Brian, premier ministre du Québec

« Parfois, on lit ça dans un livre, me dit-il, déconfit. On lit que M. Untel a regardé le mur et ne savait pas quoi faire. Tu te dis : “C’est juste dans les livres…” Ben, c’est vrai. Je le faisais. Je savais pas comment j’allais m’en sortir. » Ces semaines de juillet 1992 constituent, confie-t-il, « la période la plus difficile de [sa] vie politique ».

Brian Mulroney me tenait en otage à la petite table de réunion attenante à son grand bureau d’avocats de Montréal. Les murs étaient ornés d’innombrables photos de lui avec tous les grands de la Terre, poignées de mains viriles, sourires en position maximale, postures d’un fils d’électricien de Baie-Comeau qui se pince de s’être hissé à ces sommets.

Pendant 18 heures étalées sur quatre ou cinq rencontres, Mulroney déployait devant moi son talent de conteur, revivant les enthousiasmes et les douleurs qui l’avaient habité le long du chemin de croix qui s’était conclu par son plus grand échec : l’incapacité à réparer l’erreur de Pierre Trudeau et de mettre fin à l’isolement du Québec dans le texte fondamental du Canada, sa constitution. Son récit, haut en couleur, était fréquemment ponctué par l’expression « quelle médiocrité ! » qu’il réservait aux journalistes qui ne comprenaient jamais rien ou — pire — qui ne voulaient jamais rien comprendre.

Il m’interdisait d’enregistrer les sessions, ce qui me posait un énorme problème. Je peinais à écrire sur mes feuilles la totalité des anecdotes, dialogues et jugements qui sortaient de sa bouche, d’autant qu’il s’emportait parfois, accélérant le rythme, mimant la gestuelle, le ton et la parlure des uns et des autres. Je m’en voulais de l’interrompre. Attendez, attendez, je ne voulais pas en perdre une miette.

L’homme qui regardait le mur contemplait un dilemme enveloppé dans un paradoxe. Lors de son élection, en 1984, il s’était engagé à réintégrer le Québec dans la famille canadienne « dans l’honneur et l’enthousiasme ». (On attribue à tort la formule à Lucien Bouchard, qui avait écrit le reste du discours. Mais c’est un autre proche Jean Bazin, amant de l’emphase, qui avait ajouté ces mots.) Une première entente, dite du lac Meech, s’était fracassée en 1990 sur le refus de deux provinces, le Manitoba et Terre-Neuve, elles-mêmes aiguillonnées par la campagne d’un Pierre Elliott Trudeau sorti de sa retraite pour traiter les partisans de l’accord de « pleutres » et d’« eunuques ». Un amant de l’insulte.

S’était ensuivi un festival de consultations et de négociations menées par son ministre et ancien rival Joe Clark. Mulroney souhaitait — et, en fait, avait exigé — qu’à cette étape, les discussions ploient sous le poids de leur propre complexité. Cette démonstration faite, il allait ramasser les morceaux qui lui plaisaient, essentiellement les éléments de Meech, dans un amendement constitutionnel qu’il allait faire adopter grâce à sa majorité parlementaire, puis soumettre à un référendum pancanadien qu’il pensait pouvoir gagner. Ainsi, il aurait le dernier mot. Un amant de l’optimisme.

« On avait une stratégie, tonne-t-il. Elle était peut-être mauvaise, mais nous en avions une. »

Il est donc livide quand il apprend que, de ce magma, une entente unanime a surgi. Tout est maintenant gâché par ce Clark qui n’a pas suivi ses ordres, car « il se prend pour Thomas Jefferson », l’un des pères fondateurs des États-Unis. Mais Clark ne pouvait y arriver que si le Québec disait oui. Ou plutôt Robert Bourassa, avec qui Mulroney avait pourtant privément dessiné son plan. Avec Robert, confie-t-il, « on ne se parlait pas tous les jours, mais il arrivait qu’on se parle plusieurs fois par jour ».

Ce qui fait particulièrement rager Mulroney est la concession faite aux petites provinces de leur donner un poids égal aux autres au Sénat, ce qui rend l’Île-du-Prince-Édouard aussi puissante que le Québec, qui disposait jusque-là de 25 % des banquettes sénatoriales. Il estime que cette concession, sans contrepartie pour le Québec, est une monstruosité politique que les Québécois n’accepteront jamais — quoi qu’en dise leur premier ministre — et qui conduira à l’isolement du Québec. « Moi, en tant que Québécois, j’aurais jamais voté pour ça. Jamais ! »

Dès lors, un curieux scénario se déroule. Le Québécois qui dirige le Canada va forcer le Québécois qui dirige le Québec à être plus ambitieux pour son peuple.

Il prend les choses en main et, pour la phase finale, réunit les premiers ministres et réussit à colmater plusieurs brèches que, comme Québécois, il jugeait intolérables. Puis il y a retournement de situation. L’équipe de négociation du Québec, dont son ministre de la Justice, Gil Rémillard, insiste pour refermer davantage de trous. Dans une scène qu’on rêve de voir mise en images sur pellicule, Mulroney vient arracher à Rémillard le texte qu’il a entre les mains, le plaque ni plus ni moins vers l’extérieur d’un bureau, et lui lance une invitation à pratiquer sur lui-même un acte sexuel. Bourassa laisse faire. Mais, pris d’un soudain regain d’autonomisme, le premier ministre québécois s’avise, dans les derniers jours, de réitérer une demande historique : le retrait du fédéral de tous les champs de compétence québécois. Mulroney le largue, les autres premiers ministres bondissent sur la proie. À la fin, dit l’un d’eux à la CBC, « il y avait du sang sur le sol ».

Sonné et conscient que ces résultats ne peuvent être vendus aux Québécois par référendum, Bourassa plaide en privé avec son ami pour éviter ce calvaire et procéder simplement par votes dans les assemblées législatives. Mulroney l’avertit : « Je sais quoi faire ! Moi, je m’en vais à la Chambre des communes, et il y aura un référendum sur le paquet [de réforme], et le référendum sera pancanadien. » Bourassa est piégé par l’autre premier ministre venu du Québec. Condamnés à perdre ensemble.

C’est simple, chaque fois que Mulroney apparaît dans les livres que j’ai consacrés à l’affaire (Le tricheur et Le naufrageur), il vole la scène. Comme dans la vie. Il était très curieux de savoir comment il apparaîtrait dans les ouvrages et s’en informait. « Tu as parlé aux autres premiers ministres ? » me demandait-il. Oui. « Que disent-ils de moi ? » Je le lui disais. « Alors, sur 10, tu me donnes combien dans ton livre ? » Euh, je dirais 8 sur 10. Il demandait : « J’ai perdu mes deux points où ? » Ben, M. Mulroney, balbutiais-je, ça n’a pas marché. « Ouin. »

En échange de sa franchise, il avait requis l’anonymat. J’ai dû me replier sur la mention que Mulroney avait raconté tout ça « à un confident ». Puis, lorsque j’ai publié en 2012 une synthèse de l’enquête (Le petit tricheur), je lui ai demandé si, le temps s’étant écoulé, je pouvais enfin lui attribuer toutes ces extraordinaires anecdotes. Il n’y était pas disposé. Mais, osais-je demander, après votre mort, qu’on souhaite le plus tard possible, ce sera envisageable ? Sa réponse : « Tu m’appelleras à ce moment-là. » Un amant de l’humour.

(Une version de ce texte a d’abord été publiée dans Le Devoir.)

Ce contenu a été publié dans 1989-1993 - Le cas Mulroney, Parti conservateur par Jean-François Lisée, et étiqueté avec , . Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

3 avis sur « Brian, premier ministre du Québec »

  1. Sur même thème. Avant béatification. Ou de le redéclarer ou redécréter « plus grand premier ministre du Canada ». Ç’avait pas été Trudeau? Ben oui, C. Charron avait lâché celle-là.

    Dans les « Secret Mulroney Tapes » était révélé que Brian aurait dit à Clyde Wells que « distinct society » signifiait « dick »… (soit – ‘rien’ ) ?

  2. Du pouvoir des mots. Époustouflant. Ç’aura été c’Brian qui, en l’histoire contemporaine, l’aura le plus et le mieux fait voir et confirmé. Et positivement, et négativement.
    Positivement, lorsqu’avait-il « knocké » décisivement Turner au Débat; négativement plus tard, par l’expression « société distincte », qui n’pouvait « passer », être « avalée » — (avalisée) — par le Canada anglais; ‘distinct’ pouvant aussi signifier « resenting a clear unmistakable impression »; et distinction, « the quality of being excellent in some way ».

    • Du pouvoir des dieux aussi. Ça, ç’a été on ne peut mieux énoncé in Les douze travaux d’Astérix qu’ « on ne peut rien contre les dieux ». Constatez.

      En 1984, y avait-il eu marche dans la neige.
      En 1984, Brian était devenu PM.
      29 février : marche dans la neige
      29 février : décès de Brian
      23 mars : obsèques dans la neige
      4 avril : autres obsèques diablement enneigées

      convergence? ces deux obséquiés si abondamment tous deux pareillement enneigés avaient tous deux été têtes de Turc d’un même ex (on ne dira pas quoi [par respect])

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