Les adieux de la CBC à l’objectivité

Vous êtes employé, cadre, d’une grande entreprise. Vous êtes professionnel, respectez les lois et les codes d’éthique. Si vous chérissez des opinions non conformes aux vents dominants, vous les gardez pour vous. Mais vous voici placé devant une décision difficile. Votre entreprise vient d’envoyer à tous ses salariés un courriel les invitant à la suivre, à l’heure du lunch, pour exprimer leur soutien à une cause noble, mais politiquement chargée : la réconciliation avec les Autochtones. Votre patronne y sera. Vous présenter à la marche, arborer un chandail orange, symbole de la journée, vous mettre même dans le champ de vision de la patronne serait judicieux dans le jeu de l’accumulation de bons points en vue de promotions futures. Vous absenter risquerait, au contraire, de figurer à votre colonne « débit ». Qu’a-t-il contre les Autochtones, celui-là, pourrait-on se demander en haut lieu ?

C’est le dilemme qu’a imposé fin septembre à ses subalternes du siège social d’Ottawa la présidente de la CBC/Radio-Canada, Catherine Tait. L’invitation était également adressée aux membres des services de l’information. Ils pensaient jusque-là que, s’ils devaient être présents lors de mouvements sociaux, ce serait pour prendre en note les slogans scandés, pas pour les concevoir et les entonner. Plusieurs s’en sont plaints à des collègues journalistes d’autres médias, sous le couvert de l’anonymat.

La politique du New York Times sur la participation des journalistes aux manifs.

Ces journalistes n’ont peut-être pas suivi avec suffisamment d’attention le repositionnement opéré par leurs patrons depuis deux ans. Au lendemain de l’assassinat de George Floyd, le rédacteur en chef des nouvelles au réseau anglais, Brodie Fenlon, a signalé qu’il y aurait un avant et un après. « Nous avons entendu les reproches, qui ne sont pas nouveaux, selon lesquels notre interprétation des normes et pratiques journalistiques de la CBC est si rigide qu’elle peut museler au sein de l’organisation des voix importantes et des expériences vécues. Nos définitions de l’objectivité, de l’équilibre, de l’équité et de l’impartialité — et notre insistance pour que les journalistes n’expriment pas d’opinions personnelles sur les sujets que nous couvrons — vont-elles à l’encontre de nos objectifs d’inclusion et d’appartenance à la communauté et au pays que nous servons ? »

Il faut démêler deux impératifs. Que les salles de nouvelles et les directions soient composées d’un personnel qui reflète approximativement la composition de la population est une chose nécessaire. Cela modifie le point de vue, l’angle d’approche, l’ordre des priorités dans la couverture, les rapproche de la diversité et de la complexité du réel. Bravo. Mais qu’on invoque le droit des journalistes d’exprimer des opinions ou d’aborder les enjeux à partir de leur vécu pour déroger à la recherche d’objectivité et de neutralité n’est rien moins qu’une insulte à la mission journalistique. Insulte aussi au droit des auditeurs et téléspectateurs de forger leur propre opinion à partir des faits exposés.

Les dégâts sont évidemment déjà visibles. La suspension de l’excellente Wendy Mesley, coupable d’avoir prononcé, dans une rencontre de travail, le titre du livre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, n’en fut que le premier signe. La décision de la direction de la CBC de s’excuser que des journalistes de la radio francophone aient commis le même forfait en est le plus récent.

En voici un autre : pendant le blocage des camionneurs, à Ottawa, une journaliste de la CBC, Omayra Issa, a écrit ce tweet : « White rage on full display. As always, it undermines safety, lives, institutions, ideals. » (La rage blanche s’affiche en grand. Comme toujours, elle porte atteinte à la sécurité, aux vies, aux institutions, aux idéaux.)

Réduire à la « rage blanche » une manifestation anti-mesures sanitaires où sévissaient, à la marge, des personnes racistes équivaut à définir comme « anarchiste » une manifestation sur le climat parce que des Black Block s’y sont infiltrés. C’est un peu comme si un journaliste de Radio Canada, couvrant une manif d’appui à Dawson, écrivait sur Twitter: « Le privilège anglo en pleine action.» Combien de minutes aurait-il fallu avant qu’il soit sanctionné ?

Versions numériques et AudioLivres disponibles.

Une citoyenne, Isabelle Laporte, a porté plainte, en français, à la CBC. La maison lui a répondu, en anglais, au nom du rédacteur en chef, Fenlon. Cela commençait bien : « Il est important que les journalistes se gardent d’exprimer des opinions au sujet de questions controversées. » Puis, ça a dérapé : « Omayra est aussi, cependant, une reporter qui reçoit régulièrement des messages haineux à cause de sa couleur de peau, donc sa réalité constitue une expérience de vie et un point de vue qui sont importants, même si davantage de contexte aurait dû être offert. » Elle a d’ailleurs retiré son tweet, pour « éviter plus de confusion ». En clair : parce qu’elle est noire et l’objet d’insultes, elle peut qualifier une manifestation de « rage blanche ». Elle est donc libre de récidiver, pour peu qu’elle étoffe un peu mieux son propos.

Ce n’est pas tout. Mme Laporte notait dans sa plainte qu’une accusation de rage blanche envers des manifestants était, de façon inhérente puisque liée à la couleur de leur peau, raciste. Elle a eu droit à un sévère rappel à l’ordre de la CBC sur le dogme désormais en vigueur en ces lieux : « Un reporter Noir qui dénonce le racisme d’un groupe de personnes blanches n’est pas du racisme. » (Notez qu’à la CBC, les mots Noirs et Autochtones ont droit à des majuscules, mais pas le mot blanc. Avertissement : ce n’est pas du racisme, c’est parce qu’il n’y a pas « d’histoire blanche ou de culture blanche ». Au service français de Radio-Canada, comme au Devoir, on pratique plutôt l’égalité des majuscules.)

Face à ce qui ne peut être considéré que comme une grave dérive, il faut souligner à quel point les collègues du secteur français de Radio-Canada résistent. Même les têtes d’affiche osent s’opposer, à visage découvert, à ce qu’ils estiment à bon droit être une trahison de leur devoir d’information. Parmi les résistants, on compte plusieurs journalistes issus de la diversité québécoise.

Au Canada anglais, l’auteur et éditeur Jonathan Kay est en quelque sorte devenu le pourfendeur en chef des progrès du wokisme institutionnel. Il écrivait récemment sur son fil : « Les Canadiens français sont les adultes dans la pièce pendant que la CBC se transforme en journal étudiant. »

(Une version légèrement plus courte de ce texte a été publié dans Le Devoir.)

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