En lisant la récente autobiographie de Ginette Reno, on s’imagine invité sur le patio derrière chez elle, l’écoutant nous raconter son enfance, sa mère acariâtre, son père alcoolique, la découverte précoce de son talent, ses escapades à 12 ans aux studios de CKVL. « Inquiétez-vous pas, Madame Raynault, la p’tite est avec nous autres ! » disaient les animateurs au micro. On l’écoute nous raconter ses problèmes médicaux — sources d’un tour de taille expansionniste et d’une turbo-libido —, ses amours, sa courageuse quête d’indépendance. Le soleil se couche à l’horizon, les bulles pétillent dans nos verres, on ne se lasse pas de l’entendre déverser son vécu, allant et venant entre fous rires et larmes à l’oeil.
Non-dit dans cet ouvrage, mais indissociable du bilan qu’on tire de sa vie : l’irruption du jeune et ambitieux René Angélil. Il rêvait de construire pour elle une grande carrière internationale. Elle a refusé. Il s’est replié sur Céline Dion. La suite est fulgurante. Les deux puissantes voix se sont réunies sur les plaines d’Abraham une fin d’été 2008, dans une émouvante communion.
Cette histoire a une morale, que je récuse. Ginette aurait eu tort. Il n’y avait qu’un seul choix valable : celui du succès universel. Conclusion confortée par les deux protagonistes. Ginette a déjà expliqué avoir eu « peur du succès » et être « passée à côté de beaucoup de choses ». « Ma mère me disait : “T’es née pour un petit pain.” Je la croyais ! » La veille du spectacle des Plaines, Céline confirmait : « Je repense souvent à elle partout où je vais. Elle aurait dû être là et avoir une carrière internationale. »
Un jugement en phase avec le signal émis de cent façons par la société : il faut être des battants, viser l’excellence absolue, monter tous les échelons, battre tous les records, briller, briller, briller.
Le Québec n’a fait que depuis peu l’apprentissage du succès : la construction de Manic 5, il y a 60 ans, en était sans doute le point de départ. Je me souviens encore d’une publicité de Desjardins du début des années 1980 dont le slogan était : « Réussir, c’est permis. » Ses concepteurs avaient bien perçu qu’un vieux fond catholique du voeu de pauvreté agissait encore, tapi au fond des consciences.
Aujourd’hui, alors que les Québécois excellent dans tous les champs de compétence, que nous avons nos multinationales, nos médaillés d’or, nos astronautes, nos multimillionnaires, les générations montantes baignent dans une quête de réussite individuelle et une culture du succès impensables du temps de maman Reno.
C’est tant mieux. Rien ne fut plus délétère pour le parcours québécois que le sentiment d’infériorité qui nous a longtemps plombés. Mais, comme partout en Occident, l’accélération et l’intensification du travail, la hausse des attentes quant à nos performances, provoquent un lot d’effets pervers : anxiété, décrochage, dépression, épuisement professionnel. Il y a un cap à ne pas franchir entre notre sain désir de dépassement et le sentiment insidieux que nous ne serons jamais à la hauteur. De plus, nous ne sommes pas tous des Céline. Nous n’avons pas tous des personnalités de type A. On peut connaître le bien-être sans devenir une star mondiale.
Le moment me semble venu de dire à Ginette, et à toutes les Ginette du Québec, que son choix était parfaitement légitime. Ce n’est pas comme si elle avait chômé. Huit CD, sortis en 2004, peinent à résumer sa carrière. Elle est la comédienne attachante de séries et de films — dont un des plus grands de notre cinéma, Léolo. Une vie superbement remplie. Face à Céline, prisonnière d’un contrat qui l’a fait chanter chaque soir à Las Vegas pendant quatre ans alors qu’elle aurait préféré s’occuper à temps plein de son nouveau-né, Ginette a choisi son rythme et son temps de travail.
Qu’en conclure, pour le Québécois qui ne fait pas dans la chanson populaire ? Que le temps choisi est toujours le meilleur. Qu’il importe que toutes les Céline du Québec puissent décoller et repousser les limites du succès. Et que toutes les Ginette du Québec puissent vivre sans inhibition et sans culpabilité leur vie à intensité professionnelle moins forte, mais non moins réussie.
Au total, les Québécois travaillent moins que les autres Nord-Américains, mais plus que les Européens de l’Ouest et les Scandinaves. Notre décision de nous permettre plus de loisirs, plus de temps à passer avec les enfants, les amis, est également un choix de richesse : le temps. Un bien précieux, fortement sous-évalué.
Une société équitable doit offrir le choix de l’intensité de la vie professionnelle. Que les battants et les ambitieux travaillent davantage et en retirent un revenu supérieur, tant mieux. Mais pourquoi le patronat, ailleurs champion des droits individuels, se rebelle-t-il lorsqu’on réclame le droit individuel de la caissière de Walmart de ne travailler que quatre jours par semaine si elle le désire ?
Chacun doit pouvoir décider de périodes de grande activité, puis de baisse de régime, en fonction de sa vie personnelle, de son énergie, des défis qu’il se donne. La législation du travail devrait le permettre. Pour les parents d’enfants du préscolaire à la fin du primaire, et pour les aidants naturels, la réduction volontaire du temps de travail devrait devenir un droit.
J’ai une autre raison de défendre le choix de Ginette. Notre Céline nous faisait honneur à Londres, à Paris et à Tokyo, mais nous a souvent manqué pendant de longues périodes. Ses apparitions locales, gérées avec brio par Angélil, étaient des oasis dans une traversée du désert. Ginette, elle, nous faisait le don permanent de sa présence. Venait presque chaque jour nous servir des croissants de soleil pour déjeuner. Est-il égoïste d’affirmer que nous, Québécois, avons pleinement profité du choix de Ginette ?
(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)
Quel bel hommage à une grande Québécoise !
Très belle et juste réflexion. Ginette Reno est une grande artiste dont nous avons pu profiter. Elle avait le droit à ses choix.
Personnellement, j’ai choisi du temps avec mes trois enfants et je ne le regrette pas jusqu’à présent, le travail passe après.
Est-ce possible d’appliquer cela aux infirmières et aux médecins? On ne leur permet pas le temps partiel. Si on les laissait choisir toujours leur horaire, qui travaillerait la nuit, le soir et la fin de semaine?
Ginette est une pure laine, bon choix de vivre au Québec, toujours possible de faire des petits tours ailleurs pour le plaisir.Soyons réaliste dans ce monde il y a beaucoup de faux prophètes…..
Magnifique texte, 🤩
C’est la plus grande, c’est la patronne 😉
Mais tellement dommage pour la🇲🇫
Quelle belle réflexion! Bravo Monsieur Lisée vous avez tout compris. Merci à vous.
Superbe éloge
Que vous me faites du BIEN..!!
OUI, ..CROIRE..que nous pouvons réussir…
y mettre le temps,les efforts,la constance,et la résilience .
M Jean François,,,MERCI
P,S il en est ainsi du QUÉBEC …j’y crois..j’y travaille
Amigo Gilles L Proulx