L’inauguration

C’était une grande occasion. Il y avait du beau monde. Ils s’étaient mis chics. Le premier ministre du Canada, Trudeau, s’était déplacé. Celui du Québec, bien sûr. Des députés, des maires, plein plein de visages émerveillés. Avec des « oh » et des « ah » et des « c’est historique ». C’est vrai que les installations étaient modernes, spacieuses, dernier cri. On sentait qu’on avait pris un peu d’avance sur le temps. On avait vu grand.

Les gens du monde entier allaient venir, c’était sûr, et nous envier cette réalisation. On l’avait construite en un temps record, cinq ans. Oui, bon, on avait un peu dépassé le budget, mais c’est toujours comme ça, non ?

Cela se passait le 4 octobre 1975, à Mirabel. Si vous souhaitez retourner aujourd’hui sur les lieux de la cérémonie, vous ne le pouvez pas. Les installations ont été détruites, rasées. Les premiers ministres et les maires n’ont pas été invités pour inaugurer la démolition de l’aérogare, 30 ans plus tard.

Je ne pense pas que, dans 30 ans, on va démolir le REM. Même un mauvais mode de transport lourd construit au mauvais endroit pour de mauvaises raisons et de la mauvaise façon finit toujours par être utile, pour peu qu’on soit prêt à éponger ses déficits pour l’éternité.

Je n’étais pas dans le premier train du REM. Je pense que ceux qui, comme moi, avaient mis en doute la valeur du projet n’ont pas été invités, ce qui n’est que prudence. Mais je suis heureux que Philippe Couillard et Denis Coderre aient été parmi les joyeux voyageurs. Je me souviens très bien de leur réaction quand le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement avait déclaré l’évidence : le projet concocté par la Caisse de dépôt à la demande du gouvernement libéral offrait un des plus faibles rendements qu’on puisse trouver sur le plan du nombre de passagers soustraits à la voiture, donc de voitures soustraites à la circulation, de GES évités, compte tenu de la somme engloutie. On pouvait faire beaucoup mieux, pour moins cher.

« Le BAPE, c’est pas le pape ! » Ces six mots représentaient la totalité de la réponse du maire Coderre aux arguments des experts. Couillard fut à peine moins méprisant, même si plusieurs de ses ministères avaient soulevé de très vives objections.

Je suis content que François Legault ait aussi été du premier voyage, dans les magnifiques voitures qui sont une extraordinaire vitrine pour le savoir-faire technologique de… l’Inde ! Je me souviens fort bien que, chef de l’opposition péquiste, j’avais tenté de les convaincre, lui et Couillard, de ne pas voter une des lois habilitantes du REM si on n’avait pas la garantie que ses voitures seraient construites au Québec, qui se targuait à l’époque d’être une des chefs de file du matériel roulant. Couillard et Legault ne voyaient pas, à l’époque, le problème. D’ailleurs, le président de la Caisse, Michael Sabia, s’opposait à cette drôle d’idée péquiste. (Je me demande ce qu’il est devenu ?)

Le président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Michel Leblanc, était aussi dans la voiture de tête. Il avait beaucoup plaidé pour le REM, notamment pour l’absolue nécessité de doter les gens d’affaires du centre-ville et les touristes internationaux d’un lien sur rail direct avec l’aéroport de Dorval.

Aucune étude n’a jamais pu établir que ce lien serait rentable et plusieurs expériences étrangères démontrent que ces liens rapides sont généralement sous-utilisés. Les gens d’affaires et les touristes, semble-t-il, préfèrent le taxi et la limousine. Mais il ne sert désormais à rien de tenter même de faire ce calcul. Dans un de ses éternels agrandissements, l’aéroport avait logiquement déduit qu’un machin sur rails finirait par arriver dans sa cave, côté sud-est — là où se trouvent le centre-ville et la garde de Dorval — et avait aménagé un espace en conséquence.

Mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec cette desserte, la Caisse a décidé que les heureux touristes feraient un détour par le nord, et que l’aéroport devait s’en accommoder. Ce ne serait qu’un demi-milliard de plus, après tout. Sans compter que, le sol étant fragile à cet endroit, il fallait littéralement le congeler pour lui faire un trou et éviter l’effondrement.

Avec plusieurs experts du domaine, critiques du REM, j’avais proposé en 2018 un projet concurrent, « Le grand déblocage ». Ma présentation débutait par la description des 10 problèmes du REM, 10 façons qu’aurait le projet d’engorger la circulation autour du DIX30, de nuire au Train de l’Est et au Train de l’Ouest, de sursaturer la desserte de Deux-Montagnes (absorbée par M. Sabia, car elle était le seul tronçon rentable sur rails).

Sans compter le scandale absolu d’avoir prévu dans l’Ouest-de-l’Île des stations purement politiques (la « ligne rouge ») qu’aucune étude d’achalandage n’aurait jamais pu justifier. Je propose, pour la postérité, qu’on la désigne officiellement du nom de « Ligne Philippe Couillard ». Je n’ai jamais compris pourquoi les ministres rouges de l’Ouest avaient obtenu ce coûteux cadeau, alors que les ministres rouges de l’Est subissaient en silence le report de la ligne bleue.

Je me souviens qu’un haut responsable gouvernemental libéral, présent pour une de mes présentations, était venu me serrer la main en vitesse, me disant sur le ton de la confidence : « excellente présentation ». J’ai eu l’impression qu’il ne venait pas d’apprendre, sur l’instant, l’ampleur des défauts du REM que j’exposais. Et je vous épargne la liste des passe-passe comptables utilisés par Québec pour prendre, en sous-main, une partie de la facture.

Le REM devait être pour la Caisse une extraordinaire vitrine. Une fois réalisé, on le vendrait clé en main dans les villes du monde entier, crevant de jalousie, bien entendu. Avez-vous remarqué qu’il n’en est plus question ? La Caisse affirme qu’elle va plutôt se diversifier dans l’infrastructure et que si elle construisait d’autres REM, ce serait chez nous et seulement chez nous. C’est bizarre, non ?

Maintenant que la merveille est réalisée, on ne serait plus à même de convaincre d’autres villes de l’acheter ? Il faut croire qu’on ne peut trouver nulle part ailleurs au monde un groupe de preneurs aussi délurés, avisés, pénétrants que les Couillard, Legault, Coderre.

(Cet article a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

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