Le dernier fédéraliste

On a un jour demandé à Félix Leclerc ce qu’il pensait de la civilisation américaine. « Ce serait une bonne chose », a répondu le poète. On aurait obtenu la même réponse si l’on avait demandé au regretté Benoît Pelletier de nous dire ce qu’il pensait du fédéralisme canadien.

Avec son sourire engageant et la sagesse qu’il dégageait même en début de carrière, le professeur Pelletier nous a évidemment quittés beaucoup trop tôt, à 64 ans. (Comme vous le savez, la soixantaine est la nouvelle quarantaine.) Mais dans son impénétrable mansuétude, le destin aura voulu lui épargner d’être encore parmi les vivants au moment où un premier ministre canadien, au nom de famille Trudeau, piétine goulûment les compétences du Québec, et affirme sans vergogne que « les citoyens s’en foutent de quel ordre de gouvernement est responsable de quoi ».

Le mépris de l’ordre constitutionnel exprimé dans cette phrase est tel qu’on ne sait s’il faut ressortir l’expression de Robert Bourassa « fédéralisme dominateur » ou celle de Gérald Godin « fédéralisme enculatif ». Un sentiment de dégoût que l’actuel président de la commission politique du Parti libéral du Québec (PLQ), André Pratte, a traduit ainsi sur X : « Que ce soit vrai ou non, les leaders politiques responsables, eux, ont le devoir de ne pas s’en “foutre”. C’est particulièrement le cas pour le premier ministre du Canada, qui devrait être le gardien du système fédéral, celui-ci fondé sur le partage des compétences garanti par la Constitution. En se moquant ainsi d’un aspect central du régime canadien, M. Trudeau jette notre Constitution à la poubelle. Prétendre ensuite vouloir collaborer avec les provinces est cynique et hypocrite. »

Avant de nous quitter, Benoît Pelletier avait envoyé à ses amis fédéralistes deux signaux forts. Un premier dans les pages du Devoir, juste après la défaite d’octobre 2022. Dans « Que le PLQ se lève ! », il appelait son ancien parti à revenir « à ses racines en ce qui touche l’avenir politique et constitutionnel du Québec et [à redevenir] critique du système politique canadien ». L’adhésion des libéraux québécois au fédéralisme fait partie de « l’architecture fondamentale » du parti, est « sincère, assumée et affirmée ». Il ajoutait un « mais » : « Aujourd’hui, elle semble toutefois être devenue inconditionnelle, et ce, sans égard au sort que la fédération canadienne voudra bien réserver au Québec. Cette profession de foi ex cathedra à l’endroit du fédéralisme canadien, peu importe son évolution, entraîne une certaine résignation face aux vicissitudes du régime fédéral, tel qu’appliqué dans ce pays. »

Il reprenait cette idée dans une entrevue donnée en février de l’an dernier au collègue Antoine Robitaille, de QUB. Il souhaitait que le PLQ incarne non la résignation fédéraliste, mais la revendication fédéraliste. Et en ce sens, il souhaitait que son parti emboîte le pas à la demande du Parti québécois de réunir une nouvelle commission sur l’avenir du Québec.

« Les Québécois, depuis quelques années, montrent des signes de lassitude par rapport au dossier national, reconnaissait Pelletier, mais le leadership politique devrait indiquer au contraire aux politiciens d’aller au-delà de cette lassitude-là, de redonner aux gens de l’espoir et de leur redonner le goût de se battre pour des idées, notamment des idées qui vont dans le sens de la défense des intérêts du Québec à l’intérieur du Canada. » Il fustigeait, encore, le soutien « inconditionnel » du PLQ au fédéralisme.

Si l’appui fédéraliste devait au contraire être « conditionnel », c’est que le PLQ devrait garder vivante, quelque part dans son discours, la possibilité d’un départ de la fédération, bien qu’à contrecoeur, contraint et forcé par les événements. Robert Bourassa, maître du machiavélisme en ces matières, aimait répéter que la souveraineté était « la carte dans la manche » du Québec (il se faisait fort de ne jamais l’en sortir). Jean Charest n’avait pas une goutte de sang souverainiste dans son système, mais répétait régulièrement qu’il ne fallait pas sous-estimer le sentiment souverainiste au Québec, et qu’un Québec indépendant était viable. Dans un jour de grand courage, il avait même contredit le président français procanadien Nicolas Sarkozy en affirmant sur le perron de l’Élysée qu’en cas de victoire du Oui, la France n’aurait d’autre option que d’appuyer le Québec. Philippe Couillard rompit avec cette trame, soutenant notamment que le Québec serait « en faillite » s’il faisait l’erreur de s’éloigner du cocon canadien. La doctrine Pelletier signifierait donc de fleureter avec la souveraineté, sans jamais l’épouser.

Ceux qui, comme moi, estiment que la trilogie de La matrice reste un des grands moments de science-fiction cinématographique trouveront une similitude avec cette posture. L’intelligence artificielle (IA) ayant gagné la guerre contre les humains, mais n’ayant plus accès à l’énergie solaire à cause d’un hiver nucléaire, elle utilise nos corps comme source de chaleur et d’énergie électrique. Ainsi nous vivons, immobiles, dans des capsules alignées comme des transformateurs électriques. Mais pour nous maintenir en sujétion, l’IA fait croire à nos cerveaux que nous avons une vie normale. L’illusion ne peut opérer que si, même inconsciemment, nous avons la certitude que l’évasion vers la liberté est possible. L’IA doit donc faire de cette liberté une réelle possibilité, tout en tentant de la juguler. Mais puisque la possibilité existe — et c’est le génial scénario de la trilogie —, la liberté peut triompher.

C’est donc, pour La matrice comme pour le fédéralisme, un dangereux mais nécessaire équilibre. Benoît Pelletier le savait. Justin Trudeau s’en moque.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

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