Combien de fois l’aspirant premier ministre de Québec solidaire a-t-il prononcé le mot « pauvreté » pendant son discours de lancement de campagne ? Zéro. « Pauvres » ? Idem. « Travailleurs », « syndiqués », « non-syndiqués » ? Zilch. « Itinérants », « assistés sociaux » ? Ils ont vraisemblablement été jetés à la poubelle de l’histoire solidaire, avec les prolétaires et la classe ouvrière.
Il n’a pas fallu deux minutes à Gabriel Nadeau-Dubois pour identifier le groupe de Québécois désormais essentiel aux yeux de sa formation politique : « La crise du coût de la vie appauvrit la classe moyenne », a-t-il tonné. Bon, ce n’est pas tout à fait exact, même s’il n’est pas le seul à le dire. Comme nous l’indique Statistique Canada, au cours de la dernière année, la plus inflationniste, le salaire moyen a augmenté (à 8 %) davantage que l’inflation (à 7,3 %). La classe moyenne ne s’appauvrit pas, mais l’inflation l’empêche de s’enrichir.
L’absolue certitude, cependant, est que ceux qui touchent le salaire minimum n’ont obtenu, et tardivement en mai, qu’une augmentation de 5,5 %, donc 2,5 points de moins que l’inflation pour ce mois-ci. Il s’agit, si on osait les nommer, des pauvres, des travailleurs, des non-syndiqués.
Peut-être crient-ils à l’aide ? Pas dans le discours du porte-parole solidaire, qui nous informe que « les banques alimentaires sont pleines de gens de la classe moyenne ». Il les nommera trois fois ces nouveaux perdants de la lutte de classe pendant son discours, à l’exclusion de tous les autres, parfois appelés parents, familles et aînés, mais jamais autre chose.
Cette insistance sur la classe moyenne est depuis 2015 le leitmotiv de Justin Trudeau. À l’entendre, personne n’a plus d’importance que cet amas difficilement définissable de citoyens, cette expression attrape-tout qui vise l’immense majorité des électeurs. Selon les fiscalistes de l’Université de Sherbrooke, 42 % des Québécois sont de la classe moyenne, mais 56 % pensent en être. Une étude d’EKOS révèle que l’auto-identification à la classe moyenne grimpe à 70 % et au-delà lorsqu’on gagne plus de 80 000 $ par an !
Québec solidaire était un parti de gauche, anticapitaliste qui assume complètement, avec Gabriel Nadeau-Dubois, sa mue en un parti de centre gauche, social-démocrate. Je ne dénonce pas, je constate. Son nouvel épisode amoureux avec la classe moyenne est la résultante de cette transformation, qui répond à un pur impératif de mise en marché. Pour garder ses sièges et en obtenir d’autres, GND doit chasser sur de nouvelles terres.
Le toilettage du discours solidaire est à ce prix. La prose solidaire a été aussi nettoyée dans sa nouvelle plateforme de tous les termes évoqués plus haut, sauf pour le mot « pauvreté », deux fois cité. Le mot « capitalisme » n’y figure d’ailleurs pas, ni capitalistes, ni patrons, ni bourgeoisie ou exploiteurs, seulement les « très riches ». Au moment où ces lignes étaient écrites, il est d’ailleurs impossible de trouver sur le site de QS le manifeste de 2009 de Françoise David et Amir Khadir, Pour sortir de la crise : dépasser le capitalisme ?. On ne trouve qu’un communiqué. Les liens avec le texte d’origine ont été coupés, aux sens propre et figuré. (On le trouve en ligne à la bibliothèque de l’Assemblée nationale.) C’est le grand ménage idéologique solidaire.
On sait qu’en début de campagne, QS a retiré de son site une série de balados explorant des « idées dangereuses », comme la réduction du financement de la police, la vaccination obligatoire ou la nationalisation d’Internet. Un porte-parole a même affirmé que la présence furtive sur le site du nom d’un candidat éconduit depuis pour avoir aimé une chronique de Richard Martineau avait été « un problème technique ». Comme quoi, chez les solidaires, l’autocensure fait bon ménage avec l’autodérision.
Mais tout cela est bien secondaire. Justin Trudeau a bien peu parlé de pauvreté et nous a cassé les oreilles avec l’expression « classe moyenne » pendant ses campagnes électorales. Une fois au pouvoir, il a fait en sorte que le taux de pauvreté se réduise de plus de la moitié en cinq ans (de 14,5 % en 2015 à 6,4 % en 2020) avec une chute importante chez les enfants, grâce à la nouvelle allocation pour enfants. C’est une réalisation considérable.
La plateforme de QS, avec notamment une augmentation immédiate, à 18 $ l’heure, du salaire minimum, pointe dans cette direction, comme sa volonté de taxer les super riches. Mais pas les mesures annoncées pour mater l’inflation, qui sont outrageusement biaisées en faveur de la haute classe moyenne. En fait, de tous les plans anti-inflation, celui de QS est, après celui du Parti conservateur du Québec, le moins généreux en bas de l’échelle. Selon les calculs de l’économiste du Parti québécois Alexis Gagné-Lebrun, ceux qui gagnent moins de 25 000 $/ an ne toucheraient avec les solidaires que 300 $. Le plus généreux est le PQ à 2255 $. En haut de l’échelle, QS enverrait 2300 $ à ceux qui gagnent 200 000 $/ an, plus que tous les autres partis, et surtout beaucoup plus que le PQ, qui ne leur enverrait rien.
C’est que l’équipe de GND a choisi de donner un congé de TVQ à tous les citoyens. Congé de taxes pour les clients de la cantine comme pour ceux des restos quatre étoiles. Congé de taxes pour les acheteurs de vêtements au Walmart comme pour ceux qui fréquentent les grands couturiers.
En fait, sur le plan du progressisme fiscal, même le Parti libéral du Québec fait mieux que QS, en augmentant de 25 % le crédit d’impôt solidarité visant les plus démunis (le PQ double le crédit).
La campagne n’est pas terminée et on ne pourra tirer de conclusion qu’en cumulant toutes les carottes et tous les bâtons fiscaux de chacun. Mais pour l’instant, le pendule solidaire a malencontreusement quitté son penchant pour les démunis et profite davantage aux électeurs de Westmount qu’à ceux de Tétreaultville.
(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)