore et toujours, soucieux de donner raison à la prophétie de Toynbee ? Pas tout à fait.

Au Québec, aujourd’hui, l’assimilation à l’anglais est un phénomène mesurable et mesuré. Entre 2016 et 2021, 25 600 allophones sont passés à l’anglais. Pire, un solde de 14 000 francophones sont aussi devenus anglophones — cela signifie que leur langue maternelle était le français mais que, désormais, ils parlent principalement l’anglais au salon, dans la cuisine et la chambre à coucher. Dans le Québec de la loi 101 et de la loi 96.

Je vous épargne l’ensemble des calculs, mais Castonguay note avec justesse que, puisque ces francophones changent de camp entre les deux derniers recensements, au total, davantage de résidents du Québec se sont assimilés à l’anglais qu’au français. Sur près de neuf millions d’habitants, le gain net anglophone n’est que de 5300, mais il est significatif, car il représente — peut-être, c’est à voir au prochain recensement — un point de bascule. Et on ne parle ici que d’assimilation. Donc ni de l’augmentation de 15 % du nombre d’unilingues anglophones, ni de l’augmentation de 40 % de la langue de travail en anglais générée par l’arrivée des travailleurs temporaires.

Donc, vous l’apprenez peut-être ici, l’assimilation des francophones québécois est un phénomène contemporain, actuel, mineur mais réel. Il opère d’abord sur les jeunes francophones montréalais. Entre les deux derniers recensements, 16 860 jeunes francophones de 15 à 44 ans habitant l’île de Montréal sont nés francophones puis sont devenus anglophones. Il s’agit de 4,6 % de tous les jeunes franco-montréalais. Et c’est un phénomène en légère progression de recensement en recensement. Combien de jeunes anglos ont fait le chemin inverse ? 4420. Ils sont moins nombreux en chiffres bruts, c’est normal. Mais aussi en proportion — 3,2 % — , ce qui l’est moins. Bref, à Montréal, en ce moment, la langue assimilatrice principale est l’anglais.

Alors, oui, on peut se disputer sur les causes. Est-ce Netflix ? Trudeau, le père, le fils ou l’esprit de Durham ? Une volonté calculée, un effort concerté, un effet systémique ou la conséquence d’une négligence coupable ? Le poids du français s’écrase-t-il ou ne fait-il que s’assoupir ? En tout cas, le français s’efface. Plus ou moins rapidement selon le lieu où l’on se trouve au sein du Canada et au sein du Québec. On a presque tout essayé pour renverser la tendance. Sauf cette petite chose : l’indépendance.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

4 avis sur « Assimilation, rapport d’étape »

  1. Malgré ces démonstrations plutôt éloquentes, je ne comprends pas vraiment pourquoi les Trudeau, Rodriguez, Champagne, Joly, … s’étonnent, avec beaucoup de mépris ou d’insolence, de la prise de position récente de Paul St-Pierre-Plamondon!

  2. À quoi sert-il aux anglophones d’apprendre le français si la majorité francophone souffre profondément du syndrome de Stockholm et préfère s’adresser à ceux-ci en anglais? Les effets secondaires de la Covid, l’envahissement de l’anglais par la technologie, la musique auront laissé leur trace et pris au piège les plus jeunes qui n’ont plus de repères en français. La visite du PM français Gabriel Attal fut un avertissement. Il lui a été impossible d’avoir une conversation de base en français avec Mary Simon, la gouverneure générale du Canada, qui avait promis d’apprendre le français à sa nomination en 2021! Quand le PM de la seule province officiellement bilingue du Canada (N-B) ne parle pas français et que François Legault, lui-même, ne savait pas que cette province était bilingue, il y a de sérieuses questions à se poser! Laissons de côté le français des politiciens: vraiment gênant! Avant de se lancer en politique au Québec, tous candidats devrait passer par une sérieuse évaluation de son niveau de français. J’ai comme l’impression que ça pourrait « brasser les colonnes du temple »!!

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