Suprême compte à rebours

Enfin, on arrive en finale. Quelqu’un finira par avoir la coupe. On saura qui mène en ce pays : les élus de l’Assemblée nationale, utilisant les règles qui leur ont été imposées en 1982 par le reste du pays et la reine Élisabeth II en personne, ou alors des juges qu’on aura convaincus de changer ces règles en cours de partie et a posteriori pour déclarer nuls et non avenus les buts comptés par les Alain Côté du Québec, ces cocus de la Constitution ?

Fin février, en demi-finale, les choses se présentaient pourtant bien. Trois juges de la Cour d’appel du Québec avaient alors déclaré qu’ils savaient lire, et que le texte fondamental du pays stipule en toutes lettres qu’une assemblée parlementaire a le droit, à sa guise, d’utiliser la disposition de dérogation pour faire son propre arbitrage entre droits collectifs et droits individuels. Lorsqu’elle le fait, a tonné leur jugement, les magistrats n’ont d’autre choix que d’accepter la prérogative démocratique. Et de se taire.

Ce serait trop beau. Au contraire, parlez, parlez, supplient les opposants à la laïcité et au pouvoir législatif à l’adresse des juges de la Cour suprême, qu’ils souhaitent faire sortir de leur mutisme pour pondre du droit tout nouveau — du droit qui écraserait la tyrannie de la majorité parlementaire québécoise pour la remplacer par, bien, la tyrannie de neuf juges.

Pourquoi les défenseurs du droit des enseignantes à porter des signes religieux misogynes devant leurs élèves, pourquoi ces apôtres du pouvoir absolu des juges non élus ont-ils des raisons d’espérer ?

D’abord parce que les juges ne sont pas issus de la cuisse de Jupiter. Ils sont sortis de la cuisse du premier ministre. Et cela change tout de savoir de quel premier ministre ils surgissent. Le constitutionnaliste Guillaume Rousseau a mesuré le parti pris trudeauiste des juges. Dans un petit livre publié il y a un mois, La pensée des Trudeau, le Québec et le pouvoir judiciaire (édité par l’Institut de recherche sur le Québec), il a compulsé les traces laissées derrière eux par les magistrats : leurs décisions. Il a choisi les sujets les plus importants de la pensée trudeauiste : une propension pour le bilinguisme symétrique, pour le multiculturalisme, pour le primat des droits individuels, pour un État central et un pouvoir judiciaire fort. Une aversion pour tout ce qui va en sens inverse.

Pour savoir si les juges nommés par la dynastie Trudeau sont fidèles aux préceptes de leurs géniteurs — car l’évasion est toujours possible —, Rousseau et son recherchiste Sébastien Bouthillier ont fouillé une trentaine de jugements rendus sur ces enjeux cruciaux. Au total, ces juges tombent du bon côté du trudeauisme 6 fois sur 10. Lorsqu’il est question de droits individuels — le sujet qui nous concerne —, c’est 7 fois sur 10.

Combien des trois juges de la Cour d’appel qui se sont prononcés pour le droit de l’Assemblée à affirmer sa souveraineté parlementaire, combien avaient été nommés par un Trudeau ? Zéro. Et combien chez les neuf suprêmes ? Six.

Les zélotes de la Fédération autonome de l’enseignement, du Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) et de la Commission scolaire English-Montréal ont une autre raison d’espérer vaincre au sommet de l’édifice judiciaire canadien. Les juges ne vivent pas dans un Olympe de la pensée pure (rappel : on reste sur la métaphore des dieux grecs), mais dans le pays réel. Ils entendent les arguments savants présentés devant eux, certes, mais savent aussi jauger l’air du temps.

Au parlement fédéral, tous les partis politiques (hormis le Bloc québécois) — et en particulier le procureur général du gouvernement Trudeau — leur enjoignent de resserrer l’étau légal sur les élus de l’Assemblée nationale, ces impétrants incapables de poser un jugement lucide sur leur société. Certes, leurs décisions sont soumises au test électoral tous les quatre ans. Certes, lorsqu’ils utilisent la disposition de dérogation, ils doivent la réitérer tous les cinq ans, et donc après un possible changement de gouvernement. Mais, bon, ils n’ont pas tous fait leur droit. Surtout, ils ne sont pas membres de l’association Lord Reading.

Qu’est-ce ? Une influente confrérie de juristes montréalais, farouchement opposée à la loi 21 et qui attire les juges de la Cour suprême comme le miel, Winnie l’ourson. Le regretté Frédéric Bastien nous avait appris que deux juges de la Cour suprême, qui l’ont quitté depuis, devaient s’adresser en février 2020 aux membres de la Lord Reading, lors d’un événement de financement notamment commandité par un cabinet représentant le CNMC dans la contestation de la loi 21. L’intervention de Frédéric avait gâché l’événement, qui fut annulé nonobstant l’intérêt qu’il suscitait.

« Comment deux juges de la Cour suprême peuvent-ils, dans un tel contexte, aider au financement de Lord Reading et prétendre être neutres et impartiaux dans les décisions qu’ils auront à prendre ? » avait-il demandé. « Viendrait-il un seul instant à l’esprit des juges d’accepter de donner une conférence organisée par le Mouvement laïque dans le but de l’aider à se financer ? »

Il a aussi soulevé le cas du juge Nicholas Kasirer, toujours en exercice et nommé par Trudeau à la Cour suprême après que Lord Reading, dont il était membre, eut déposé à l’Assemblée nationale un mémoire contestant non seulement la loi 21, mais également l’utilisation de la disposition de dérogation.

Voici maintenant la liste des juges de la Cour suprême qui furent associés à des groupes de défense de la laïcité et de la souveraineté parlementaire prévue par la clause de dérogation. Attendez, je cherche… J’ai dû l’égarer. L’espace me manque. Dès que je la retrouve, je vous fais signe.

(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)

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