Arabes à l’érable. C’était le titre. Pendant les années 1970, les chocs pétroliers provoqués par l’augmentation massive des prix par les producteurs, principalement arabes, se traduisaient en Occident par des pénuries d’essence et de longues files d’attente aux stations-service. L’imagination de mes 17 ans en avait tiré une version québécoise. Dans cet univers, le sirop d’érable était devenu une denrée extrêmement convoitée, presque addictive. Mais voilà qu’un insecte jamais répertorié auparavant ravageait les érablières de l’Ontario et du Nord-Est américain.
Seuls les Québécois avaient développé l’insecticide adéquat. Voyez, c’est louche ! Le Québec nouvellement indépendant détenait ainsi l’essentiel du stock mondial de sirop. Il pouvait monnayer ses exportations en échange de concessions politiques ou économiques. S’ensuivaient évidemment vols de stocks d’érable, marché noir, contrebande, complications autochtones aux frontières et autres joyeusetés. Je n’avais que la prémisse, pas la conclusion. Je mentionne la chose ici au cas où Xavier Dolan veuille sortir de sa préretraite ou que Denis Villeneuve soit en manque d’inspiration. Je prendrais aussi volontiers l’appel de Netflix.
Les Québécois sont-ils sur le point de devenir des Arabes à l’électricité ? On discute abondamment de l’augmentation colossale d’électricité — plus de 50 % de notre production actuelle —, nécessaire pour subvenir à nos propres besoins d’électrification du parc automobile et à ceux des industries alléchées par une source d’énergie propre. Alors qu’il y a une décennie, nous démarchions des acheteurs pour nous délester de nos surplus, nous voilà détenteurs d’un produit rare que nous ne distribuerons désormais que chichement. Le retournement est tel qu’on examine a posteriori avec regret les ventes à long terme octroyées aux Américains. N’aurions-nous pas pu en tirer davantage, si nous avions attendu ?
En fait, non. Les investissements massifs en cours aux États-Unis sont à ce point gigantesques que la production d’électricité propre va exploser, mais pas son prix. Le Québec tient cependant dans son jeu une carte unique dont il sous-estime la valeur : ses réservoirs. La capacité de stocker de l’énergie, sous forme d’eau, de fermer et d’ouvrir les vannes à loisir donne au Québec un levier inexistant ailleurs sur le continent. Sans vendre un seul kilowattheure supplémentaire, mais en acceptant de stocker puis de déstocker, on pourrait toucher des milliards de dollars. Par an. (Je sens que j’ai désormais votre attention, Pierre Fitzgibbon.)
Ces calculs ont été faits par le spécialiste de HEC Pierre-Olivier Pineau, ses collègues Jesús Rodriguez-Sarasty et Sébastien Debia, dans un texte savant dont je vous épargne la lecture : Deep Decarbonization in Northeastern North America. The Value of Electricity Market Integration and Hydropower. Les auteurs calculent que les investissements pour passer au 100 % électrique dans les États du Nord-Est américain vont coûter beaucoup plus cher s’ils n’ont pas accès à la fonction « d’équilibreur » que peuvent jouer les réservoirs. D’autant que beaucoup de la production ajoutée proviendra de l’éolien et du solaire, qui fournissent une énergie intermittente, donc non constante. En l’absence d’une batterie grandeur nature, il leur faudra surproduire à perte ou emmagasiner l’énergie dans des batteries géantes, encore très coûteuses. Mais s’ils ont accès à notre pile naturelle, les économies seront massives.
« Les chiffres de notre modèle sont évidemment dépendants des paramètres utilisés et des scénarios considérés, m’écrit Pineau. Mais les ordres de grandeur sont très solides. » En clair : pour obtenir la même énergie, mais sans avoir accès aux réservoirs, les États du Nord-Est devraient investir le double de ce qui serait nécessaire avec les réservoirs. Le double.
Pineau et compagnie ont fait leur calcul avec les réservoirs existants, donc sans en ajouter.
Sur le plan financier, New York et la Nouvelle-Angleterre devraient dépenser 38 milliards par an pour atteindre la carboneutralité, sans accès à nos réservoirs. Avec accès par les lignes actuelles de transmission, leur facture baisserait à 23 milliards. Par an. Avec des lignes supplémentaires, à 11 milliards. Par an.
Ce dernier objectif ne peut se réaliser sans augmenter le nombre et la puissance des interconnexions avec nos voisins du Sud de 300 à 400 %, des travaux considérables, mais de peu d’impact, au final, sur le coût du kilowattheure. La seule vraie question est de savoir comment négocier notre part de cette économie potentielle de 27 milliards ! (Ai-je mentionné que c’est par an ?)
« Le rôle que le Québec peut jouer dans l’avenir énergétique du Nord-Est a une très grande valeur, ajoute Pineau, mais elle n’est visible que si on fait des scénarios comparatifs, comme nous l’avons fait. Très peu de gens et de gouvernements font ces scénarios comparatifs, alors la valeur de notre système de réservoirs est mal comprise. »
Si j’étais Fitz, je lâcherais la campagne de déclenchement nocturne des lave-vaisselle et je me mettrais là-dessus. Avec énergie.
(Ce texte fut d’abord publié dans Le Devoir.)
