Le pouvoir des mots

Préface du livre: Les 100 Discours qui ont marqué le XXe siècle

Des mots. Ce ne sont que des mots. Ils ne font que parler. C’est le sentiment qui
m’animait lorsque j’écrivais mon premier livre sur l’évolution des relations entre les
États-Unis et la montée du mouvement indépendantiste. Des conversations, des mots
dans les mémos, les transmissions diplomatiques, les négociations, les discours. Les
mots reflétaient des rapports de force, des promesses, des mensonges et exagérations,
peut-être.
Toutefois l’activité politique, lorsqu’elle ne s’exprime pas par les mouvements de troupes, est celle qui, avec l’activité religieuse, comporte la plus forte composante de mots, contrairement à l’activité industrielle, commerciale, scientifique et
artistique, où l’empreinte humaine est physique, tangible, tridimensionnelle.
Le pouvoir des mots m’est d’abord apparu, adolescent, à travers le théâtre. La
capacité qu’a eu Iago de convaincre, à partir de rien, Othello de la déloyauté de sa
belle Desdémone et de le conduire au meurtre constitue le plus grand avertissement
lancé par Shakespeare contre le pouvoir des mots. Orwell en a démontré le mécanisme dans son roman 1984, puis le sénateur McCarthy l’a appliqué en salissant une
génération de créateurs et de diplomates par la pure accumulation d’insinuations.
L’évocation de ce côté sombre de la force des mots permet de mesurer son pouvoir.
Une école historique veut que l’aventure humaine ne soit que l’implacable expression de l’évolution des intérêts et des rapports de force. Les vies et les discours d’individus, si remarquables soient-ils, ne seraient que la pointe des icebergs. Il est vrai
qu’aucun chef de mouvement ou d’État n’a, à lui seul, la capacité d’enclencher un
cours historique complètement absent de la trame du présent. Mais les discours réunis dans cet ouvrage illustrent la faculté qu’ont eue des hommes et des femmes hors
du commun de conduire leurs sociétés dans un des chemins possibles, à l’exclusion
de tous les autres.
Sans Hitler, la volonté de revanche allemande aurait pu s’exprimer
autrement. Sans son habileté à convaincre, sans son talent à trouver le ton, la cadence,
qui allait rassembler les Allemands derrière son funeste projet, l’Europe n’aurait pas
subi un sort aussi extrême. De même, les mots qu’a trouvés, devant l’immense foule
rassemblée devant lui à Washington, Martin Luther King, mots d’affirmation des
Noirs mais de rassemblement des races, ont-ils fait plus pour changer le cours de
l’opinion américaine que s’ils en avaient utilisé d’autres, plus ancrés dans la colère
que dans l’espoir.
Conseiller de deux Premiers ministres, j’ai écrit quelques centaines de discours,
pratique qui permet de comprendre leur importance. Le discours peut lancer une
réforme, négocier un passage difficile, mobiliser ou apaiser. Pour le chef de gouvernement, la préparation d’un discours est un moment pour mettre ses idées en forme.
Souvent, cela lui permet de se dégager de ses obligations quotidiennes et de faire,
pour lui-même, donc pour son gouvernement, la part de ce qui est principal et secondaire, stratégique et tactique. Le discours contribue à charpenter, non seulement la
communication politique, mais la pensée politique du décideur.
Pour qui entend le discours, cet amas de mots est informatif à plus de niveaux qu’il
n’y paraît. D’abord le discours permet de juger si le dirigeant a une compréhension
réelle du sujet qu’il traite, s’il saisit la situation qui préoccupe l’auditeur. S’il la saisit,
en a-t-il une lecture originale, qui permet de dégager une avancée? S’il est informé et
original, a-t-il le talent pour convaincre de la justesse de ses vues, de l’intérêt qu’ont
les autres à l’appuyer, voire modifier leurs comportements pour permettre le succès
de la voie qu’il propose? De la première ligne au paragraphe final, réussit-il à maintenir l’attention, à remuer, éclairer, indigner ou faire sourire, conduire, convaincre,
mobiliser et, ce faisant, réaffirmer sa légitimité comme chef?
Lorsque le discours réunit plusieurs de ces qualités, lorsque vient le moment des
applaudissements, ce n’est pas que le discours qui est ovationné, mais aussi le rapport
qui s’est établi, à travers lui, entre celui ou celle qui a parlé et ceux qui ont écouté. Ils
ont vécu une expérience commune, ne sont plus tout à fait les mêmes. (Si le discours
est hué, l’impact est encore plus fort.)
En lisant les pages qui suivent, le lecteur sera diversement touché par les grands
discours des uns et des autres. Certains nous semblent gauches, décalés, d’un autre
âge. Comme en témoignent les mises en contexte historiques qui les introduisent,
c’est que les discours doivent s’appuyer sur le temps, parfois sur l’air du temps, pour
s’élever ensuite et prendre leur élan transformateur. Mais ceux qui ont traversé les
décennies et les continents, le décès même de ceux qui les ont donnés et de ceux qui
les ont reçus, et qui encore choquent, émeuvent et appellent à l’action, démontrent
mieux que toute explication le pouvoir des mots.
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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !