Ce qui pose problème, dans toute cette question d’accommodements, c’est la réaction de la majorité. De ceux qui s’accommodent. De ceux qui se sentent incommodés.
Je n’ai pas à rappeler à MM. Bouchard et Taylor que la majorité franco-québécoise est minoritaire au Canada. Et sur le continent. Sa survie même, à long terme, reste une question ouverte. Son identité n’a pas la force de la vieille pierre française ou du béton armé américain. Ces derniers 20 ans, on a chanté l’ouverture, l’interpénétration. Que du bon pain. Mais dans les neiges du dernier hiver, le Québécois moyen a perdu pied. À force de bouger les frontières de l’identité, d’ouvrir des brèches, on perd ses repères. D’autant que les Franco-Québécois ne sont pas eux-mêmes immobiles dans leur façon d’être.
Mon diagnostic est le suivant. Le Québec a eu pendant deux décennies un flirt prononcé avec le post-modernisme, qui a culminé avec le choix d’André Boisclair comme chef du PQ. Mais le cumul des accommodements, d’une inquiétante réforme de l’éducation, et plus largement d’une perte de repères, provoque un retour aux valeurs sûres, un besoin de certitudes.
Alors qui est ce « Nous » réhabilité par la nouvelle chef du Parti québécois, Pauline Marois, et qui cause tant de remous, y compris chez les porte-parole souverainistes ? Il est presque gênant de devoir en donner la définition, tant il s’agit d’évidences sociologiques que seule une histoire récente malmenée par le conflit idéologique entre trudeauistes et indépendantistes a réussi à charger de TNT politique. Or c’est tout simple. La nation québécoise est formée de tous les citoyens qui y habitent, c’est évident. Dans la nation, il y a plusieurs « Nous ». La majorité francophone de tradition chrétienne, sans laquelle la nation n’existerait pas. Nous ne serions qu’une province. Qu’un régionalisme culturel.
Il y a le « Nous » de notre principale minorité, l’anglophone, qui ne craint pas de se définir comme telle et de revendiquer, comme les autres « Nous » des communautés juives, grecques, italo-québécoises, dont les associations – plus fortement financées par Québec que par Ottawa, contrairement à ce qu’on pense généralement – portent haut et fort l’identité spécifique et les revendications de leur groupe, de leur « Nous ». Les frontières de tous ces « Nous » sont éminemment poreuses, et c’est tant mieux ! Les mariages mixtes, les transferts linguistiques, l’immigration continue, tout cela brouille, métisse, interpénètre, pour le plus grand bien civique du Québec. Pas question, donc, de tenter de trouver des frontières entre « Eux » et « Nous », des critères, des tests ou autres balivernes.
Un simple constat, que le nous majoritaire est au centre, au cœur de la nation, que cet état lui confère droits et devoirs.
Le refus de ce constat mène à l’égalité des langues, donc au trépas de la loi 101, à l’égalité des histoires, donc à la marginalisation du récit québécois s’affirmant malgré les aléas et les conflits, ramené à une histoire parmi d’autres de tous les immigrants venus s’installer sur notre quadrant d’Amérique. Le refus de ce constat mènerait soit à enlever la croix sur le Mont-Royal, soit à y ajouter une étoile de David et un croissant illuminés, en faisant une rotation annuelle pour qu’aucun d’entre eux ne détienne en permanence la place centrale, et en dégageant de l’espace pour les futures demandes. Les amis de la montagne ne seront pas contents.
À grands traits : le Québec existe parce que sa majorité a vécu une histoire singulière, qu’elle parle le français et qu’elle est porteuse d’une tradition religieuse. Évacuer ou dévaluer cette réalité, c’est perdre l’estime de soi et, à terme, détester l’autre. La majorité franco-québécoise doit donc réaffirmer ses repères et en établir la prédominance sur ces trois plans : l’histoire, la langue et la religion.
L’histoire. Les fortes ventes de fictions historiques, le succès des grands spectacles historiques ou de chansons sur les aïeux démontrent l’appétit renouvelé du Québec pour ses racines. Il faut célébrer et faire partager cette histoire. Celle de nos contacts avec les premiers habitants. Celle de notre passé parfois trouble avec l’esclavage, l’antisémitisme et le duplessisme. Celle de la transformation de nos rapports notre minorité anglophone – hier conquérante, aujourd’hui coexistante – et de notre voisinage avec les communautés culturelles. Mais notre histoire à nous, au centre. L’histoire de ce qui nous fait uniques et non, comme le propose l’inacceptable réforme en cours, l’histoire de ce qui ne nous différencie de personne d’autre. On nous fabrique une histoire vide d’identité, pour un peuple qui doit au contraire la célébrer et construire sur elle.
La langue. On a fait de grands progrès depuis les années 1960. Mais on sent depuis 10 ans une série de petits reculs : dans la langue de travail, dans la proportion d’élèves inscrits au primaire en français, dans le choix de la langue au cégep, dans l’affichage. Si on veut des accommodements fructueux, la garantie de pouvoir parler une langue commune est une condition essentielle. Et sait-on que, 30 ans après la loi 101, lorsque les allophones abandonnent leur langue d’origine, ils choisissent toujours majoritairement l’anglais (à 54%) ? Ailleurs, on répond avec détermination à de moindres inquiétudes. Au Royaume-Uni, un des derniers gestes de Tony Blair fut de réclamer que désormais 100% des nouveaux immigrants connaissent l’anglais au point d’entrée. La France réclame maintenant que 100% de ses futurs immigrants sachent le français avant de franchir sa frontière, y compris pour les réunifications familiales. Les élus américains proposent de réclamer des futurs immigrants mexicains la connaissance de l’histoire des États-Unis et de sa langue avant de faire le voyage. Tous veulent empêcher la formation sur leur territoire de groupes trop refermés sur eux-mêmes. Alors, pourquoi le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec se contente-t-il du fait qu’une proportion de 57% des nouveaux arrivants connaissent le français ?
La religion. C’est le cœur de l’affaire au Québec, comme sur la planète, en 2007. Après avoir vécu une surdose de catholicisme jusqu’en 1960, les Québécois avaient traversé une période de rejet, puis vivaient la laïcisation des institutions, tout en prodiguant, pour la plupart, un attachement plus cordial que spirituel envers les églises, curés et évêques, donc envers toute cette partie d’histoire et d’identité. Relation tourmentée, maintenant apaisée. La grande majorité des Québécois (88%) se déclarent chrétiens, croyants plus ou moins pratiquants, vivant une religion soft : baptêmes, mariages, enterrements, Noël et inscription des bambins à la pastorale de l’école. Nous n’entretenons que de lointains rapports avec Benoît XVI. Mais la croix sur le mont Royal, dans les villages et à l’Assemblée nationale sont des marques à la fois de notre passé et du fil qui nous y lie. On le tend à sa guise. On peut le lâcher, mais pas le couper.
Nous voici pourtant à un point de rupture. Nos penseurs gouvernementaux viennent de mettre un terme à l’enseignement religieux à l’école. Votre fillette n’aura pas de préparation à sa première communion. Des laïcs lui enseigneront l’histoire du petit Jésus, mais aussi celle de Bouddha, Allah et Yahvée. Si on veut du pur jus, il faut les envoyer à la paroisse, le dimanche. Eh oh ! Il y a le soccer, la piscine et le hockey. Pas que ça à faire, la religion ! Lorsque les 75% de parents (dont un bon nombre de religieux convaincus) qui ont choisi l’enseignement religieux s’en rendront compte, le tollé sera pire que celui du bulletin non-chiffré.
L’aménagement de la religion de la majorité (chrétienne) à l’école est donc sur le point de passer à la trappe. (Lire « L’école de tous les dieux ») Au même moment, le religieux des minorités entre dans nos institutions publiques par la porte des accommodements : kirpan admis à l’école par décision de la Cour suprême du Canada, demandes d’exemption de leçons de flûte à bec ou, pour de jeunes musulmanes, de cours natation mixtes. Qu’on ne se surprenne pas que cela cause des remous !
Notre ami Julius Grey est le défenseur des accommodements, dont le kirpan, ce petit couteau inoffensif et bien caché que les sikhs portent sur eux, malgré l’interdiction totale d’armes blanches dans les écoles. Il a un argument imparable, car il part du point de vue de l’intégration : le jeune sikh qui a droit à son kirpan ira à l’école publique, où il sera mieux intégré à la société. Si on le lui refusait, il irait à l’école sikh, avec les siens, et serait moins intégré. On en conclut qu’il n’y a rien à faire. Que c’est un mal nécessaire. C’est faux.
Il faut, à mon humble avis, prendre collectivement cette décision de principe : au Québec, l’école sera d’abord laïque et, dans une case horaire déterminée, ouverte aux enseignements religieux.
Je m’explique : dans ma proposition, aucune école confessionnelle ne sera financée par l’État – ni publique, ni privée – ni chrétienne, ni juive, ni musulmane. Au sein de l’école laïque, et à leur charge, les grandes religions disposeront d’une case horaire par semaine – disons, une heure trente le vendredi matin — qu’ils aménageront à leur gré. On pourrait y ajouter un créneau horaire en parascolaire. Aux parents d’y inscrire leurs enfants et de payer un supplément s’il est requis. Le membre d’un clergé qui utiliserait cette fenêtre pour enseigner la haine ou toute forme d’exclusion serait radié. Les parents que cela n’intéresse pas, enverront leurs enfants au nouveau programme Éthique et culture religieuse. Voilà un aménagement qui colle aux besoins de la majorité et à laquelle les minorités religieuses pourront et devront s’accommoder.
Mais que fait-on des droits acquis ? Les clauses grands-pères ont été inventées pour cela. Le primaire et le secondaire durent 12 ans, maternelle comprise. Ajoutons cinq ans pour les enfants nés et à naître. Et affirmons que, dans cinq ans, l’État cessera de financer les écoles religieuses au niveau de la maternelle. L’année suivante, à la première année, et ainsi de suite jusqu’à la fin du régime de subventions, dans 17 ans. Des aménagements pourront être faits pour la fratrie. Le droit aux écoles religieuses privées non subventionnées est, lui, protégé par des traités internationaux. Il faut le respecter, l’encadrer sérieusement, en aucun cas ne l’encourager.
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Inscrivons dans une constitution québécoise ce principe de l’école laïque et ouverte aux religions, consacrons dans ce texte fondamental nos choix au chapitre de la prédominance du français et du fait québécois dans ce coin d’Amérique. Introduisons-y également, pour la première fois, une hiérarchie. Le droit à l’égalité, notamment à l’égalité des sexes, doit prédominer dans la sphère publique et dans la sphère privée (c’est-à-dire hors de la pratique religieuse proprement dite) sur la liberté de religion. En cas de conflit entre les deux, nos juges et administrateurs sauront désormais quoi privilégier. Dans cette constitution, conférons une citoyenneté québécoise, concomitante avec la canadienne, et qui attribuerait le droit de vote aux élections québécoises. Pour les nouveaux arrivants, cette citoyenneté, comme la canadienne, serait assortie de conditions : connaissance historique et culturelle du Québec, connaissance de la langue officielle. Cela est trop sévère ? Étiez-vous sincère quand vous vouliez que le français soit la langue officielle ? Il y a un moment où il faut être sérieux, sous peine de ne pas être pris au sérieux.
Ainsi équipés, nos juges et nos administrateurs publics pourront voir venir de façon plus cohérente — et convergente avec les vœux de la majorité des Québécois — les demandes d’accommodements qui deviendront d’autant plus raisonnables que les demandeurs seront avertis du cadre qui leur est légitimement indiqué.
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J’ai longtemps pensé que les promoteurs d’un hymne national québécois faisaient preuve d’enthousiasme prématuré. Je croyais cette tâche plus utile pour les premiers mois d’un Québec souverain. Il est vrai que le concept a une odeur de boules à mites. Sauf lorsqu’on voit, dans nos rues, à chaque étape du Mundial, nos compatriotes encourager les équipes de leurs pays d’origine avec ces chants enracinés en eux. L’heure me semble venue d’un grand concours débouchant en un hymne rassembleur.
Tout se tient. Si les Québécois se musclent l’épine dorsale, s’ils posent des règles nouvelles et claires, il se trouvera encore 1000 sujets à débats. Des décisions plairont, d’autres irriteront. Mais nous serons d’autant plus tolérants que nous nous saurons respectés. Nos nouveaux citoyens se plieront d’autant plus aux décisions de nos élus et de nos juges qu’ils auront été informés et accueillis par un peuple qui sait ce qu’il est et ce qu’il veut. Et qui peut, en plus, le chanter.
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COMPLÉMENT :
Kirpan, Niquab, Érouv
Équipés de la nouvelle constitution que je propose, nos juges et nos administrateurs publics pourront voir venir de façon plus cohérente – et convergente avec les vœux de la majorité des Québécois – les demandes d’accommodements qui deviendront d’autant plus raisonnables que les demandeurs seront avertis du cadre qui leur est désormais bien légitimement indiqué.
Qu’auraient fait nos juges avec le Kirpan ? Je n’en suis pas certain. Mais la tentation de laisser passer ce jeune Sikh pour la seule raison de l’intégrer ne jouerait plus. Il n’aurait d’autre endroit où aller qu’à l’école laïque. Peut-être pourrait-il porter son Kirpan pendant son heure d’enseignement religieux ? Aller, va.
Le voile ? Franchement je m’y suis habitué et ce qu’on met sur sa tête ne devrait pas soulever l’ire nationale. On a plus urgent.
Idem pour l’Érouv, ce fil qui crée un périmètre dans un quartier, comme à Outremont, pour permettre aux juifs pratiquants de se déplacer pendant le Sabbat. Il ne dérange personne. Seuls ceux qui voudraient faire tomber la croix sur le Mont-Royal, donc laïciser jusqu’à plus soif, peuvent s’offusquer d’un signe aussi invisible de présence religieuse.
Mais comme le gouvernement travailliste britannique et comme le grand Mufti d’Égypte, je pense que la Burka, le Nikab ou toute pratique couvrant le visage ne devrait pas être tolérée dans les tractations avec les institutions publiques (écoles, fonction publique, justice et, bien sûr, bureau de vote) et que la loi devrait permettre aux institutions privées – commerces et autres – d’en refuser le port. « C’est vraiment le simple gros bon sens, disait Tony Blair, que lorsqu’une partie essentielle de son emploi est de communiquer avec les gens, il est important de voir le visage. »