Le millénaire trudeauiste

Un malentendu hante le dictionnaire des citations. Dans la version officielle, le chef de la diplomatie américaine Henry Kissinger a demandé en 1972 au bras droit de Mao, Zhou Enlai, si la Révolution française de 1789 avait influencé la Révolution chinoise de 1949. « C’est trop tôt pour le dire », a répondu ce dernier, ce qui fut toujours interprété comme une réflexion sur le temps long de l’histoire.

Mais n’est-ce pas une de ces réponses qui, sous des allures de profondeur et de sagesse, n’ont que la substance du vent ? Il a fallu 40 ans avant que l’interprète américain présent à l’échange révèle que le leader chinois ne parlait nullement de la Révolution française, mais de la révolte de Mai 68, qui avait eu lieu quelques années auparavant. Dans cette version corrigée, Zhou Enlai indique plutôt, en toute banalité, qu’il n’a pas la moindre idée de ce que ces événements pouvaient changer en Chine, qui sortait d’une révolution culturelle d’une amplitude mille fois plus grande que ce qu’avait connu la France.

Le malentendu et le temps long sont des outils qu’on peut aussi appliquer à une citation célèbre dePierre Elliott Trudeau sur la Constitution, dont on souligne les 40 ans ces jours-ci.

À la journaliste Madeleine Poulin qui demandait au père de ce nouveau texte fondateur combien de temps il pensait que durerait sa Constitution si difficile à modifier, il avait répondu : « Mille ans. » Lettré, Trudeau savait qu’il reprenait une référence nazie, dont l’ordre nouveau devait s’étaler sur cette durée. Mais il faut connaître le cynisme de Trudeau, son penchant pour la provocation, et replacer sa réponse dans le contexte d’une entrevue grinçante où il ne cachait pas son exaspération envers les questions posées et l’opposition manifeste de la journaliste envers son grand œuvre. Ses « mille ans » sonnent alors comme un défi, un coup de poing asséné à ses contradicteurs. On pourrait dire aussi une malédiction.

En 2022, puisqu’il en reste 960 à courir avant la fin du millénaire annoncé, il est, comme disait l’autre, « trop tôt pour dire » si la Constitution de 1982 tiendra le coup et si le choix fait par Trudeau au moment de la signature lui donnera raison.

Car, au-delà même de l’isolement du Québec, Trudeau a décidé de laisser sur la table un bien extrêmement précieux : faire en sorte que la nouvelle Constitution du Canada porte la signature du chef du mouvement indépendantiste, René Lévesque, et soit ainsi votée par une majorité à l’Assemblée nationale, y compris donc par les députés du parti indépendantiste.

Il aurait suffi que lui, Trudeau, et ses deux seuls alliés provinciaux signent l’entente paraphée par Lévesque et sept autres provinces. Elle ne contenait pas la Charte des droits, qui allait donner plus de pouvoir aux juges et baliser le droit du Québec de gérer la langue de son éducation. Elle permettait au Québec de se retirer de tout nouveau programme fédéral avec pleine compensation. Mais, en échange, Trudeau n’obtenait-il pas la reddition du mouvement indépendantiste ? La reconnaissance que la bonne entente était possible ? Et rien n’empêchait ensuite Trudeau de multiplier les dépenses fédérales au Québec par son pouvoir de dépenser, nullement contraint par le texte des provinces.

La décision de Trudeau d’imposer ses vues ne fut pas sans conséquences. Le renvoi par les Québécois de la majorité des députés libéraux fédéraux lors de l’élection suivante puis deux tentatives de réparation manquées ont conduit le pays à moins de 1 % de la rupture, en 1995 — tous des événements provoqués par le choix trudeauiste. En un mot, il est passé à un cheveu de tuer le pays qu’il avait voulu refonder.

Mais une fois ces épreuves passées, en particulier la « near-death experience » de 1995, selon les mots des scribes de l’époque, le temps long fait son œuvre. L’intention de Trudeau était de faire du Québec une province comme les autres, dans la loi, oui, immédiatement, mais dans les esprits aussi, avec le temps.

Le sondeur Léger, en 2019, a mesuré l’évolution depuis 1990 de cette notion chez les Québécois. En 1990, année forte du sentiment national, seuls 21 % adhéraient à la thèse d’un Québec province comme les autres. En 2003, ils étaient 33 %. En 2019, 44 %. Ceux qui choisissent l’indépendance ou un statut plus autonome pour le Québec étaient toujours majoritaires, à 66 %, en 2019. Mais la décroissance est nette.

L’esprit trudeauiste est encore plus présent chez les 18-30 ans, sondés par Ipsos pour La Presse en 2018, puis en mars dernier. La préférence pour le statut provincial actuel est ainsi passée en quatre ans de 37 à 46 %, les opposants au statu quo — donc partisans de l’indépendance ou de plus d’autonomie — sont passés de majoritaires en 2018 (52 %) à minoritaires aujourd’hui (36 %).

Cela signifie que la trudeauisation des esprits fait son œuvre, y compris pendant le premier mandat du gouvernement de la CAQ, y compris dans la jeunesse où Québec solidaire affirme faire la promotion de la souveraineté. Ni les débats autour de la Loi sur la laïcité de l’État ni ceux autour du projet de loi sur la langue ne suffisent pour stopper la tendance.

Que faudrait-il pour que le bloc autonomiste-indépendantiste se fragmente suffisamment pour qu’une majorité accepte de se couler dans le moule canadien ? La clé réside peut-être dans l’astuce trouvée par le gouvernement Legault pour insérer unilatéralement dans la Constitution de Pierre Trudeau l’affirmation que le Québec forme une nation dont le français est la langue officielle et commune. Ce procédé, qui a été inclus dans le projet de loi sur la langue et validé par une majorité d’élus de la Chambre des communes (mais pas par la Cour suprême), pourrait combler l’appétit rétrécissant des Québécois pour l’autonomie. On le sait, car la question leur a été posée par Léger en mai de l’an dernier pour le compte du lobby anglo Quebec Community Groups Network, mais elle n’a été relevée, à ma connaissance, par aucun média.

À la question « Si la Constitution du Canada reconnaissait le Québec comme une nation et le français comme sa langue officielle, le Québec devrait-il signer la Constitution ? », 72 % des Québécois, dont 78 % des francophones, disent oui. C’est beaucoup.

Évidemment, Pierre Trudeau s’est battu pendant toute sa vie politique contre la reconnaissance de la nation québécoise ; il ragerait de voir inscrire ces mots maudits dans sa Constitution. Reste que l’insertion par le Québec de ce hochet symbolique sans conséquence aucune pour son degré réel d’autonomie finirait paradoxalement par offrir au trudeauisme la pièce qui lui manquait — la signature du Québec — pour installer sa Constitution plus confortablement encore dans son projet millénariste.


(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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