Le festival d’inexactitudes et d’incomplétudes de Toula Drimonis

J’ai une haute idée de la fonction de journaliste, y compris de celle du journaliste d’opinion. J’adore les débats et je ne fuis pas la controverse. Mais j’estime que les faits doivent avoir le premier et le dernier mot. Que le respect des faits (et des personnes) est la condition absolue de la qualité du débat.

C’est pourquoi je ne me retiens pas lorsque j’estime qu’un journaliste ou un journal se permettent de déformer les faits à l’appui de leur opinion.

L’auteure et journaliste Toula Drimonis a écrit le premier mars dans La Gazette un article qui critique mon travail, ce qui est parfaitement normal. Le problème est qu’elle enfile les faussetés et qu’elle prive ses lecteurs d’éléments essentiels à une juste compréhension du sujet.

Voici la lettre envoyée aujourd’hui à l’editor-in-chief du journal, où je réclame corrections et excuses.


Marilena Lucci
Editor-in-chief
Montreal Gazette

Montréal, le 3 mars 2024

Bonjour Mme Lucci,

Je note sur le site du Conseil de presse du Québec que votre quotidien est membre de l’organisme et est donc tenu d’en appliquer le Code de déontologie.

Je tiens donc pour acquis que vous savez que les journalistes d’opinion, les chroniqueurs, sont tenus  à des exigences d’exactitude et de complétude, tel qu’indiqué ici :

Quant à l’article 9, il dit ceci, étant entendu que le journaliste d’opinion est tenu de respecter ses sections (a) exactitude et (e) complétude.

Comme vous le savez peut-être, pour déposer une plainte au Conseil de presse, il faut d’abord contacter le journal pour lui demander de corriger les erreurs commises dans un des textes qu’il a publiés. C’est l’objet de cette lettre.

Votre chroniqueuse Toula Drimonis, dans son texte que votre quotidien a mis en ligne le premier mars 2024 et intitulé Some don’t identify as Quebecers ? I wonder why, commet une série de ces erreurs. Je vous demande officiellement, par les présentes, de publier les corrections qui s’imposent, ainsi que les excuses de la chroniqueuse et du journal.

J’insère les inexactitudes dans le texte.

There’s a pattern that’s often repeated in Quebec’s media landscape. A single anecdote is taken as concrete proof the French language and culture are threatened. That anecdote, in turn, generates a slew of anxiety-provoking opinion columns and social-media tirades that feed off this unease, creating even more division.

It happened again this week.

C’est faux. Il n’y a pas « a single anecdote ». La chronique que j’ai publiée dans Le Devoir présente huit anecdotes distinctes.  

Former Parti Québécois leader Jean-François Lisée — author of such hits as “AK-47s may be hiding under burqas” 

C’est faux, comme l’indique même la source utilisée par la chroniqueuse. J’ai indiqué un fait, vérifiable : des terroristes islamistes ont utilisé des burqas pour commettre des attentats en Afrique. C’est d’ailleurs pourquoi la tenue est interdite dans plusieurs pays africains qui ont subi ces attentats.

La décision de Mme Drimonis de travestir cette citation, en omettant la mention de l’Afrique, est une faute professionnelle. Il est très clair qu’elle veut laisser croire aux lecteurs que je visais des femmes dévotes portant la tenue, alors que je parlais spécifiquement, dans toutes mes interventions à ce sujet qu’elle pourrait facilement trouver en ligne, de terroristes utilisant la tenue pour échapper à la surveillance.

and “Only French-speaking immigrants should be allowed to immigrate to Quebec” — wrote a column citing a tweet by someone (who in turn was anonymously citing someone else) who shared that he quit teaching at his “multi-ethnic” elementary school because his students were openly mocking and refusing a “Quebec identity.” Lisée couldn’t find the damning statement online,

C’est faux. Mme Drimonis invente et elle n’a pas tenté de vérifier avec moi. Je connais le nom de la personne qui a écrit ce tweet d’origine et j’ai échangé avec lui. Comme je l’indique dans mon texte en toute transparence, son compte n’est plus en ligne. Mais j’ai toutes les captures d’écran du tweet d’origine et des commentaires qui s’y sont rattachés.

but that didn’t stop him from writing an entire column based on it anyway.

C’est faux. J’indique dans la chronique qu’ayant vu cette première anecdote et n’ayant pu la confirmer, je doutais fortement de sa véracité. C’est seulement ensuite que j’ai eu accès à d’autres sources confirmant ces constats.

He then cited other teachers, again anonymous, who claimed students from ethnic backgrounds harbour anti-Quebec sentiments. One of the few named sources in his column — a school principal — disputed his assertion, but no matter. The seed was planted.

C’est faux. La première source citée n’est pas anonyme, il s’agit d’Emmanuel Lapierre, un enseignant qui rapporte dans un livre récent ce constat basé sur 15 ans d’enseignement à Montréal.

Mme Drimonis échoue aussi à sa tâche de correctement informer son lecteur en omettant d’indiquer que, pour les sources anonymes, nous disposons de sept professeurs et d’une étudiante aux versions concordantes dans deux institutions scolaires distinctes et que leurs constats sont ensuite validés, on the record, par un spécialiste de la lutte contre l’intolérance dont la tâche est de faire le tour des écoles montréalaise. L’infraction d’incomplétude ne saurait être plus flagrante.

Predictably, Lisée’s commentary generated a barrage of columns by pundits who routinely jump at any opportunity to lament Canada’s multiculturalism and present Quebec sovereignty as the only viable solution to any possible problem. Those columns, in turn, generated an additional news cycle of anxiety, resentment, anger and confident assertions (but no proof beyond anecdotes) that Quebec’s younger generations either have no interest in French culture and language, or actively rail against it.

La chroniqueuse a droit à son opinion, mais encore une fois elle travestit la vérité en écrivant « no proof beyond anecdotes ». L’intervenant Raphael Provost, longuement cité dans l’article, tire ses constats d’un bassin très large d’interventions (30 000 élèves rencontrés par son équipe par année.)

Je suis surpris que les éditeurs de la page d’opinion de la Gazette aient laissé passer cette affirmation absurde. Estiment-ils que lorsque les journalistes de la Gazette disposent sur un sujet important de huit sources anonymes concordantes dont ils connaissent le nom, d’une source non anonyme et d’un spécialiste confirmant leurs constats, ils refuseraient de publier le texte ?

The manufacturing of panic by some is, of course, deliberate.

La chroniqueuse fait ici un procès d’intention, qui aurait moins de crédit si elle reconnaissait que l’article fait aussi clairement état d’intolérance de Québécois envers les élèves issus de l’immigration, comme un des éléments d’explication. Encore une entorse à l’exigence de complétude.

Are isolated anecdotes shared by anonymous sources about some students from minority communities disparaging French-speaking Quebecers really indicative of a wider phenomenon?

La répétition de la fausseté selon laquelle les anecdotes sont anonymes et isolées ne rend pas l’affirmation plus vraie. D’autant que Mme Drimonis publie son texte le 2 mars. Or Mme Drimonis est extrêmement active sur X et elle suit mon fil, tel qu’on le voit ici :

Il se trouve trois jours avant la publication de son texte du premier mars, soit le 27 février, j’ai publié sur X un renvoi vers un nouveau billet de blogue. Ce renvoi a été vu par 35 000 personnes. Il est impossible que Mme Drimonis, très active sur X les 27, 28 et 29 février tel qu’en atteste son fil, n’en ait pas été consciente.

Ce texte ajoute 13 témoignages au dossier, dont 9 donnés à visage découvert.

Ma chronique d’origine publiée dans Le Devoir a fait l’objet de plus de deux semaines de recherche de corroboration, de l’ajout de sources, de l’opportunité pour la direction d’un des collèges impliqués de répondre à l’ensemble des anecdote de mépris cités (qu’elle n’a d’ailleurs nullement démenti) ainsi que d’une mise en contexte par un spécialiste des relations interculturelles dans les écoles et par un rappel statistiques de la composition des écoles.

On ne peut que constater que Mme Drimonis a, pour son article, fait fi de la réalité, déformé les faits et n’a fait aucune tentative de vérification avant de mettre en cause mon intégrité journalistique (« Lisée could’nt find the damning statement online but that didn’t stop him from writing an entire column based on it anyway ».)

Elle a délibérément  privé ses lecteurs d’éléments essentiels à la compréhension du sujet. Force est de constater aussi que la direction éditoriale de la Gazette a failli à sa tâche de s’assurer que l’article de Mme Drimonis respecte le Code de déontologie du Conseil de presse du Québec, auquel le quotidien adhère.

Je défendrai évidemment jusqu’au dernier souffle le droit de Mme Drimonis de donner son opinion et de critiquer la mienne, aussi vivement qu’elle le souhaite.

Par  exemple, elle offre à ses lecteurs le tour de force de passer la première partie de sa chronique à tenter de démontrer que les témoignages que j’ai recueillis n’existent probablement pas et sont certainement non représentatifs, puis la seconde moitié à affirmer que le mépris du Québec est tout à fait normal et prévisible, compte tenu de l’intolérance d’une partie de la société québécoise à leur endroit et de gens comme moi.

Also, if some young Quebecers are indeed not identifying as Québécois, why are these same pundits now shocked? In what universe would a steady diet of marginalization and suspicion produce attachment to and identification with the group doing the marginalizing?

The CAQ’s Bill 21, the PQ’s Charter of Values, columnists agonizing daily over their “demographic drowning” — is it so strange that some Quebecers from cultural, religious or linguistic groups might grow up not identifying as Quebecers? Or even feeling like they’re not allowed to? After repeated exposure to rhetoric that blames them, or their parents, for everything that ails Quebec right now?

Il appartient à la Gazette de considérer si ses lecteurs sont bien servis par des textes aussi clairement spécieux. Mais il appartient aussi à la Gazette de faire en sorte que ses chroniqueurs aient droit à leur propre opinion mais non à leurs propres faits.

Merci de m’indiquer dans des délais brefs si la Gazette corrigera les faussetés publiées dans ses pages et sur son site et offrira les excuses appropriées – à moi et aux lecteurs que cet article désinforme allègrement.

Bien cordialement,

Jean-François Lisée

17 avis sur « Le festival d’inexactitudes et d’incomplétudes de Toula Drimonis »

  1. C’est bien tardivement que je prends connaissance de cette réponse de JFL à la journaliste du journal The Gazette qui tolère, volontairement ou pas, que de telles inexactitudes puissent être livrées à ses lecteurs anglophones et autres.

    Je salue la rectitude et le professionnalisme de Jean-François Lisée.

  2. Voilà un bel exemple de l’importance de la rigueur et du respect de la déontologie dans une profession aussi essentielle dans une société démocratique que le journalisme, incluant le journalisme d’opinion. D’autant plus que les journalistes peuvent exercer une certaine influence sur la population. Respecter la population doit être un incontournable, d’autant plus que la population n’a pas toujours les moyens de tout vérifier pour bien faire la part des choses et peut se laisser influencer trop facilement. Heureusement que le journalisme est une profession encadrée.
    Malheureusement, la population se laisse parfois trop influencer de nos jours par les réseaux sociaux qui, eux, ne sont pas encadrés. De sorte que les opinions peuvent y être exprimées parfois en se basant sur des idéologies et du militantisme non toujours appuyés sur des faits vérifiables.
    Des journalistes peuvent parfois glisser dans le militantisme. Mais, comme on le voit ici, ils peuvent alors être remis à l’ordre.
    Le déchirement entre militantisme et rigueur intellectuelle se fait sentir dans des débats de société, comme on peut le voir présentement avec la problématique trans, et comme on le reverra bientôt avec le débat souverainisme-fédéralisme.

  3. Votre démonstration rigoureuse de la fausseté des faits qui servent de base au torchon de Mme Drimonis est un exemple parfait de ce qu’il faudrait faire pour venir à bout du Québec bashing et de tout ce qui s’ensuit. Ce n’est évidemment pas donné á tout un chacun de pouvoir s’exprimer avec autant de sérieux, d’authenticité et d’aplomb que vous. C’est d’autant plus important qu’en particulier celles et ceux qui sont à l’avant garde de nos moyens de communication sachent, comme vous, donner á voir ce qui se passe réellement dans notre société et rectifier les énoncés qui dénigrent impunément notre capacité d’en rendre compte avec clairvoyance et
    Vos prises de position vous honorent et sont une inspiration pour celles et ceux qui se tiennent debout.

  4. Grâce à l’article de Patrick Lagacé dans La Presse d’aujourd’hui, j’ai pris le temps de lire sur cet évènement journalistique et j’ai compris qu’une chronique devant faire montre d’exactitude et respectant les règles, nécessitait énormément de temps, d’efforts et de garde-fous. Tout un travail !

  5. Merci Monsieur Lisé et monsieur Lagacé de nous avoir informé de cette merde journalistique comme nous sommes habitués de voir à travers le Canada mais je n’ai pas fait d’enquêtes mais je pense que je ne me trompe pas.

    Mercii!

  6. Merci M. Lisée de dénoncer ces faits. Autant j’aime vos articles, autant mon coeur pleure à lire ce qui se passe dans ces écoles.

  7. Afin d’appuyer mon commentaire précédent, voici un texte fort intéressant qui illustre les dommages prévisibles de l’effacement graduel franco-culturel-économique-historique etc. dans les écoles du Québec en lien avec la réforme Charest de 2006 en éducation, plus spécifiquement l’évacuation quasi-totale de l’Histoire du Québec pour la remplacer par le « Canadian Multiculturalism »!!!
    https://irq.quebec/publications/cours-dhistoire/

  8. Cette journaliste perpétue le mythe selon lequel le « Québec Bashing » n’existe pas! Il est, au contraire, bien présent et votre révélation auprès du public en a exposé la gravité, laquelle s’est incrustée jusque dans les écoles, où se construit l’identité et l’appartenance sociale et culturelle! Et cela dure depuis une vingtaine d’années!!!
    Soit depuis la réforme de Charest en éducation en 2006, où le cours d’ECR a été implanté et le cours d’Histoire du Québec a été réduit à quelques anecdotes…
    Aujourd’hui, je regarde et constate que les jeunes ont été dépossédé de leur fierté nationale Québécoise; l’intégration des nouveaux arrivants est un échec culturel et linguistique énorme! Ils, ces jeunes dits « de souche », ont été et sont encore injustement accusés des malheurs qui affligent les minorités culturelles et ethniques venues d’ailleurs et qui s’établissent ici!!!
    Et ce constat m’attriste au plus haut point!!!
    Tout comme la violence dans les écoles, la haine du blanc francophone doit cesser!!!
    Bernard Drainville se doit d’apporter des mesures concrètes afin de soutenir les enseignants, les parents et les élèves et imposer le RESPECT de TOUS, sans distinction de race, de culture, de langue… POINT! Car, et j’en suis persuadée, la Majorité des élèves, toutes origines confondues, n’approuve pas ces prises de positions radicales extrémistes et est donc une alliée dans cette nécessaire déconstruction de la mise au ban des accusés, lesquels ne méritent pas ce mépris!

  9. Un ami, directeur d’école me dit que le phénomène Kebs existe depuis longtemps dans son école et ailleurs. Personne n’ose en parler de peur d’être taxé de raciste. Vous avez ouvert la boîte de Pandore et c’est tant mieux.

  10. Cette dame n’en est pas à sa première frasque, ni à sa dernière. Quant au torchon qui la publie, il sont des plus heureux lorsqu’un chroniqueur réussi le triple exploit (lequel est la portée du premier venu) de, simultanément, vomir sur un méchant nationaliste (vous en l’occurrence), de qualifier d’emblée de faux de nombreux témoignages pourtant on ne peut plus crédibles pouvant porter ombrage à sa religion (hors du multiculturalisme canadien, point de salut), et, je parie que c’est ce qui lui importe le plus (les procès d’intention sont à la mode, alors…), elle retourne des faits extrêmement troublants contre ceux qui en font les frais et qui ont le courage de les dénoncer.
    C’est drôle, j’avais l’impression que Mme Trimonis comprenait le français écrit. Clairement, ce n’est pas le cas. Également, n’avait-elle pas écrit un papier fort élogieux à propos de Jacques Parizeau il y a longtemps?
    Ce devait être un lendemain de brosse. Pour elle j’entends.

    • Ancienne journaliste ici, la rigueur des faits est l’une des fondations du journalisme et cette rigueur nous est martelée tout le long du cursus scolaire et ensuite par toutes les personnes qui « repassent » nos textes. Que ce genre de texte pernicieux camouflé sous un texte d’opinion ait été publié est fort grave. Par contre, votre réponse étoffée est tout simplement parfaite. Bravo et merci d’agir pour que le journalisme demeure du journalisme (d’opinion inclus).

      Sur le sujet de la crise identitaire des jeunes Québécois, je soumets une autre « anecdote » à Mme. Drimonis: mon collègue a un garçon de 15 ans qui a décidé de seulement s’exprimer en anglais depuis qu’il a 10 ans. Autant à la maison, que dans le sport, qu’avec ses amis. Il ne va pas à l’école anglaise (parents québécois francophone), n’a aucune famille proche ou éloignée qui parle en anglais. Sa raison est que ses amis à l’école trouve le français laid et « arriéré ». Ces amis ne proviennent pas de famille francophones ayant vécu au Québec depuis plusieurs générations. Il y a eu plusieurs interventions de l’école au début, alors qu’ils étaient au primaire, mais depuis leur entrée au secondaire, le tout passe sous silence et de plus en plus d’élèves parlent seulement en anglais à l’école pour se faire accepter.

  11. Chapeau M. Lisée, des faits, des faits et encore des faits. Un fier Québécois assumé des plus brillants et d’une rigueur intellectuelle remarquable. Le bashing Québec prend toutes sortes de formes et semble se croire tout permis. Assez c’est assez. Merci de mettre votre pied à terre. La balle est maintenant dans l’autre camp. J’attends la suite avec impatience.🎯🎯🎯🎯🎯

  12. Très significatifs vos textes pour comprendre mieux ce qui se passe à l’intérieur de la bête !

    Merci aussi de faire preuve de la même rigueur envers vos employeurs et collègues biaisés de Radio-Canada à propos de Northvolt comme je vous l’écrivais dans un précédent message.

    Salutations !

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