Je vous soumets un brouillon de politique qui pourrait inspirer, demain, un gouvernement qui veut vraiment agir pour tracer un chemin clair, mais le plus consensuel possible, pour une nouvelle étape de la marche du Québec vers sa laïcité.
Je l’écris au Nous car en plus de vos commentaires, suggestions et objections, je demanderai à ceux d’entre vous qui adhèrent à cette approche de le signifier en signant ce texte, après la publication de sa conclusion, ce mardi.
J’ai indiqué hier les principes sur lesquels devrait s’appuyer une politique québécoise de la laïcité, dans le respect du fait majoritaire. J’aborde aujourd’hui la méthode que je suggère pour la mettre en œuvre.
Une direction claire, une application graduelle
Nous l’avons dit, la sécularisation de la société québécoise s’est faite graduellement. De même, la quête d’égalité des femmes québécoises, qui fait du Québec une des sociétés les plus exemplaires au monde, résulte du travail de plusieurs générations.
Nous croyons que l’immense majorité des Québécois souhaitent, et nous avec eux, une poursuite de ces deux grands élans historiques. L’Assemblée nationale devrait, à notre avis, clairement établir que telle est la direction, le cadre général, dans lequel elle inscrit et inscrira sa gestion du fait religieux, notamment du fait religieux marginal.
Une fois ce cadre établi, il est cependant, à notre avis, contraire à la méthode québécoise d’imposer immédiatement et d’un seul tenant une série de changements qui sont, par nature, intrusifs dans la vie de dizaines de milliers de nos concitoyens. Même la loi 101, pour prendre cet exemple transformateur de notre vie collective, s’est appliquée avec un échéancier qui a pris plus de cinq ans, assorti d’exceptions et d’assouplissement nombreux.
L’égalité des sexes
S’il y a cependant un domaine où un cran d’arrêt général peut être immédiatement établi et appliqué, il s’agit du primat absolu que doit avoir l’égalité des sexes sur les demandes d’accommodements raisonnables.
À notre avis, le seul cas dans lequel un citoyen ou une citoyenne puisse réclamer de n’être servi que par un membre de son sexe – à l’extérieur, bien sûr, du temple – est celui du contexte médical intime. C’est vrai pour les tenants d’une foi qui le prescrit, c’est vrai aussi pour tous les hommes et les femmes qui ressentent un malaise, une gêne, à dévoiler leur condition à un membre de l’autre sexe. L’appareil médical québécois, dans la mesure où ses ressources permettent de se plier à cette demande sans risque pour la santé des patients, permet déjà, et doit continuer de permettre, ce respect de la dignité humaine.
Hors de ces cas particuliers, cependant, nous estimons que l’État doit envoyer un signal très clair : personne ne peut se présenter à l’un de ses guichets et services et refuser d’être servi par un préposé à cause de son sexe, de sa race, de son accent, de son origine ou de son orientation sexuelle. Le préposé a été jugé compétent par l’État, il le représente, c’est le seul critère qui compte.
Que les membres de communautés de foi marginales en éprouvent un malaise est le fardeau qu’ils ont choisi de porter en adhérant à ces communautés.
La législation québécoise doit être modifiée pour que ce primat soit clairement établi et traduit dans la réglementation.
Le port des signes religieux
La neutralité de l’État face aux convictions de ses citoyens – religieuses, politiques, sociales, syndicales – nous apparaît être le principe qui doit guider notre action pour l’avenir.
On l’a dit, l’importance du fait religieux dans l’histoire québécoise encore récente a fait en sorte de conférer, ici, un statut particulier à l’expression de l’adhésion religieuse alors qu’elle n’est pas octroyée, dans la Loi de la fonction publique, par exemple, à l’expression de l’adhésion politique ou convictionnelle. En clair : on peut porter la croix, la kippa ou le hidjab lorsqu’on est fonctionnaire, mais pas le macaron indépendantiste, fédéraliste ou syndical.
Nous pensons que l’heure est venue, là comme ailleurs, d’estomper, puis d’éteindre ce statut particulier, dans le prolongement de la sécularisation de l’État québécois.
Nous proposons cependant une approche gradualiste, respectueuse des personnes qui ont déjà fait des choix différents.
Dans un premier temps, l’Assemblée nationale devrait immédiatement affirmer, comme le lui a recommandé la Commission Bouchard-Taylor, que les juges, les policiers, les procureurs de la couronne et les gardiens de prison ne doivent porter aucun signe religieux ou — ajoutons-nous — convictionnel, ostentatoire ou non.
Cette première décision, qui changerait très peu de choses dans la réalité, indiquerait légalement et clairement le chemin sur lequel l’État et la société québécoise s’engagent.
Définissons tout de suite les termes. Une petite croix, croissant ou étoile de David dans le cou, une épinglette de Greenpeace ou du Parti conservateur ne sont pas des signes ostentatoires. Le port d’un vêtement, d’un T-Shirt de Greenpeace ou d’une casquette du PQ, du hidjab et du turban, de la cornette, ou de grandes croix sont des signes ostentatoires.
Le second cercle concentrique concerne les employés de l’État qui, dans la fonction publique, sont en contact avec les citoyens.
Deux options sont généralement avancées. Celle de l’interdiction des signes religieux, ou seulement celle des signes ostentatoires. Cette distinction est déjà faite dans plusieurs pays d’Europe et est moins difficile à appliquer qu’il n’y paraît. Cependant, nous sommes d’avis qu’il faut mettre sur le même pied tous les signes convictionnels. Si nous devions donc, demain, admettre les signes non ostentatoires, cela signifie que les épinglettes politiques ou syndicales, actuellement interdites, deviendraient autorisées. Ce n’est pas notre intention.
La seconde difficulté tient à la pratique des employés de l’État actuels, qui portent des signes religieux non ostentatoires, lesquels n’ont provoqué aucune difficulté dans le passé. Il nous paraît excessif de les interdire tout d’un coup.
C’est pourquoi nous proposons, dans ce cas et dans d’autres à venir, l’usage de la clause grand-père.
La position de l’État, qui pourrait être affichée dans ses bureaux comme c’est le cas en France, devrait être de décourager officiellement le port de tous les signes religieux ou convictionnels. Cependant les employés actuels de l’État qui portent des signes religieux non ostentatoires et qui souhaitent continuer de les porter y seront autorisés. Leur interdiction ne faisait pas partie de leurs critères d’embauche. Il devrait cependant en faire partie pour tous les nouveaux employés, ou pour ceux qui sont mutés à ces postes. S’ils tiennent au port de leurs signes, ils n’ont qu’à ne pas postuler pour ces postes.
Ainsi, le port des signes non ostentatoires disparaîtra graduellement, au rythme des nouvelles embauches et des départs à la retraite, et au rythme de la décision des salariés actuels de se conformer à la volonté publique, non contraignante en ce qui les concerne.
Cependant, nous croyons que les employés de l’État qui portent des signes religieux ostentatoires doivent être avisés que, dans une période fixe (18, 24, 36 mois?), ils devront soit se départir de leurs signes, soit être mutés à une fonction où ils n’auront pas de contact avec le public.
Le troisième cercle concentrique concerne ces employés de la fonction publique qui ne sont pas en contact avec le public. Nous croyons, là aussi, à une approche gradualiste et humaniste, donnant aux personnes croyantes le temps nécessaire pour revoir leur position ou se trouver un nouvel emploi.
Concrètement, il s’agirait d’aviser que les signes ostentatoires seront interdits dans un délai de trois à cinq ans, les signes non ostentatoires étant soumis à la même clause grand-père que pour les employés en contact avec les citoyens.
Pourquoi demander à un comptable du ministère des Finances ou à un graphiste d’un Centre local d’emploi de se conformer à cette règle ? Parce qu’ils ont choisi de faire partie du service public. Et que ce service se doit d’être exemplaire dans sa neutralité, au service de citoyens — et de collègues de travail — qui n’ont pas à se demander ni à savoir de quelle religion ou à quel mouvement social ou politique appartient son interlocuteur.
Qu’en est-il du service public municipal ? Une souplesse supplémentaire doit être respectée à ce niveau, car plusieurs villes et villages sont plus marqués que d’autres par leur patrimoine historique religieux.
Nous proposons de permettre aux conseils municipaux qui le désirent d’appliquer chez eux la politique québécoise. Après cinq ans, un nouveau débat pourra avoir lieu pour en tirer un bilan et voir s’il faut aller plus loin, en appliquant par exemple la politique de laïcité comme règle générale et en permettant aux villes et villages qui le désirent de s’en retirer, sur demande.
Le quatrième cercle concentrique concerne le monde de l’éducation. Nous connaissons les débats, pour l’essentiel non concluants, concernant l’impact du port de signes religieux par les enseignants sur la prise de conscience religieuse des enfants. Nous estimons que le principe de précaution doit, là, s’appliquer.
Le signal général envoyé par l’État aux enseignants (nous incluons le personnel scolaire) doit être qu’il décourage le port de signes religieux ou convictionnels.
Nous proposons le même principe général que pour les employés de l’État qui sont en contact avec les citoyens, avec cette fois une exception pour le hidjab ou autre couvre-chef religieux pour les enseignants qui le portent déjà : clause grand-père pour les enseignants existants, interdiction comme condition d’embauche pour les nouveaux enseignants et signal général pour décourager le port de ces signes.
Nous croyons que cette politique devrait être appliquée dans les garderies subventionnées, au primaire, au secondaire et au Cégep. Après une période de cinq ans, une discussion nouvelle pourrait être faite au sujet des Universités, où pour l’instant les signes religieux et convictionnels ostentatoires devraient être découragés mais non interdits chez les salariés.
Le cinquième cercle concentrique concerne les élèves et les étudiants. Nous sommes en accord avec la proposition du gouvernement de ne pas permettre le port du voile intégral par les citoyens qui font appel aux services publics (à une exception près sur laquelle nous reviendrons) et ce principe doit bien évidemment s’appliquer aux élèves et aux étudiants.
En ce qui concerne le hidjab, le kirpan et le turban sikh, la question du consentement des jeunes garçons et filles qui le portent est évidemment insoluble. Nous avons été frappés par l’expérience française d’interdiction de ces vêtements et signes dans l’éducation. Elle a suscité beaucoup moins de remous que prévu et a, en fait en plusieurs cas, soulagé les enfants et les familles de la pression paternelle ou des autorités religieuses pour le port de ces signes par les enfants.
Nous ne proposons cependant pas, comme en France, une interdiction immédiate. Nous privilégions une approche graduelle, dont l’application sera générale en 11 ans. Que le port de ces vêtements et signes ostentatoires soient interdits à la maternelle 5 ans et à la première année du primaire à compter de la rentrée scolaire qui suivra l’adoption de la mesure. Ainsi, cette cohorte et les suivantes peupleront graduellement l’ensemble du réseau primaire et secondaire. (Nous revenons sur les écoles religieuses plus loin.)
Cette interdiction doit-elle aussi s’appliquer aux signes religieux et convictionnels non ostentatoires ? Nous croyons que non. Nous estimons au contraire qu’une expression discrète, par l’élève, de ses préférences sociales, politiques ou religieuses, notamment au secondaire, font partie de son apprentissage de citoyen.
Le sixième cercle concentrique concerne le milieu de la santé. Il est différent de celui de la fonction publique en ce sens qu’il ne représente pas directement l’État, mais un service qu’il fournit, et est différent de celui de l’éducation en ce sens qu’il n’a pas pour objectif de transmettre des valeurs.
Plus qu’ailleurs, le caractère religieux à l’origine de l’existence de plusieurs de ces établissements, notamment à Montréal, est une expression du patrimoine culturel et historique québécois. Nous sommes donc ici à la jonction de deux principes importants de notre politique: le respect du patrimoine historique et la volonté de laïcisation des services de l’Etat.
Un grand nombre de membres du personnel de la santé, surtout dans les établissements anglophones, ont pris l’habitude de se présenter au travail avec des signes religieux : hidjab et kippa en particulier. Plusieurs hôpitaux francophones et italiens, de même, ont une personnalité catholique très forte.
Les établissements publics de santé représentent cependant un des services essentiels de l’État et le prosélytisme, qu’il soit religieux ou convictionnel, y est et doit y être proscrit. Nous jugeons souhaitable qu’à terme, les services médicaux publics deviennent, comme les autres services de l’État, des zones laïques, dans lesquels chacun laisse ses convictions à l’entrée. Nous estimons cependant qu’il doit s’agir, là, d’un objectif à beaucoup plus long terme.
Il est probablement préférable, dans ce cas, d’aviser le personnel, en particulier le nouveau personnel, de la préférence exprimée par l’État de décourager – par la seule persuasion – le port de signes religieux ou convictionnels. Puis de permettre à chaque établissement de décider de son action et de son calendrier pour y parvenir, si tel est son choix. Une revue de cette approche pourrait intervenir cinq ans après son introduction.
Le septième cercle concentrique concerne le port de la burka ou du niqab dans l’espace public. Plusieurs pays européens estiment que ce symbole de la sujétion de la femme et de refus d’interaction sociale devrait être proscrit dans l’espace public. En France, cette interdiction a été fondée sur l’obligation d’être à visage découvert dans l’espace public – ce qui s’applique également aux personnes qui se présentent masquées lors de manifestations. Un argument intéressant concernant l’interdiction générale, existante depuis longtemps, de la nudité dans l’espace public est avancé comme un précédent de la possibilité, pour une société, d’imposer des limites vestimentaires aux extrêmes.
Nous ne pensons pas qu’une mesure aussi générale doive s’appliquer au Québec en ce moment. Nous proposons cependant de permettre immédiatement aux établissements, privés ou publics, de se prévaloir d’un droit de transiger avec toute personne à visage découvert. En particulier, les forces policières et de sécurité devraient avoir le droit de réclamer le visage découvert pour leurs interactions avec des citoyens. Cela s’ajouterait à la législation, en cours de discussion, sur le visage découvert dans les transactions avec les services publics.
Cette politique pourrait être revue cinq ans après son introduction.