Power, l’ambassadeur US, Sophie Durocher et moi

desmarais-sarkozy-photo1-150x150Plus tôt cette semaine, j’ai failli écrire sur le câble diplomatique envoyé à Washington par l’ambassadeur américain au sujet de l’influence des Desmarais sur Jean Charest.

J’aurais écrit que ce câble n’était pas très flatteur pour… l’ambassade américaine. En effet, au sujet des liens entre Desmarais, les sables bitumineux et Jean Charest, l’ambassadeur David Jacobson et son personnel — y compris une petite antenne de la CIA à Ottawa dont il faut faire semblant qu’elle n’existe pas — n’ont pas réussi à dégoter une seule information qui n’était déjà publiée dans le Journal de Montréal et reprise sur ce blogue.

En fait, c’est consternant. Jacobson suppute sur les liens entre Desmarais et Charest et sur la raison pour laquelle le PM québécois a durement attaqué la politique environnementale de Stephen Harper au début de la conférence de Copenhague en décembre 2009, mais s’est assagi par la suite. A-t-il subi des pressions des Desmarais, qui ont un intérêt direct dans les sables bitumineux ? Jacobson ne le sait pas. Peut-être, peut-être pas.

sophie_durocher2Dans sa chronique du Journal de Montréal de ce vendredi, Sophie Durocher est très fâchée du fait que, sauf au Devoir et dans les médias de Quebecor, on ait fait relativement peu de cas du câble diplomatique de Jacobson.

Ayant lu le câble attentivement (Le Devoir l’a mis en ligne ici), elle y a pourtant trouvé matière à tuer la une:

Dans sa missive à Washington, l’ambassadeur David Jacobson écrivait pourtant : « Paul Desmarais père et ses deux fils sont parmi les plus influents des Canadiens et ils ont de forts liens politiques et familiaux, surtout avec les libéraux fédéraux du Canada et avec le président français Sarkozy. »

Vous savez ce qui va arriver après cette affirmation fracassante ? Pas grand-chose.

Chacun a droit à sa lecture des faits. Mais il me semble que Jacobson écrit, dans ce paragraphe, une vérité de la Palice, qui ne peut pas fracasser grand chose. Mais Sophie en profite pour apostropher L’actualité et votre blogueur favori au passage:

L’actualité ne commandera PAS à un de ses journalistes une enquête fouillée sur les dirigeants de Power Corp. Le magazine ne posera PAS la question « Les Desmarais, les hommes le plus redoutables du Québec ? » [Note du blogueur: c’était le titre du portrait consacré à PKP]

Dans son blogue, Jean-François Lisée n’écrira PAS une lettre aux Desmarais les enjoignant à rendre des comptes à la population québécoise. [Note du blogueur: j’ai écrit une lettre ouverte à PKP]

À son prochain congrès, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec n’organisera PAS un colloque sur les ramifications tentaculaires de l’empire Power Corp.

Christiane Charette ne demandera PAS à un journaliste de Quebecor de tracer les liens entre Power Corp., la compagnie Total et les sables bitumineux.

Et si on avait vérifié si le cas Desmarais m’intéresse ?

Je me garderais bien de parler pour la FPJQ et Christiane Charette, mais j’estime qu’ils devraient faire mentir Sophie et traiter de ces sujets fort intéressants. Je puis cependant parler pour moi. Sophie a mon numéro de téléphone, mon adresse courriel et twitter, mais le temps lui a sans doute manqué hier pour vérifier si, vraiment, le cas Desmarais ne m’intéressait pas.

J’aurais pu lui dire que dans mon premier livre, Dans l’oeil de l’aigle, je cite un câble diplomatique américain, très intéressant celui-là, qui fait état d’une réunion organisée par Power pour établir la stratégie fédéraliste au Québec. Puis, que je raconte comment Paul Desmarais s’est fait le porte-parole de Pierre Trudeau auprès de l’ambassadeur américain de l’époque, contre les souverainistes.

Dans Le Tricheur, je raconte l’influence de Paul Desmarais sur Robert Bourassa et son entourage. Puis, dans Les Prétendants, j’explique les liens entre Daniel Johnson et les Desmarais. J’avais d’ailleurs à cette époque consacré une chronique télévisuelle aux tentacules politiques des Desmarais pour une émission de télé de Télé-Québec, organigramme à l’appui.

(Anecdote: En fait, quelques jours après la diffusion de cette chronique, quelqu’un avait appelé André Pratte pour se plaindre que «Tout est dirigé par Power Corporation, tout le monde sait ça. Chrétien, Johnson, c’est Power Corporation.» Pratte, alors chroniqueur à La Presse, avait repris cette phrase dans son texte pour illustrer le cynisme ambiant, mais sans la contester, ce qui lui avait valu une démotion immédiate, après une intervention personnelle de Paul Desmarais. André dut se contenter de couvrir la « recherche universitaire » pendant de longs mois, jusqu’à l’arrivée de Guy Crevier qui lui confia la page éditoriale. Cause et effet ? Qui sait ?)

Conseiller de Jacques Parizeau, dont les Desmarais ne sont pas des fans, j’avais écrit le discours de fin de campagne référendaire qui galvanisait les foules et où Monsieur affirmait que le référendum était un choix entre « le Clan Desmarais » et « le camp du changement ». Pourquoi le clan Desmarais ? Parce que les deux chefs du camp du non, Jean Chrétien et Daniel Johnson, étaient liés à Power.

En 2008, je soulignais pour la dénoncer l’influence de Paul Desmarais sur la pensée québécoise de Nicolas Sarkozy, dans un article envoyé au quotidien Le Monde.

desmaraisCouvrant spécifiquement la querelle Journal de Montréal / Gesca sur les sables bitumineux, j’écrivais dans ce blogue en janvier 2010 le billet Les Desmarais: un empire médiatico-bitumineux ? Tentant de faire la part des choses, j’y écrivais notamment ceci:

il ne fait aucun doute que les membres de la famille Desmarais, propriétaires de La Presse et de la chaîne de journaux Gesca, sont fédéralistes, capitalistes et heureux de jouer dans les coulisses du pouvoir québécois, canadien et français pour hisser les amis vers le haut et écarter les importuns vers les côtés.

Et, après avoir repris la totalité des informations Power/Total/Sables bitumineux éclairés par le JdeM, je concluais ainsi:

Il est problématique que la principale chaîne de journaux au Québec soit aussi timide dans sa couverture d’une des familles les plus influentes au Québec, la famille Desmarais. C’est un vrai problème, dont le miroir inversé est la couverture des activités de Quebecor par les publications de l’empire Péladeau.

 

Les informations concernant l’influence des Desmarais dans Total et, par ce biais, dans les sables bitumineux, étaient connues.  Elles apparaissaient dans le livre Derrière l’État Desmarais, de Robin Philpot, publié en 2008. Cet essai, que j’ai lu avec intérêt, n’a pas eu droit à un seul article dans La Presse ou dans les journaux de la chaîne — sauf Le Soleil qui en a dit du mal en quelques mots. Aucune des informations colligées par Philpot n’a été reprise, discutée, voire réfutée.

 

En fait, une recherche des mots Power et Total dans la banque des articles de la chaîne Gesca pour les deux dernières années renvoie à des textes sur les activités de Total en Birmanie et sur des questions soulevées à ce sujet par des actionnaires de Power.  Cependant, comme le signale Dany Doucet [du JdeM], un lecteur de tous les journaux de Gesca n’aurait jamais su qu’il y avait un lien entre Power et les sables bitumineux, donc avec un des grands enjeux de politique environnementale du pays.

Je crois cependant qu’il est illusoire de penser que les journalistes de Gesca s’adonneront un jour à une couverture systématique, voire agressive, de l’empire Power, ou de penser que ceux de Quebecor feront de même avec leurs proprios. L’indépendance d’esprit est une chose, le réflexe suicidaire, une autre.

 

Dans le contexte d’hyper-concentration médiatique dont le Québec est aujourd’hui victime, le seul antidote réaliste est de compter sur Quebecor pour éclairer les activités de Power, et sur La Presse pour suivre à la trace celles de Quebecor. Et (ajout tardif mais nécessaire), il faut compter sur Le Devoir pour trouver dans cette couverture un juste équilibre.

Je tiens à remercie Sophie Durocher de m’avoir offert l’occasion de ce petit rappel, moi qui ai beaucoup discuté, récemment, des affaires de son patron PKP. J’attends maintenant avec intérêt la liste des occasions où Sophie a critiqué l’empire Quebecor. Ce n’est pas pressé.