Un vrai débat est ouvert sur l’importance linguistique de l’exode des francophones en banlieue. Enfin !
Cette semaine, la chroniqueuse Lysiane Gagnon et le blogueur Louis Préfontaine ont pesé chacun de leur côté du débat. C’est mon tour. Depuis 10 ans, j’affirme que les principales variables qui font ou défont le français à Montréal sont, par ordre d’importance: 1) la composition linguistique de l’immigration; 2) l’exode des francophones vers les banlieues; 3) l’exode des anglophones vers le Rest of Canada. La loi 101, l’affichage et tout le dispositif législatif a un impact, mais pas autant que ces trois facteurs. Prenons les un à un:
1) La composition linguistique de l’immigration. Nous savons qu’une bonne partie de l’embellie des derniers 25 ans sur l’intégration linguistique des immigrants s’explique comme suit: avant 1971, seuls 9% d’entre eux venaient de pays « francotropes », (dont la langue est culturellement ou historiquement proche du français), alors que de 1971 à 1996, 75% étaient de ce nombre. Cette proportion s’est réduit depuis.
Le fait que: * près de la moitié du nombre grandissant des immigrants maintenant reçus au Québec n’ait aucune connaissance du français au point d’entrée (donc, un demi-million d’ici 10 ans); * que l’immense majorité d’entre eux s’établit à Montréal, comme c’est normal; * que rien n’est fait au Québec pour imiter un nombre croissant de pays européens (dont nos deux mères patries) et réclamer une connaissance minimale de la langue au point d’entrée puis une augmentation obligatoire de cette connaissance dans les deux premières années sur le territoire est… un monument à la bêtise linguistique.
Le redressement de la composition linguistique de l’immigration future au point d’entrée serait de loin la mesure de préservation du français la plus importante, à Montréal comme ailleurs.
2) L’exode des francophones vers les banlieues. Dans La Presse de jeudi, Lysiane Gagnon, dans une chronique intitulée Le vrai danger, écrit ce qui suit:
Le Québec profond restera français pour d’innombrables générations, mais à quoi cela servira-t-il si son unique grande ville, sa locomotive économique et culturelle, devient graduellement un melting-pot où la culture française de vieille souche aura perdu tout pouvoir assimilateur?
La population de langue maternelle française est passée de 61% en 1971 à 50% en 2006. Pendant que la presque totalité des immigrants s’établissaient à Montréal (ce qui est normal), les Canadiens français de classe moyenne déménageaient en banlieue… La métropole en a perdu près de 200 000 depuis 1986, et la tendance s’accélère: 53 000 pertes seulement entre 2001 et 2006. C’est une sorte d’automutilation dont les francophones eux-mêmes sont entièrement responsables.
D’abord applaudissons à cette lucidité, rare dans les pages des éditorialistes et chroniqueurs historiques du journal. Pour faire court: si l’Assemblée nationale avait suivi les conseils de la page éditoriale de La Presse en matière linguistique depuis 50 ans, aucune mesure autre qu’incitative n’aurait jamais été adoptée. Que Mme Gagnon parle aujourd’hui d’automutilation pour désigner la situation linguistique montréalaise est un signe de l’intensification de la conscience du danger qui pèse sur le français.
Le même jour, dans son intéressant blogue, Louis Préfontaine signe un texte bien chiffré intitulé Banlieue: la défrancisation tranquile. Il y décrit comment, de 2001 à 2006, le français régresse dans les banlieues, au profit de l’anglais. Alors que l’île de Montréal a perdu 2,4% de locuteurs francophones sur la période, la couronne sud en a perdu 2,6%, Laval 5,4%. (La couronne nord est stable.) Préfontaine en conclut ce qui suit:
On le constate: ceux qui veulent résumer le problème linguistique à une question de qualité de vie ou de retour à la ville des francophones ont tout faux. Même si demain matin on rapatriait des dizaines de milliers de francophones à Montréal, il ne s’agirait que d’un trou supplémentaire dans la banlieue. C’est toute la région métropolitaine qui s’anglicise.
Il faudrait analyser la nature de cette migration et je suppute que ce sont essentiellement des allophones anglicisés sur l’île qui migrent ainsi et essaiment l’anglais en banlieue.
Préfontaine a raison de souligner que l’anglicisation n’est pas qu’un phénomène montréalais mais a tort de penser qu’une politique de rétention des francophones sur l’île, voire de retour, n’aurait pas d’impact.
Si on calcule la proportion de francophones (langue d’usage, seul critère opérationnel à mon avis) qu’aurait l’île de Montréal si, depuis 1960, il n’y avait pas eu d’exode vers les banlieues, cela donnerait une île à 63% francophone, plutôt que 54% aujourd’hui. Une différence significative.
L’évolution des proportions de francophones est une chose, la masse critique en est une autre. Il y a 79% de francos à Laval, 84% dans la couronne sud, 95% dans la couronne nord. C’est sur l’île de Montréal que la masse critique est en train d’être perdue, c’est là qu’il faut concentrer nos efforts.
Que faire ? J’ai esquissé une réponse dans une chronique produite pour L’actualité l’an dernier. Je me répète:
Que faire ? Cesser la politique de l’autruche. Affirmer que le maintien dans l’île d’une majorité de personnes (de toutes origines) dont la langue d’usage est le français constitue un objectif national légitime. Favoriser massivement, au point d’entrée, les immigrants qui ont le français comme langue d’usage. Agir aussi sur l’exode des francophones. Retenons les familles qui, à la naissance du premier ou du second enfant, regardent vers la couronne. Faisons en sorte que, pour elles, les droits de mutation immobilière soient remboursés en crédit d’impôts municipaux pendant les trois années suivantes — seulement dans l’île. Ces mesures seraient appliquées à tous les nouveaux parents de l’île, bien sûr. Mais l’effet bénéfique se ferait sentir surtout sur les francophones.
De même, la mesure la plus structurante, et qui aurait des répercussions économiques, écologiques, énergétiques et linguistiques positives, serait de pratiquer la vérité des prix en matière d’étalement urbain. Que le futur acheteur du dernier bungalow au bout du dernier lotissement paie désormais le coût réel du branchement électrique et de l’accès au réseau de distribution d’eau, du transport scolaire et tutti quanti. Sa facture va exploser et rendre l’île (ainsi que toutes les villes-centres) nettement plus attrayante.
C’est une idée. J’aimerais qu’il y en ait dix, cinquante autres. Nous avons atteint, pour le déclin du français sur l’île, la cote d’alerte.
3) L’exode anglophone vers le Rest of Canada. Voici une vérité qu’on n’entend jamais, sauf dans les corridors entre démographes: Montréal est une machine qui anglicise de façon disproportionnée ses immigrants, puis qui les exporte, avec une partie de sa population anglophone, vers le reste du continent. Si, tout d’un coup, cette exportation cessait, la proportion d’anglophone sur l’île augmenterait significativement. De 1960 à 2000, avec des intensités variables, un total de 340 000 anglos ont, au net, ainsi migré. Ne serait-ce de cette migration, les Montréalais parlant le français à la maison seraient déjà minoritaires sur l’île.
De toute évidence, ce processus d’importation, de non francisation, puis d’exportation (25% des immigrants ne parlant pas français au point d’entrée quittent) est une perte d’énergie et de ressources pour l’État québécois et ses contribuables.
Et le reste ?
Le déclin du français appelle un effort rapide, déterminé et multiforme. Si cet effort devait ignorer les deux variables essentielles que sont la composition linguistique de l’immigration et la rétention, voire le retour, des francophones sur l’île il serait inévitablement voué à l’échec, car ce sont là les ressorts principaux de la dynamique linguistique, c’est là où se trouvent les grands nombres, l’impact d’échelle.
Les autres mesures envisagées: le prolongement de la loi 101 aux Cégeps ou ma propre proposition des cégeps de la prédominance du français; la francisation progressive et intelligente des entreprises de moins de 50 employés; l’introduction d’une réelle politique de l’affichage qui tienne compte des raisons sociales et non seulement des messages commerciaux; l’extension de la loi 101 aux 10% des salariés québécois qui oeuvrent dans des entreprises sous juridiction fédérale, et finalement l’indispensable redressement de la qualité du français… toutes ces mesures sont nécessaires. Mais elles ne sont que des moteurs d’appoint aux fusées principales que sont les variables immigration et étalement urbain.