Attention, français glissant

La langue française aurait fait une nouvelle victime à Montréal, ces jours derniers. Le drame se serait joué sur un trottoir de Parc-Extension. Une dame aurait glissé sur un ou plusieurs mots français. Un craquement, qui sait ? aurait été entendu. Un os non francophone, peut-être, aurait souffert. Parmi les mots suspects du méfait, on compte : bonbon, rayon et melon. Également potentiellement litigieux : friandise, marchandise, gourmandise.

Mary Deros, conseillère de Parc-Extension (pour l’opposition) et vice-présidente du comité montréalais de la diversité, est de celles qui ont sonné l’alarme. Depuis peu, une cinquantaine d’autocollants ont été subrepticement posés sur les trottoirs de Parc-Ex, de Villeray et de Saint-Michel, mettant en danger les piétons insouciants. On y lit certains des mots précités, ainsi que cette phrase : « Le français, ça sonne bien partout, même à l’épicerie. » Suit un code QR qui, lorsqu’on répond à son invitation, renvoie à une page sur des initiatives et des cours de français dans le quartier. En français.

L’autre jour sur les ondes de CBC, Mme Deros a fait la liste de toutes les raisons pour lesquelles l’apparition de ces affichettes pose problème. J’en ai compté neuf. D’abord, il y a déjà des groupes communautaires qui enseignent le français dans le quartier, alors à quoi bon ? Ensuite, si les gens « voient l’autocollant sur le trottoir, vont-ils utiliser ces mots français dans le magasin ? Je ne pense pas. » Troisièmement, « les gens ne comprennent pas, ils ne savent pas comment prononcer » ces mots. Quatrièmement, c’est de la pollution visuelle, alors que Parc-Ex est aux prises avec un problème de déchets. Cinquièmement, l’organisme MU [Murales urbaines] va aussi défigurer le quartieren peignant des murales avec « des mots français très visibles » comme « bonjour », alors ça commence à bien faire. Sixièmement, si cette campagne vise les nouveaux arrivants, qui n’ont que six mois pour apprendre le français, « quand vous arrivez à Parc-Ex, vous n’allez pas avoir votre téléphone cellulaire pour prendre le code QR et vous demander de quoi il s’agit ». Vous avez d’autres priorités, comme nourrir votre famille. Septièmement, « ce n’est pas une priorité pour les gens de Parc-Ex d’apprendre le français sur le trottoir ». Huitièmement, « lundi dernier, il a plu, une dame a glissé et est tombée ». Peut-on lui parler ? CBC affirme n’avoir pas pu confirmer l’existence de ce drame. Mais on croit Mme Deros sur parole. Neuvièmement, et pour résumer, cette campagne « est une insulte ».

Si vous subodorez une dose de mauvaise foi dans ces arguments, ne lisez pas ce qui suit. Le journaliste Rob Lurie de CTV News a récolté un bon nombre de commentaires rageurs de résidents locaux, affirmant qu’il s’agissait d’une dépense inutile, d’une perte de temps, d’une rigolade, d’une absence de sens des priorités.

Des autocollants ont déjà été vandalisés ou déchirés, et un grand gaillard a prédit à la caméra qu’en quelques jours, ils auraient tous disparu. Il en semblait tellement convaincu qu’on pouvait se demander s’il n’allait pas mettre personnellement la main à la pâte.

Une des animatrices d’un groupe Facebook du quartier prétend parler au nom de beaucoup de ses voisins, de tous les groupes linguistiques, en affirmant ne pas du tout comprendre de quoi il s’agit, sauf de se sentir insultée par cette incompréhensible invasion du champ visuel et piétonnier.

Suivre le code QR aurait pu l’éclairer, elle, les citoyens et Mme Deros. La Ville de Montréal s’est engagée dans le cadre de l’application de la loi 96 et avec un budget versé par Québec, à mieux faire connaître les ressources de francisation. Des initiatives se déploient dans tous les arrondissements.

Dans Parc-Ex, l’opération de marquage s’accompagne de la présence d’ambassadeurs disponibles dans des lieux publics pour engager la conversation en français avec ceux qui l’apprennent, et une cinquantaine de commerces sont volontaires pour converser dans la langue de Vigneault avec leurs clients qui veulent tester leurs connaissances nouvelles. Peut-être même, qui sait ?, des mots appris à l’instant sur le trottoir. S’ils y sont toujours.

Dominique Ollivier, présidente du conseil exécutif et responsable de l’opération, explique que les initiatives les plus porteuses seront généralisées sur le territoire de la ville, d’autres seront peut-être abandonnées.

Oui, mais, la dame qui a glissé sur le vocabulaire casse-pieds, qui s’en occupe ? Mme Ollivier assure qu’aucune information en ce sens ne lui a été communiquée. Mais elle promet de se pencher sur l’épineux problème de la viscosité de la langue française et des blessures qui peuvent en résulter.

À mon avis, il urge en effet de rendre le français antidérapant. Une solution technique doit exister quelque part. Mais comment faire pour éviter les autres dérapages ? Les réactions de Mme Deros et de certains de ses électeurs attestent d’une réalité décapante : la seule présence de mots français irrite. Attirer l’attention sur l’importance de l’apprendre insulte. L’effort colossal nécessaire pour faire du français, à Montréal, une véritable langue commune ne peut être perçu, en ces milieux, que comme le projet ubuesque d’une République de pelures de bananes.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

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