Impénitence artificielle

C’est magique. On a qu’à demander, cela apparaît dans l’instant. Dessine-moi un mouton, mais un mouton orange qui vole dans le ciel du New York des années trente et dans le style de Salvator Dali. Pouf, il s’affiche. Écris-moi un poème sur Pierre Poilièvre comme si l’auteur était Edmond Rostand. Les alexandrins s’enfilent devant vos yeux. Ponds-moi une chronique de 900 mots sur la catho-laïcité de François Legault en empruntant les tics d’écriture de Jean-François Lisée.

Wo ! Un instant ! Est-il sur le point de me voler ma job, celui-là ? Il n’aura fallu que quelques semaines entre l’arrivée de l’Intelligence artificielle en ligne et sa convocation devant les juges.  « Plagiaires », « machines à collage » sont deux des mots forts utilisés par les plaideurs pour vilipender les amas d’algorithmes dont l’impact dans la vie artistique ou journalistique peut devenir dévastateur pour les créateurs.

L’IA « est un parasite qui, s’il est autorisé à proliférer, causera un préjudice irréparable aux artistes, maintenant et à l’avenir« , a déclaré à CBS News Matthew Butterick, un des avocats de trois artistes californiens poursuivant la compagnie Stability AI, génératrice de contenus. Ce seul logiciel est utilisé par 10 millions de personnes par jour. Ses concurrents DreamUp et Dall-E 2 offrent essentiellement la même technologie et le même service.

« Tout va bien »

Les images et textes créés par l’IA sont-ils des créations originales? Les propriétaires de ces robots disent évidemment que c’est le cas. « Est-ce qu’une personne peut regarder la photo de quelqu’un d’autre et en tirer des leçons et faire une image similaire? » plaide David Holz, le PDG de Midjouney, dans un entretien à l’Associated Press. « Dans la mesure où les IA apprennent comme les gens, c’est un peu la même chose et si les images sortent différemment, alors il semble que tout va bien.»

Oui, c’est exactement la même chose que l’inspiration d’un humain, mais seulement si vous estimez que votre calculatrice a du génie chaque fois qu’elle arrache une racine cubique. Il n’y a, en fait, aucune intelligence dans le système probabiliste qui déduit froidement de son stock de données la forme statistiquement la plus proche de ce que vous avez demandé. Autrement dit, sans données à copier et réorganiser, rien n’en sortirait. Toute l’industrie de l’intelligence artificielle mourrait du syndrome la page blanche. Seuls des humains – et pas tous – arrivent, certes à partir de leur expérience personnelle, à inventer du neuf.

Bref, l’IA ne peut que régurgiter ce qu’elle a consommé dans des bases de données ou sur internet. Or à qui appartiennent ces données? Elles sont soit du domaine public, dont l’usage est autorisé par tous, soit de sites privés protégés par des droits d’auteur, ce que les maîtres des instruments en ligne semblent avoir décidé d’ignorer.

Selon l’analyse de l’expert en ces matières Andi Baio, les programmeurs de Stability AI ont nourri leur robot avec des gigatonnes d’images glanées tous azimuts, y compris dans les banques privées, notamment de la très chatouilleuse Getty Images, dont elle aurait « emprunté » 15 000 photos.  Getty a dégainé ses avocats londoniens pour réclamer son dû. Baio a trouvé des images venant de Vanity Fair, de la compagnie Disney – elle aussi très à cheval sur les droits d’auteur. Il a aussi constaté que furent pillés des sites d’artistes toujours vivants dont les œuvres servent désormais de point de référence pour la génération spontanée de dérivés infinis. Non, ils n’ont été ni consultés ni rémunérés.

La « capacité d’IA à inonder le marché avec un nombre pratiquement illimité d’images [similaires] infligera des dommages permanents au marché de l’art et des artistes », affirmé encore l’avocat Butterick. Ce qui est vrai pour l’image l’est évidemment pour le texte.

Pas seulement. J’ai toujours en tête une BD française publiée en 1974, Les mange-bitume. Dans cette extrapolation folle de la société de la voiture, tous les humains vivaient dans des mini-vans à conduite automatique qui sillonnaient sans fin les routes du monde alors que des robots s’occupaient de tout. Les satellites retransmettaient dans les voitures des films, informations et séries-télé produites par ordinateurs et ne faisant que recombiner des images et des scénarios antérieurs. L’auteur Jacques Lob (également idéateur du Transperceneige d’origine) et le dessinateur José Bielsa n’étaient pas que des bédéistes, mais des prophètes. Et s’il devient parfaitement envisageable de faire cracher une série Netflix par un IA dans un avenir très proche, à quand une version synthétique des Mordus de politique ? Comprenez mon émoi.

L’impossible pause

Il y a donc tout à fait lieu de décréter une pause dans le développement de l’IA, tel que demandé fin mars par un aéropage de penseurs, dont Yoshua Bengio. Une pause qui, bien évidemment, n’aura jamais lieu, la course aux milliards étant enclenchée entre géants de la Big Tech. Le meilleur exemple est Google, dont la directrice de la supervision éthique, Timnit Gebru, a perdu son emploi précisément pour avoir recommandé la prudence. Avec des collègues, elle a eu le culot d’écrire avoir « identifié une grande variété de coûts et de risques associés à la ruée vers des IA encore plus puissants, y compris les coûts environnementaux, les coûts financiers […] et le risque de préjudices importants, y compris les stéréotypes, le dénigrement, l’augmentation de l’idéologie extrémiste et l’arrestation injustifiée, si les humains interagissent avec une IA apparemment cohérente et la prendre pour les mots d’une personne ou d’une organisation légitime. »

Si même il était théoriquement possible, dans quelques démocraties, d’imposer un arrêt à la mise en ligne de ces logiciels, la Chine, la Russie, ou les sociétés occidentales via des paradis digitaux ne pourraient être freinés.

Les juges doivent en effet clarifier de toute urgence la question des droits d’auteurs pour empêcher le pillage digital des créateurs.Les législateurs doivent faire de même. L’encadrement légal n’a jamais su précéder les dangers technologiques, mais si le G7, le G20 et l’OCDE servent à quelque chose, ce devrait être l’élaboration de règles communes urgentes sur ces questions, sachant que les États voyous agiront, quoi qu’on fasse, en voyous.

C’est net, les compagnies d’IA tentent de forcer le jeu en utilisant la méthode UBER : on fonce dans le magasin de porcelaine, tant pis pour les modeleurs, polisseurs, tourneurs, et autres mouleurs qui s’arrangeront avec les morceaux et la colle. Au nom de tous les auteurs et créateurs – et en particulier des commentateurs politiques – disons non à l’uberisation des droits d’auteurs.

(Une version un peu plus brève de ce texte fut publiée dans Le Devoir.)

1 avis sur « Impénitence artificielle »

  1. C’est le synopsis de Blade runner 2049 la suite, le plus important dans la gestion de données, ce sont les informations bancaires, principalement celles relié au crédit individuel, A Zero ni plus ni moins, c’est comme un équivalent code 33 de la bible. Pour certains cela est d’une évidence même et pour d’autres une incompréhension total.

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