Ma précédente chronique (« La parité expliquée à ma tribu ») m’a valu un courrier abondant, y compris de lectrices. Je leur avais pourtant demandé de nous laisser entre nous, hommes. Elles ont refusé. Offrant donc la preuve de leur ambition : ne laisser aucun espace sûr (safe space) aux ex-hommes des tavernes que nous sommes. (Je blague.)
Chez les membres de la tribu masculine, certains m’ont reproché de minimiser l’ampleur de la prise de contrôle féminine en cours. Utilisant une moyenne, j’indiquais que 60 % des diplômés universitaires sont des diplômées, ce qui préfigure leur prise de contrôle des leviers du pouvoir. C’est que vous calculez les filières molles, m’a-t-on rétorqué, ces sujets d’étude qui ne débouchent sur rien de sérieux et où, oui, les garçons sont nombreux. Mais là où se forme l’élite qui compte, l’avantage féminin est d’ores et déjà écrasant.
Dans son tout nouvel et franchement fascinant ouvrage Le mythe de la parité (Bouquinbeq), le psychologue, professeur retraité de l’UQAM et depuis 40 ans spécialiste de la douance Françoys Gagné empile les statistiques. Parmi les médecins de moins de 29 ans, 72 % sont des femmes. Parmi les avocats du même âge, on compte 68 % de femmes. Sont-ce des exceptions ? Gagné a calculé que, parmi les professionnels des 46 ordres du Conseil interprofessionnel du Québec, on comptait en 1997 53 % de femmes. En 2022 : c’est 64 %. Puisque la « zone de parité » est généralement atteinte lorsque les deux sexes occupent entre 40 et 60 % d’une fonction, Gagné conclut que les femmes sont sorties de la zone par le haut et sont désormais en position majoritaire, dominante. C’est mathématique.
Dans certaines professions qui étaient déjà fortement féminines, comme chez les psychoéducateurs, on atteint le quasi-monopole, le pourcentage de femmes étant passé en 25 ans de 60 à 90 % du groupe. La progression est plus tardive mais aussi nette dans des professions plus typées masculines. Chez les architectes, les femmes sont passées de 20 à 43 %. Chez les comptables, de 30 à 47 %. Chez les notaires, de 42 à 69 %. Il n’y a aucun cas, dans les 46 ordres, où la montée des femmes n’est pas significative.
Bon, elles forment le gros de la troupe. Mais parmi les généraux ? Impossible de nier que le pouvoir masculin, économique et politique, domine, même si la présence des femmes, hier anecdotique, y est devenue habituelle. À l’Assemblée nationale, après une longue période en dents de scie, si la tendance récemment observée se maintient, l’égalité sera franchie dès l’élection de 2026, puisqu’elles sont passées de 27 % en 2014 à 46 % en 2022, la plus forte accélération de l’histoire.
L’effet générationnel
Ailleurs aussi, les signes de déploiement vers le haut de la présence féminine sont probants. Dans la fonction publique québécoise, les femmes comptaient en 2020 pour 59 % des effectifs (10 % de plus qu’en 1999). Montons l’échelle. Parmi les techniciennes : 69 % (+19 %) ; parmi les professionnels : 56 % (+22 %) ; parmi les cadres : 49 % (+28 %) ; dans la haute direction : 49 % (+16 %). Gagné a épluché aussi les statistiques fédérales. Pour la seule haute direction, les femmes sont passées de 28 % en 2000 à 48 % en 2018. Toutes ces progressions sont fulgurantes et sous-estiment la tendance puisque la proportion de femmes est plus forte au point d’entrée — les récentes recrues — qu’au point de sortie — les retraités.
La progression est plus lente dans le privé. Chez les cadres supérieurs au Québec, les femmes ne sont encore, en 2021, que 28 % (+3 % en dix ans). Mais à l’étage inférieur, chez les futurs patrons, à la direction des services administratifs, elles sont déjà majoritaires : 54 % (+2 % en dix ans), comme à la direction des services financiers et des services aux entreprises (52 %).
Pourquoi ? L’effet générationnel. Chez les boomers, l’entrée dans la vie active se faisait déjà à parité dans l’éducation acquise au sortir de la Révolution tranquille. Plus ou moins 38 % de chacun des sexes avait terminé une formation postsecondaire. Pour les millénariaux ? L’écart s’est creusé : 45 % des hommes, 63 % des femmes.
Nous sommes en présence, non d’une lente évolution du partage des rôles dans la société, mais d’une réelle révolution d’ampleur historique. La seule originalité de cette chronique est que, généralement, on aborde cette question en mesurant le chemin encore à parcourir dans les zones où les femmes ne sont pas paritaires. Ici, comme dans les ouvrages de Robert Lacroix et de Françoys Gagné, on mesure le chemin parcouru et en train de l’être. Dans ma chronique, j’utilisais le terme « tsunami » pour faire image. Gagné l’utilise pour décrire deux phénomènes statistiquement observables : le tsunami éducatif et le tsunami professionnel.
Les cancres et les génies
Une bioéthicienne et neuroscientifique chevronnée m’écrit pour me rassurer : « Je crois que vous faites trois erreurs : 1. Les hommes ont plus de variabilité de QI et d’aptitudes en général. Il y aurait plus de cancres hommes, mais aussi plus de génies. Il y aura donc toujours des hommes astronautes et grands scientifiques, etc. 2. Nombre d’entre eux sont des passionnés prêts à investir tout leur temps de loisirs dans des passions qui finissent par leur être avantageuses sur le marché du travail. Lire : IA, informatique en général… 3. Qu’on le veuille ou non, la plupart des femmes ont un lien plus intime avec leurs enfants et leur quotidien, et le souhaitent. »
Je veux bien. Cela signifie que, dans le nouveau monde qui émerge sous nos yeux, la force du nombre fera en sorte que le pouvoir sera principalement rose, mais que notre propension à être cancres et géniaux produira des hommes d’exception qui continueront de nous en mettre plein la vue. Un peu comme, au temps honni de l’hégémonie masculine, le faisaient Jeanne d’Arc, la Grande Catherine et Marie Curie.
J’exagère. Même un tsunami n’a, en définitive, qu’une charge limitée. Gagné postule que l’avantage féminin éducatif des millénariaux représente la nouvelle normalité. Il se déploiera dans le monde professionnel pour assurer une répartition stable de 70 % femmes/30 % hommes au début des années 2030 puis pour l’avenir prévisible.
J’écrivais mercredi que, pour résister au tsunami, il fallait imposer la parité par le haut, c’est-à-dire dans les lieux de pouvoir, comme on l’a fait pour les femmes en décrétant leur égalité dans les conseils d’administration publics et en choisissant d’appliquer cette mesure au Conseil des ministres. Mais puisque la compétence, du moins mesurée par la diplomation supérieure, sera durablement déséquilibrée en faveur des femmes, cela signifierait, au nom de la parité, de se priver des compétences pourtant plus affirmées d’une partie d’entre elles.
Dans La sous-scolarisation des hommes et le choix de profession des femmes, Lacroix et compagnie citent les études qui démontrent que l’impact du stress des mères pendant la grosesse est plus grand sur les garçons que sur les filles, provoquant un déséquilibre cognitif dès la naissance. Ils plaident pour un meilleur accompagnement des mères pendant ces neuf mois cruciaux. Gagné plaide, lui, pour un grand chantier collectif visant à refermer les écarts à l’école, ce qui n’aurait que plus tard un impact dans la société, après une période de domination professionnelle féminine.
Ce débat aura-t-il seulement lieu ? Encore faudrait-il reconnaître que le déséquilibre existe déjà. Je prévois, comme Gagné, que les tsunamisceptiques seront légion. Puis il faudrait la volonté d’effectuer ce redressement. Ce qui se heurtera aux tsunamienthousiastes, qui affirmeront que ce changement, tardif et encore incomplet, n’est qu’un juste retour de l’histoire. Le triomphe final de la méritocratie. Un mot féminin.
Les femmes s sont montrées meilleures administratrices parce qu’elles n’ont pas cet excès masculin de foncer et de prendre des chances dangereuses. Elles sont plus patientes, et donc plus objectives. Elles sont plus près de la réalité