C’est bien de vouloir remettre les pendules à l’heure. Mais encore faut-il avoir une pendule. Encore faut-il savoir l’heure. Dans la discussion sur le déclin du français — ou, comme certains le prétendent, son « déclin présumé » —, ce ne sont pas les données qui manquent. Dans cette chronique comme ailleurs, on est davantage dans le trop-plein que dans la disette.
Mercredi, à l’Assemblée nationale, le nouveau commissaire à la langue française, Benoît Dubreuil, nous a rendu un service collectif majeur en offrant une balise claire permettant de déterminer si on va, ou non, dans la bonne direction. Pour sa première intervention publique, il donnait son avis sur les augmentations proposées des seuils d’immigration. Pour rappel : la Coalition avenir Québec (CAQ) a fait il y a un an à peine sa campagne en promettant de s’en tenir à 50 000 par an. Aller plus loin serait, a dit le premier ministre, « un peu suicidaire ». Fidèle à sa pratique de rompre ses promesses, il envisage maintenant de les hausser à 60 000, et en fait à 70 000 s’il compte à part une des nombreuses filières d’accès à la résidence permanente.
Dubreuil n’était pas venu pour taper sur les doigts de la CAQ, ce n’est pas son rôle. Il était venu lui dire comment atteindre l’objectif affiché de « renverser le déclin du français ». La décision de n’admettre que les immigrants économiques qui connaissent le français au point d’entrée, écrit-il dans son mémoire, est « susceptible d’accroître, de façon importante, l’utilisation du français par les personnes immigrantes ». Mais jusqu’à quel point ? Et quelle est la mesure du succès ?
Pour la première fois dans l’histoire des politiques linguistiques, il en fixe une : 85 %. C’est, une fois qu’on exclut les langues tierces et qu’on répartit les gens qui affirment être linguistiquement non binaires (donc anglos et francos également), la répartition des Québécois qui travaillent principalement en français et qui utilisent principalement la langue de Vigneault dans l’espace public. Si les futurs immigrants se répartissent linguistiquement ainsi, il n’y aura pas de déclin, affirme-t-il, mais stabilisation. Sinon, le déclin se poursuivra.
« Nous ne pouvons pas négliger les effets cumulatifs de cet écart, écrit-il. Si les 793 915 personnes immigrantes et les 148 075 résidents non permanents (RNP) qui occupaient un emploi au Québec en 2021 avaient opté pour le français au travail dans la même proportion que la population d’accueil (84,4 %), ce sont 234 243 personnes de plus qui y auraient utilisé le français le plus souvent au travail. Ce nombre représente 5 % de l’ensemble de la main-d’oeuvre du Québec. » L’impact serait « concentré dans la région métropolitaine de Montréal : le français y serait utilisé le plus souvent par 78 % des travailleurs, au lieu de 69 % ».
Le hic ? Les calculs de Dubreuil sur les scénarios proposés à 50 000 ou 60 000 par an n’atteignent pas sa note de passage de 85 %. Elles sont, au mieux, à 79 %. Donc elles ralentissent la rapidité du déclin, sans l’arrêter.
Mais la réalité linguistique est complexe, et qui sait si les autres mesures adoptées et à venir n’auront pas un impact à la hausse ? Placide, Dubreuil accepte cette part d’incertitude. Et comme il n’a pas le mandat de déterminer si une hausse des seuils sera délétère pour le logement, les places en garderie ou l’hôpital, mais seulement sur le français, il propose de s’appuyer sur les faits. Qu’on fixe d’abord le seuil à 50 000 et qu’on mesure chaque année, chez les nouveaux venus, si le critère de 85 % est atteint ou presque. Si oui, qu’on passe à 60 000 si on le souhaite. Sinon, on fait une pause et on s’interroge sur les boulons qu’il faut resserrer pour la suite.
La ministre semblait agréablement surprise par le mécanisme proposé (comme moi). Mais est-ce bien suffisant ? Il y avait autour de la table de la commission un véritable croisé du français, estomaqué que rien ne soit dit sur l’éléphant dans la pièce : les 370 000 temporaires dont l’utilisation du français est encore bien moindre que celle des permanents. « Si notre intérêt est la promotion du français, qui est en déclin, on fait fausse route parce que le troisième scénario est absent, à savoir les travailleurs temporaires. » Ce député, un libéral né au Maroc, est Monsef Derraji. Je lui accorde le titre de défenseur du français de la semaine.
Dubreuil a appelé en effet à une « approche cohérente » incluant les travailleurs et, a-t-il précisé, les étudiants temporaires, mais puisque la ministre nous annonce pour bientôt de nouvelles mesures sur le sujet, j’ai décodé qu’il attendait de les voir avant de se prononcer sur leur efficacité.
En vérité, l’excellente première performance de Dubreuil ne m’a pas étonné. Son CV était atterri sur mon bureau en 2002, alors que je cherchais quelqu’un qui connaissait bien l’allemand. Le CV de Dubreuil m’informait que son allemand était excellent, comme son anglais, son néerlandais et son russe. Il était désolé de m’informer qu’il ne pouvait que lire, mais ni parler ni écrire, le danois et le suédois (il ne s’est intéressé que par la suite au portugais, à l’espagnol, à l’italien et au roumain). Pour Les Politiques sociales, qui devint pour une décennie la référence francophone sur le sujet, Dubreuil produisait par pays des synthèses d’une qualité telle qu’on les retrouvait ensuite, en ligne, telles quelles, dans les textes de cours de profs d’université.
Il terminait son doctorat en philosophie politique sous la direction de Jean-Marc Ferry (il est donc « docteur ») et, de l’autre main, faisait publier dans des revues savantes des textes de pointe sur l’anthropologie des langues. J’ai rencontré beaucoup de gens intelligents dans ma vie, mais très peu du niveau de Benoît. J’en ai rencontré encore moins qui conjuguent ce savoir avec un pragmatisme créatif et une totale absence de suffisance.
À l’écouter présenter son rapport, je retrouvais l’homme posé, presque humble, vous expliquant sans aucun effet de toge que le patient malade — le français — requiert un traitement vigoureux, que ses signes vitaux doivent être annuellement vérifiés et que son rétablissement ne sera complet que si sa pression artérielle francophone atteint, ou dépasse, 85 %. Merci, docteur.
(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)
PS: Un internaute me reproche d’avoir écrit LA pendule, plutôt que LE pendule. La pendule réfère à l’horloge, ce dont je parle ici. Le pendule est le balancier de l’horloge, que je n’aborde pas.