L’actualité, vendredi 11 mai 2007
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L’incertitude. Nous y voilà, dans l’incertitude politique. Pour plusieurs années. Et je dois avouer qu’à première vue, je m’y plais. Parce que récemment – depuis, disons, 2000 – nous vivions dans la certitude, et cela me lassait. La certitude qu’il ne se passerait rien, sur le plan de l’avenir du Québec. Pas de réconciliation avec la grande famille canadienne. « Le fruit n’est pas mûr » répétait Jean Charest. Pas mûr après un quart de siècle sur la branche, 25 ans après l’exclusion du Québec du traité de mariage qui le lie à son voisin, la Constitution. Pas même encore verdâtre. Ce fruit, celui de la reconnaissance, symbolique ou concrète, de la différence québécoise par le Canada, ne mûrit pas. Il s’évide. On peut même en mesurer la cavité. L’automne dernier, lorsque la Chambre des communes a voté une motion reconnaissant l’existence de la nation québécoise, nos voisins canadiens, sondés par Léger Marketing, ont exprimé leur désaccord à hauteur de 72%. Acide, le fruit.
Certitude aussi que rien ne se passerait du côté de la souveraineté. Environ 45% des Québécois, dont une petite majorité de francophones, croient toujours, moi inclus, que l’objectif est admirable, souhaitable. Mais nous avons compris des épisodes précédents qu’il faudrait, pour surmonter les obstacles, un élan et un timonier qui, pour l’instant, manquent à l’appel. Le 26 mars, le PQ au pouvoir, même majoritaire, n’aurait pu présenter une trajectoire crédible. Je peux me tromper, mais c’était et c’est toujours ma conviction.
Grâce à Mario, nous sommes dans l’incertitude. C’est un progrès. Il ne s’est pas fait tout seul. Il a eu beaucoup d’aide. Ce n’est pas rien de faire sauter des embâcles. Il faut une corvée – à la québécoise. Tous s’y sont mis. D’abord Jean Charest, qui a dirigé le gouvernement le plus impopulaire de tous les temps et a libéré, non seulement les modérés qui passent régulièrement d’un côté à l’autre, mais une partie non négligeable de l’électorat traditionnel libéral francophone. A preuve : la prime de l’urne est passée à l’ennemi. Elle est constituée d’électeurs âgés qui ne parlent pas aux sondeurs mais qui, le jour du vote, penchent du côté de la feuille d’érable. Cette fois, sans tambour ni trompette, ils ont choisi le p’tit-gars de Rivière-du-Loup. C’est majeur. Jean Charest est toujours au pouvoir. C’est heureux pour lui. Car il vient de présider au plus important dégonflement électoral de son parti depuis la confédération.
L’autre grand participant à la corvée fut André Boisclair. Chef de l’opposition officielle, il devait être l’harnacheur du mécontentement. Au moment de son choix à la direction péquiste, en novembre 2005, 56% des membres du PQ et des « Québécois-Québécoises » en général l’appuyaient. Il y eu donc un moment de grâce, où le Québec s’est miré dans l’image de ce jeune leader urbain, décomplexé, post-moderne, leur envoyant le visage du succès et de la confiance en soi. Des traits, non du Québec d’hier ou d’aujourd’hui, mais d’un Québec de demain. Une promesse.
Cet engouement était-il nécessairement éphémère ou André Boisclair aurait-il pu le chevaucher jusqu’aux portes du pouvoir ? Difficile à dire. Mais la décision du nouveau chef de consacrer ses premières saisons à des tournées régionales qui l’évacuaient des grands débats, plutôt qu’à une démarche où il aurait présenté ses convictions, son programme, son étoffe, à un public qui ne connaissait que sa coquille extérieure, a tôt fait de convaincre qu’il n’était qu’un beau parleur. Entré ensuite à l’Assemblée comme pour excuser sa trop grande absence, il n’y cassa aucune brique, pour dire le moins. La campagne électorale déclenchée, il était trop tard pour se réinventer. Sondée, l’opinion lui préférait et Mario Dumont et Jean Charest comme meilleurs premiers ministres, ce qui était terrible, et comme meilleurs convives à table, ce qui était fatal.
Les circonstances ont participé, aussi, à la corvée qui nous a conduit à Mario. Et elles ont transformé le post-modernisme de Boisclair d’atout en boulet. Comme les Français ont rejeté en 2005 le nouveau traité européen, se sentant dépossédés de la maîtrise de leur destin, le tiers des électeurs Québécois (et environ 40% des francophones) ont voulu en 2007 mettre le pied sur le frein et dire leur mauvaise humeur. D’abord face aux autres : l’affaire des accommodements raisonnables a suscité d’abord malaise, puis rébellion, finalement volonté de marquer sa présence et la prédominance de ses valeurs. Réflexe sain – surtout venant d’un peuple habitué à s’écraser – exprimé parfois gauchement, comme à Hérouxville. Politiquement, il fallait comprendre et ressentir l’inquiétude, pour mieux l’accompagner et la conduire dans les chemins de la raison. Le Parti québécois, jusqu’à hier porteur du combat pour la langue et l’identité des francophones québécois, a complètement raté ce bateau. Il était traumatisé par la déclaration référendaire de Jacques Parizeau sur « des votes ethniques » et venait de se choisir un chef qui ne voyait pas où était le problème. Qui était, comme on dit maintenant, « ailleurs ». Il n’y était cependant pas en assez forte compagnie. Ajoutez un grognement sourd contre une réforme de l’éducation imposée par des pédagogues qui se croient sortis de la cuisse de Charlemagne, un désamour pour les responsables de la fusionnite-défusionnite, et un recentrage d’une partie de l’électorat sur l’unité familiale (avec une production record de bébés), la vie de banlieue, la planification de la retraite, autant de thèmes sur lesquels la présence d’André Boisclair ressemble à une grave erreur de casting, quelles que soient ses qualités par ailleurs. Mario Dumont, lui, fut complètement connecté sur la grogne et avait la tête de l’emploi, sans compter la famille et le franc-parler. Ne lui restait qu’à entonner les grands succès du populisme de ligne ouverte – faire travailler les assistés-sociaux, virer des bureaucrates, abolir des structures – pour faire le reste.
Le détournement des énergies politiques vers des thèmes de confort personnel a plusieurs sources, dont celle-ci : la chute des libéraux fédéraux. Pendant 14 ans, avec les trudeauistes au pouvoir, le Québec était pour ainsi dire en permanence dans le ring. Mais voilà le boxeur adverse renvoyé aux douches. Cela provoque, dans tout le système politique québécois, une chute d’agressivité, d’adrénaline, qui se répercute dans les attitudes. La cicatrice canadienne est toujours aussi profonde, bien sûr. Mais le premier ministre canadien ne met plus quotidiennement de sel sur la plaie. Il applique au contraire un peu de baume et beaucoup de dollars. Ça ne guérit pas. Mais ça permet de penser à autre chose. Pour une partie de l’électorat, il ne devient plus essentiel de taper sur l’adversaire trudeauiste en votant PQ (l’adversaire est au tapis) ou de sauver le Canada en votant PLQ (il n’est plus en danger).
Voilà pour les causes. Quels beaux effets : le Québec est divisé en trois. Remettons les choses à plat : le PLQ a eu 1,3 millions de voix. L’ADQ : 1,2. Le PQ : 1,1. Moins de 5% de l’électorat séparent le premier du troisième. Et je déclare que le vainqueur est le plus grand perdant. En quatre ans de pouvoir, Jean Charest a réussi à égarer presque un demi-million d’électeurs francophones. Reviendront-ils ? Rien n’est moins sûr, car ils ont quitté un parti nationaliste modéré de centre droit (le PLQ) pour aller vers un parti nationaliste modéré de centre droit (l’ADQ). Si Dumont est moitié aussi habile demain qu’hier, il peut non seulement les conserver, mais puiser encore dans les 24% de francophones libéraux qui ont raté l’autobus adéquiste du 26 mars et qui se demandent encore pourquoi.
Jean Charest aura beau remanier cabinet et discours, le pli est pris. Le PLQ risque de devenir le troisième parti politique au Québec, de se voir repoussé plus encore dans ses bastions non-francophones et d’être durablement remplacé par l’ADQ comme, disons, le parti-des-Québécois-pas-pressés-pas-syndiqués-payant-des-impôts. D’autant que l’ADQ est en position idéale. Il aurait été catastrophique qu’il prenne le pouvoir le 26 mars avec une équipe aussi faible et un aussi grand état d’impréparation. Mais le voici investi du titre d’opposition officielle, du temps de tester ses nouvelles recrues et d’en faire le tri pour la suite, de l’attractivité requise pour recruter des talents. Ce sera presque irrésistible, pour les Québécois la prochaine fois, de le porter au pouvoir. Peu importe le slogan de l’équipe Dumont, le maître mot sera : « Il faudrait bien essayer Mario ». Sauf événement extraordinaire (mais il y en a souvent) rien ne bloquera ce mouvement. Et ce sera peut-être une bonne chose pour mes amis péquistes. Car pour faire descendre l’ADQ de son nuage, il faudra que Mario Dumont, devenu premier ministre, fasse la démonstration qu’il n’a de potion magique ni pour la santé, ni pour la taille de l’État.
Si les migrateurs libéraux accueillis à l’ADQ peuvent s’y sentir chez eux, il n’en est pas de même pour les migrateurs péquistes, qui ont commencé leur périple à l’élection de 2003 et ne sont toujours pas de retour (Bernard Landry n’avait pu retenir un demi-million d’électeurs en 2003, puis Boisclair en a échappé 145 000 de plus, beaucoup au profit de Québec solidaire). Mais qu’on en juge, le Québec compte 40% de syndiqués (1,3 millions de personnes, en hausse) et environ, on l’a dit, 45% de souverainistes. Cela ne suffit pas à définir leur personnalité politique, comme viennent de le démontrer deux élections. Mais cela indique que la greffe avec la culture anti-syndicale et résolument non-souverainiste de l’ADQ est problématique. Pour le PQ, ils sont éminemment rattrapables.
Comment ? Patience, j’y viendrai. Un parti politique se bat pour gagner, c’est certain. Et le PQ doit définir une position qui le mènerait au pouvoir. Cependant il faut savoir que l’heure des grands nombres est derrière nous. Avec une tarte en trois parts, fini les résultats à 44 ou 59% connus par les grands partis. Toute victoire sera mince, pour l’avenir prévisible. Et mort le rêve d’une élection-tremplin vers un référendum gagnant. La nouvelle donne de l’incertitude politique québécoise présente désagréments et avantages. L’avantage premier est que deux des trois partis, donc une forte majorité des membres de l’Assemblée nationale, n’ont désormais pas de loyauté envers le Canada. Le PLQ voulait évoluer dans l’équipe canadienne, en être le joueur vedette. L’ADQ ne roule que pour le Québec. Les Rocheuses, le rêve canadien, la charte, Trudeau, même l’assurance-maladie, rien qui résonne, rien qui attache. Eux qui furent du camp du Oui en 1995 veulent aujourd’hui que le Québec s’affirme « dans le Canada » parce que c’est rentable, parce que c’est jouable, parce que c’est la seule structure politique disponible. Pas étonnant qu’un commentateur comme Jeffrey Simpson, du Globe and Mail, rage et leur préfère, à tout prendre, les indépendantistes.
Fondamentalement, donc, la présence désormais majoritaire de l’ADQ et du PQ à l’Assemblée et leur domination de l’électorat francophone est un déchirement politique de plus entre le Canada et le Québec. Lorsqu’on embrasse du regard la décennie à venir, on ne sait quelle crise provoquera un nouvel affrontement entre le Canada et le Québec. (Les prochaines crises en banque ? La loi sur les langues officielles ne pourra survivre longtemps au fait que le chinois, plutôt que le français, est désormais la première langue minoritaire hors Québec ; l’évolution démographique va nécessairement réduire le poids québécois à Ottawa, l’Ouest et l’Alberta prenant une part croissante ; la Cour suprême va continuer à accommoder plus raisonnablement que ce que souhaitent les Québécois ; la structure fiscale du pays va continuer à favoriser le pouvoir fédéral, etc.)
Avec l’ancienne formule PLQ/PQ du Québec divisé en deux, la crise aurait, comme les précédentes, conduit à l’impasse. Avec la nouvelle donne, et le recul du PLQ, rien n’est certain, mais rien n’est interdit. La capacité de mobilisation d’un tandem ponctuel ADQ/PQ est beaucoup plus vaste, donc beaucoup plus efficace. Comment former ce tandem ? A quelle occasion ? De quelle façon ? À quelles conditions ? Avec quel résultat ? La stratégie d’un référendum sur les pouvoirs essentiels pour le Québec (comme je l’ai proposé dans Sortie de secours) est-elle envisageable ? Mystère. Mais comme le disait un vieux militant de gauche le jour de l’élection du socialiste français Léon Blum en 1936 : « Enfin, les difficultés commencent ! »
On est loin, donc, de la notice nécrologique du PQ. Pour peu qu’il sache rebondir, au moins vers l’opposition officielle la prochaine fois, pour faire de l’alternance ADQ/PQ le nouveau système principal de notre vie politique. Je ne prétends pas savoir tout ce qu’il faut faire. J’ai quelques idées de ce qu’il ne faut pas faire. S’enfermer, comme le propose mon ami Louis Bernard, dans un chantage à l’indépendance (vous êtes d’accord avec nous sinon on refuse de gouverner) mène non seulement à une marginalisation du PQ, mais fait en sorte que le Québec soit gouverné à droite pour des lustres. Non merci. A l’inverse, abandonner l’objectif de la souveraineté serait à la fois absurde et suicidaire. Absurde, car voilà une grande idée, toujours réalisable et actuelle, et nous sommes un grand nombre à y tenir – à des degrés d’intensité divers. Suicidaire, car on ne joue pas impunément avec son identité fondamentale. On ne change pas de conviction profonde après chaque revers. Le Parti québécois est social-démocrate et souverainiste. Ceux qui veulent l’autonomie et des politiques conservatrices ont leur propre véhicule et leur propre chauffeur.
Le référendum ? Oui, nous y sommes. Et je répète après l’élection ce que j’en disais auparavant : rendre automatique la tenue d’un référendum après l’élection du PQ était un passeport pour un second mandat Charest. Après quarante ans de débats sur la question, les Québécois ne veulent pas se faire brusquer sur un sujet qu’ils jugent (qu’ils savent) très difficile. Le PQ doit réaffirmer que la souveraineté est son objectif premier, constater que la question n’est pas à l’ordre du jour dans l’immédiat (sans préciser de date ou de délai, de grâce !), et s’engager à ne déclencher de processus référendaire que lorsque la volonté populaire sera manifeste ou que les circonstances l’exigeront. Ce n’est pas se renier, ce n’est pas s’enfermer. Si le chef et l’équipe péquiste inspirent confiance, l’électorat acceptera ces assurances. Sinon ? Sinon, non.
Si la souveraineté n’est pas à l’ordre du jour, les attentes des Québécois, eux, le sont. Et le Parti québécois doit y apporter sa propre réponse. D’abord, le PQ doit avoir les deux pieds bien plantés sur ses valeurs sociales-démocrates, d’égalité des chances et de solidarité. Mais ses mains doivent toucher tous les instruments : on doit le découvrir réellement préoccupé de création de richesse, d’amélioration de la productivité, d’entrepreneurship, de bonne gestion de l’État et des services publics. François Legault avait proposé il y a quelques années la formule de « la gauche efficace ». Il y a là un concept prometteur, qu’il faut décliner concrètement. Il y a là un concept porteur, qu’il faut décliner concrètement : le PQ a le cœur à gauche mais aborde sans dogmatisme les méthodes servant le mieux à répondre aux besoins de santé, d’environnement, de famille, d’éducation (petit rappel : je propose un moratoire de 10 ans sur l’application de la réforme au secondaire). Ensuite, le PQ doit redevenir le porteur des valeurs de la majorité francophone, reconnaître qu’il y a, au cœur du nouveau Québec pluriel que l’on célèbre depuis 20 ans, une prédominance de la langue, de l’histoire, de la culture et des repères de cette majorité qui vit toujours dangereusement sur un continent anglophone. Disons-le autrement : la promotion des intérêts de la société francophone qu’est pour l’essentiel le Québec est la raison d’être du PQ, le souveraineté étant le moyen proposé pour le mieux y arriver. Se déconnecter de cette raison d’être, c’est se couper de son énergie vitale et de l’électorat francophone.
Avec la démission d’André Boisclair, le PQ a l’occasion de choisir, non seulement un chef, mais un programme de sortie de crise. A éviter à tout prix : le couronnement. Il faut une course, pour départager non seulement les personnalités mais les projets, pour mettre la vision du futur vainqueur à l’épreuve de la contradiction, pour que les vaincus se comptent. Le (la ?) futur chef a besoin de légitimité. Personnelle et programmatique. Cette légitimité ne se trouve que dans le vote, pas dans une unanimité factice qui s’efface au premier coup de vent. En quittant aussi tôt, André Boisclair donne à son parti du temps. Pour faire le débat, et faire son choix. Pour prendre les virages nécessaires, puis renouer le dialogue avec le Québec, à temps pour le prochain rendez-vous, pour le commencement des difficultés.