Jean-François Lisée : Le détonateur

Jean-François Lisée : Le détonateur

Tout le monde parle du Tricheur et de sa suite, Le Naufrageur. Mais qui est Jean-François Lisée? Qui se cache derrière le jeune blanc-bec qui pourfend politiciens et journalistes? Portrait d’un bourreau de travail.

Nathalie Collard

Hebdomadaire Voir 9 juin 1994


Il se décrit comme un souverainiste sceptique. On l’accuse d’être tout simplement déçu. Il prétend avoir dévoilé le plus grand scandale politique de l’histoire du Québec. On lui reproche de s’être fait flouer par le plus fin stratège de tous les temps. À 36 ans, le journaliste Jean-François Lisée vient de tirer à bout portant sur la cible la plus mouvante de l’histoire contemporaine: Robert Bourassa.

Plus qu’un portrait, Le Tricheur et sa suite, Le Naufrageur (tous deux publiés chez Boréal), sont des véritables radiographies des milieux politiques québécois et canadien. La preuve indiscutable que la morale, à Québec comme à Ottawa, est moribonde. Et pas seulement chez les politiciens.

Assis à la terrasse d’un café, un dimanche matin ensoleillé, Jean-François-Lisée s’apprête à dévorer une gaufre nappée de chocolat et enfouie sous une montagne de fruits frais et de crème Chantilly. Vêtu d’un short et d’une chemisette de coton, l’air gourmand, Lisée ressemble davantage à un gamin qu’au redoutable journaliste qui n’en finit plus d’indisposer les mandarins de la politique québécoise et canadienne. À la veille de publier le deuxième tome du Tricheur, sans doute la biographie politique la plus ravageuse jamais écrite au Québec, Tintin Lisée s’accorde enfin quelques heures de répit. «Je mange ce que je veux, je me couche et me lève à l’heure qui me plaît, confie le reporter. Je peux même boire un verre de vin au repas du midi, ce que je n’avais pas fait depuis deux ans.»

De jour en Jour

Seul fils d’une famille dont le père était l’un des épiciers les plus prospères au Québec, Jean-François Lisée a grandi au pays de l’amiante. Neveu de Doris Lussier, à qui il a d’ailleurs dédié Le Naufrageur, Lisée a fourbi ses premières armes dans un hebdo de région, Le Progrès de Thetford Mines, avant de se faire virer pour avoir pris la défense d’une collègue dont les textes avaient été censurés. «Il avait une belle plume et des idées, se souvient Clément Marchand, animateur à la vie étudiante de la polyvalente de Thetford Mines, aujourd’hui à la retraite. Disons qu’il fallait avoir de bons arguments quand on discutait avec lui.»

C’est dans les pages du quotidien indépendantiste Le Jour que Lisée fait ses débuts nationaux, après avoir réussi à convaincre Laurent Laplante, alors éditorialiste, de l’embaucher comme correspondant régional. «Laplante disait qu’il n’avait pas de budget pour les pigistes, se souvient Lisée. On s’est entendus pour un abonnement gratuit.» Bon timing! Peu de temps après, la grève de l’amiante éclate. Lisée fait la une. Il n’a que seize ans.

«À l’adolescence, nous étions fascinés par le Watergate, rappelle Denis Nadeau, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et ami d’enfance de Lisée. Jean-François se voyait déjà comme un Bob Woodward. Au Québec, nos idoles étaient Pierre Nadeau à Format 60, et Simon Durivage à Consommaction. On les regardait à chaque semaine puis on s’appelait pour en parler.»

Denis Nadeau se souvient aussi de la manie qu’avait son copain de tout classifier. «Il découpait plein d’articles de journaux qu’il classait selon des thèmes dans des chemises, puis dans des classeurs. Je suis sûr qu’il utilise sensiblement la même méthode aujourd’hui.» Nadeau a également été le témoin privilégié des premières incursions du jeune Lisée dans le monde des arts, des escapades sans lendemain qui ne l’ont jamais vraiment éloigné de sa véritable passion. À preuve, L’Apolitique, la première pièce de théâtre qu’il a écrite, et dont l’objectif était, de l’aveu même de l’auteur, «d’inciter les gens à s’intéresser à la politique».

«C’était évident qu’il serait journaliste», remarque ironiquement Denis Nadeau.

Le Walkergate

Le premier scoop de la carrière de Lisée est annonciateur: la publication, dans les pages du Jour, d’extraits secrets du rapport de la CECO, la Commission d’enquête sur le crime organisé, fourni par le président lui-même, Jean Dutil, un ami de la famille. «M. Dutil m’avait donné sa copie du rapport, raconte le journaliste, amusé. Je lui ai dit à deux reprises que j’allais en publier des extraits mais il ne répondait pas. J’étais jeune mais je n’étais pas stupide. J’ai compris qu’il s’agissait de ma première fuite.»

Après ses études collégiales, Lisée s’inscrit en sciences juridiques à l’UQAM, au grand dam de son père qui le voyait étudiant en droit dans une université «sérieuse». Pendant ses études, Lisée travaille de nuit à la salle des nouvelles de CKAC. À la même époque, il participe aux activités de la Ligue marxiste-léniniste du Canada, un épisode qu’il a lui-même baptisé « Un démocrate égaré chez les marxistes ». «On venait de vivre la Crise d’octobre, Pinochet et la Grèce, rappelle Lisée. Notre foi en la démocratie occidentale était au plus bas. Mais j’étais une tête forte, je posais des questions, je discutais. Un jour, j’ai acheté la Constitution de la République de Chine, un texte qui démontrait qu’il s’agissait d’une dictature. Alors je suis devenu franchement anticommuniste. Mais je demeure persuadé qu’il y a un livre à écrire sur cette période. D’ailleurs, il est déjà construit dans ma tête…»

Son bac terminé, Lisée décide de ne pas s’inscrire au Barreau et entre plutôt comme lecteur de nouvelles à NTR, la branche radio de la Presse canadienne. C’est là qu’il commettra la seule gaffe journalistique qu’on lui connaisse à ce jour, ce qu’il appelle en riant le «Walkergate»: un samedi matin, alors que le bulletin de nouvelles est particulièrement maigre, Lisée se met dans la tête de décrocher une entrevue avec Robert Walker, cadre au quotidien The Gazette, qui a fait circuler un mémo interne concernant les directives à suivre lors du prochain référendum, causant ainsi un véritable scandale au sein de la communauté journalistique. Après avoir composé en vain le numéro du quotidien anglophone, Lisée, déterminé, consulte le bottin téléphonique et trouve le numéro personnel de M. Walker. Il obtient finalement quelques bribes d’entrevue qu’il s’empresse de diffuser au bulletin de nouvelles suivant. Malheureusement pour Lisée, il ne s’agit pas du bon monsieur Walker. Le vrai, lui, est furieux. L’affaire se rend devant le Conseil de presse (qui l’a lavé de tout blâme) ainsi que sur le bureau de plusieurs patrons de NTR.

«Il a pris le téléphone et a appelé directement le grand patron de Broadcast News, à Toronto, se souvient en riant Pierre Tourangeau, alors supérieur de Lisée, aujourd’hui journaliste à Radio-Canada. Finalement, le bonhomme l’a félicité pour son initiative. De toute façon, personne n’aurait pu deviner qu’il ne s’agissait pas de la bonne personne.»

«À la question: « Êtes-vous Robert Walker du journal The Gazette? », le bonhomme m’avait répondu oui, renchérit Lisée. C’est clair que même Bob Woodward se serait fait avoir… J’ai appris qu’il ne faut jamais se laisser faire quand on pense avoir raison.»

La machine à écrire

Après plusieurs années passées comme correspondant à Paris, puis à Washington, Lisée est de retour au Québec. En 1990, il mène de front plusieurs projets, dont la publication du livre Dans l’oeil de l’aigle, ainsi que la rédaction d’un mémoire de maîtrise en communications, sans doute le seul texte signé Lisée qui croupisse quelque part sur un rayon de la bibliothèque centrale, à l’UQAM.

À l’été 1990, croyant entreprendre le récit de la souveraineté du Québec, Lisée s’embarque dans une galère qui durera presque quatre ans. Le résultat, on le connaît aujourd’hui: 200 heures d’entrevues, plus de 2 000 feuillets de texte ainsi que des tonnes de documents, à faire damner n’importe quel préposé des Archives nationales. «Par contre, remarque son copain Denis Nadeau, ce qu’on ne sait pas, c’est le nombre d’heures consacrées à l’écriture, les week-ends sacrifiés, les amis qu’il n’a pas vus. Ça, personne ne le sait, sauf Catherine, son épouse.»

En effet, à côté de lui, un workaholic se sentirait coupable… de ne pas travailler suffisamment. «Jean-François est un robot, affirme Pierre Tourangeau. Il n’a jamais les bleus.» En fait, l’expression « bourreau de travail » est faible pour décrire un homme qui, au cours de la même semaine, terminait le deuxième tome de son livre tout en préparant un documentaire qu’il avait scénarisé, et qu’il allait lui-même présenter, en plus de participer à sa réalisation.

«Il est déjà venu me porter des bouts du scénario à trois heures du matin», dit Daniel Creusot, réalisateur du documentaire diffusé sur les ondes de Télé-Métropole à la fin du mois de mai. «Après trois nuits sans dormir, on s’habitue», affirmait Lisée quelques jours avant la diffusion, le visage à peine fripé.

«Disons que si tu te sens plus vulnérable ou que tu n’es pas au meilleur de ta forme, il vaut mieux ne pas te tenir avec lui, lance Pierre Duhamel, rédacteur en chef du magazine Affaire Plus et copain de Lisée depuis l’époque de NTR. Même quand il fait du vélo, c’est dans le but de mieux performer au travail. Pour lui, tout n’est que job, job, job. Comme épicurien, j’ai déjà vu mieux.»

Les complices

Tel un ange salvateur, Jean-François Lisée serait donc descendu sur terre afin de remettre la politique québécoise sur la bonne voie. Avec Le Naufrageur, toutefois, il ratisse encore plus large. En effet, en acceptant la thèse du Tricheur, on n’a pas d’autre choix que de reconnaître la complicité de tout un pan de la communauté journalistique canadienne. «Jean-François force les journalistes et toute la profession à s’interroger, croit Paule Beaugrand-Champagne, rédactrice en chef adjointe au magazine L’actualité. Je sais qu’il va passer pour un moralisateur mais il fallait le dire, c’était important. Si les gens de la génération de Jean-François refusent d’être blasés, c’est le signe que notre métier ne mourra pas. C’est encourageant.»

«Lisée a élevé la barre de la méthode journalistique au Québec, croit pour sa part Luc Chartrand, collègue de travail de Lisée. Il a rapproché le travail journalistique du travail savant. Pour ma part, je trouve sain qu’il critique ses collègues, cela montre que nous ne sommes pas une corporation.»

Jean-François Lisée prétend ne pas avoir été surpris de la réaction frileuse et blasée de la presse parlementaire, à la sortie du Tricheur. «Par contre, dit-il, j’ai été déçu. Même les complices de Bourassa se posent plus de questions éthiques que les journalistes. Mais je suis content. Maintenant, c’est clair: on sait qu’il y a des journalistes pour qui le mensonge est acceptable et même nécessaire en démocratie. Si c’est sorti, ça signifie que c’est réversible. Maintenant, on peut soigner.»