«Dé-distortionner», mode d’emploi

Il n’y aura pas de réforme du mode de scrutin, on a compris. De toute façon, ce ne serait que pour la prochaine fois. Or, c’est cette fois-ci que la distorsion heurte le sens démocratique, le sens de la justice, le sens commun.

Si on ne peut pas faire la révolution, rien n’empêche de faire la réforme. Le rocher qui bloque le passage est inamovible. Rien n’interdit d’en creuser un et d’en aménager l’intérieur, comme le fait Arsène Lupin dans L’aiguille creuse. (Je recommande.)

S’adapter au multipartisme

Notre Parlement a été conçu à l’époque du bipartisme. Nous sommes entrés, pour de bon, dans celle du multipartisme.

Modifions lois et règlements pour affirmer qu’un parti ayant obtenu 10 % du vote, quel que soit son nombre de députés, devient  ipso facto un groupe parlementaire. Les partis qui ont fait élire les plus grands nombres de députés garderont un avantage : chaque député apporte avec lui un budget que les plus petites députations n’auront pas. Ils disposent donc de davantage de porte-parole, de bras, de cerveaux.

Cette prime devrait suffire. Pour le reste, les budgets de recherche et le temps de parole de l’opposition devraient être répartis strictement selon le pourcentage de voix obtenues dans l’ensemble de la nation. Oui, dans ce cas, les solidaires et les péquistes auraient un tantinet plus de budget que les libéraux.

Voilà comment combiner l’ancien et le nouveau. L’ancien réserve au parti d’opposition gagnant le plus de circonscriptions le droit d’enfiler le manteau d’opposition officielle, de poser les trois premières questions à la période prévue à cette fin et de jouir des privilèges protocolaires habituels. Le nouveau reconnaît que les électeurs de l’opposition n’ont pas toujours choisi d’offrir la part du lion du temps de parole et des budgets à la députation la plus nombreuse : il impose une distribution équitable des sous et des minutes en fonction du suffrage exprimé.

Que faire lorsque 13 % de la population a voté pour un parti qui n’a aucun député ? Innover. Lorsque le libéral Frank McKenna a obtenu 60 % des voix, mais 100 % des sièges au Nouveau-Brunswick en 1987, il a rapidement été saisi d’un remords démocratique. Il décida de permettre aux représentants des partis d’opposition, donc à des non-élus, de participer à la période de questions depuis la tribune de la presse qui surplombe l’assemblée.

Preuve que, même engoncés dans le système parlementaire britannique, on peut penser « en dehors de la boîte » de l’archaïsme et des traditions. Et puis, on ne va quand même pas se faire damer le pion de l’innovation par le Nouveau-Brunswick !

Ma proposition : dans les cas rarissimes où un parti obtiendrait 10 % du vote, mais aucun député, qu’on ajoute un 126e siège pour le chef de ce parti (s’il était candidat aux élections, sinon à son candidat qui a reçu le plus de voix).

Qu’il soit à la fois considéré comme député et comme groupe parlementaire, avec budgets et temps de parole en conséquence. Il devra faire des choix et ce sera la galère, mais au moins il ne sera pas mis en exil par un système injuste. Et les nombreux électeurs du parti (dans le cas d’Éric Duhaime, un demi-million) seront représentés, vus et entendus.

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Bannir le cirage de bottes

Le gouvernement devait offrir une partie de son propre temps de parole à l’opposition. En commission, l’étude des crédits des ministères donne lieu annuellement à un festival de l’obséquiosité qui semble sorti de l’ère duplessiste. Qu’on laisse le ministre et son adjoint parlementaire seuls au marbre et qu’on ne permette qu’aux élus des partis d’opposition responsables de ces dossiers de poser des questions. On y gagnera en professionnalisme et en qualité de la reddition de comptes.

Occupons les députés ministériels à des tâches plus productives. Par exemple, à l’heure actuelle, des pétitions de citoyens sont déposées quotidiennement à l’Assemblée, mais n’ont généralement aucun effet. Que les députés entendent en commission les porteurs des pétitions qui ont recueilli plus de 50 000 signatures, puis débattent et recommandent le cas échéant des modifications législatives ou réglementaires. Elles pourraient être chaque année regroupées dans un « Projet de loi omnibus des pétitionnaires ».

À Ottawa, en 2004, Gilles Duceppe et Stephen Harper ont imposé à Paul Martin, alors minoritaire, que les partis d’opposition puissent soumettre directement à la Chambre leurs projets de loi et que ceux-ci ne puissent être amendés sans leur aval.

Au Québec, cela n’arrive que si le gouvernement y consent.

Se replier sur le vote préférentiel

Deux autres réformes pourraient rendre justice aux électeurs sans modifier l’architecture actuelle de l’Assemblée.

On l’a dit, la proportionnelle est hors de portée. Chaque tentative s’est heurtée au veto de députés qui ont deux objections, valables, toujours les mêmes :

1) en réduisant le nombre de circonscriptions pour faire de la place aux candidats de liste, la réforme élargit exagérément les territoires de chaque député ;

2) on créerait deux classes de députés, dont la cohabitation peut poser problème.

Ces écueils sont complètement évités si on procède à une réforme en préservant la carte électorale actuelle et en améliorant sa représentativité.

D’abord, pourquoi ne pas se replier sur le vote préférentiel en 2026 ? La recette est appliquée avec succès lors des courses à la chefferie. L’électeur indique qui il choisit au premier rang et, s’il le souhaite, aux deuxième, troisième et quatrième rangs. Si aucun candidat n’obtient 50 % des voix au premier rang, on prend les voix de deuxième rang des bulletins attribués au candidat ayant obtenu le moins de votes et on les ajoute au compte des autres. Si cela suffit pour faire passer un candidat en territoire majoritaire, on arrête. Sinon, on retire un autre candidat du bas de la liste, et ainsi de suite jusqu’à ce que quelqu’un obtienne 50 %.

Lundi dernier, 47 des 125 députés ont obtenu une majorité, ce qui est énorme. Quarante autres, ayant obtenu plus de 45 %, auraient, avec le vote préférentiel, rapidement franchi la barre. Il en reste tout de même 38 dont on ne sait pas s’ils représentent vraiment le choix majoritaire des électeurs. Lorsque vous n’obtenez que 33 % des voix, rien ne dit que les électeurs ne vous préfèrent pas quelqu’un d’autre. Demandons-leur.

Profitons-en pour résoudre un problème lancinant : l’inégalité du pouvoir électoral du citoyen. Aux Îles-de-la-Madeleine, 11 160 électeurs ont droit à un député. Pour que les 63 700 électeurs de Papineau ou les 62 100 de Verchères soient aussi bien représentés, il leur faudrait au moins quatre députés.

À chaque révision de la carte, la pression est forte pour qu’on fusionne des circonscriptions moins peuplées, en Gaspésie et dans le nord du Québec. C’est démocratiquement logique. C’est opérationnellement cruel, car le pauvre député se retrouverait à arpenter un territoire démesuré.

La solution est, là aussi, de combiner l’ancien et le nouveau. L’ancien : on préserve les limites actuelles et la particularité des Îles, et leurs électeurs ont l’avantage d’être, quoique moins nombreux, représentés par un député à temps plein. Mais le nouveau doit signifier qu’au moment du vote, le poids politique de chaque député est équivalent au poids démographique de sa circonscription. Par vote électronique, donc, le député représentant un territoire qui est dans la moyenne, environ 49 000 voix, compte pour un vote. Celui des Îles compte, selon les derniers calculs de la commission de révision, pour 0,22 vote. Celui de Verchères, pour 1,21 vote. Le total reste 125 (ou 126 avec, dans notre cas, Éric Duhaime, qui aurait statutairement un vote plein). Le poids relatif de tous les milieux urbains serait rehaussé, mais le nombre de porte-parole des milieux régionaux resterait le même.

Introduire ces réformes ne nécessite qu’une chose : de la volonté politique. De la part, principalement, de deux personnes : François Legault et Dominique Anglade. La tradition veut que les modifications aux lois électorales et aux règles parlementaires exigent l’unanimité des partis. La tradition, pas la loi. Si Mme Anglade et ses députés, grands gagnants d’un système injuste, campaient sur leur position, rien n’empêcherait tous les autres législateurs à passer outre en modifiant les lois et règlements nécessaires.

Pour mémoire, rappelons que le PLQ s’était aussi opposé à l’adoption par René Lévesque de la Loi sur la consultation populaire, qui rendait possible la tenue d’un référendum. Lévesque a passé outre. Le PLQ s’opposait aussi, avant le référendum de 1995, à ce que le Québec réclame une preuve d’identité aux votants. Parizeau aurait donc dû passer outre.

Une occasion

Pour François Legault, la donne est différente. Sa feuille de route est entachée sur cette question. Il a renié l’engagement formel qu’il avait pris en 2018 de réformer le mode de scrutin. Il s’accroche à l’engagement qu’il a pris en 2022 de ne pas le réformer. Cela fait désordre.

Il a l’occasion de surprendre et d’introduire une grande innovation démocratique, combinant la tradition et l’innovation, le passé et le présent, le patrimoine et le renouvellement. Saura-t-il saisir cette chance ? Laisser son nom, pour l’histoire, sur la liste des artisans de la démocratie ? La balle est dans son camp.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

4 avis sur « «Dé-distortionner», mode d’emploi »

  1. J’ai senti la nécessité de relire votre article avant de le mettre en lien sur une page Facebook à l’attention d’un, comment dire disait Jacques Parizeau, en bon québécois français likers.

    Par la publicité qui court présentement sur la pratique du français au Québec, je n’écris pas good job mais quelle oeuvre de conscience collective locale !

  2. Mise à jour,

    Pourquoi ne pourrions-nous pas faire la révolution plutôt que CONTINUONS ?

    Le multipartisme est là et tendance depuis 1966 au Québec, sauf l’intermède libéral de deux mandats après 1995. Historien/nes ?

    Tendance mais à son plus mal; j’ai pas écrit à son plumage dans le sens de plumé, au sens de pas resplendissant, comme dans ramage. Bon, c’est une parenthèse !

    Vous vous y connaissez mieux que moi en matière de cirage de bottes.

    Deux bons points à véto des député/es, les objections valables, sous Se replier sur le vote préférentiel. Un mauvais, Le MDN, Mouvement démocratie nouvelle dont je serais, me semble s’obstiner au proportionnel mixte compensatoire à listes régionales. Jean-Marc Salvet reporte à dans 8 ans, plus deux à voir.

    Mobilisation citoyenne pour la réforme du scrutin, MCRS, 3 octobre 2022, ne sait pas mieux qu’MDN. C’est pas sa tasse, sa tasse me semble la mobilisation !

    On rit pas, un appel il y a 5 jours à la grève de la SENSÉ, solution étudiante nationale pour un scrutin équitable, auprès de jusqu’à 230 000 personnes par l’entremise de 40 organisations étudiantes le 29 novembre prochain pour les mordus de manifestations devant l’Hôtel du parlement. J’ai apprécié le mémoire phare éclairant qu’elle ou qu’il a présenté à la Commission des institutions début 2020.

    https://www.facebook.com/ScrutinSENSE/posts/pfbid02P8hNmwKK4zpQ2sTDSbUmN4zMfQavN5KK39X3MFFD23iPb6JKobWYFMhYGMWbeFbul

    Je me replis aussi sur le vote préférentiel mais marginalement, pour les partis qui ne se méritent pas de député/es. Pour l’essentiel, je promeus le vote pondéré à l’Assemblée nationale: fractionnel, fractionnaire, multi-variables dont régénérationnelle et paritaire; au consentement mutuel, sinon au hasard.

    Pour plus d’information sur l’envisagé,

    https://rjjyl.blog/2022/10/29/pour-un-gouvernement-mieux-representatif-le-vote-pondere-a-lassemblee-nationale/

    À vous qui êtes plus savant que moi en matière parlementaire, ma question. Est-ce que l’envisagé relève d’une motion en vertu du Règlement de l’Assemblée nationale, d’un article de loi ou en vertu des constitution 1791 ou 1882 ?

    Vous pouvez me répondre dans les Mordus, j’écoute presque toujours.

  3. En juin dernier, en réponse à une lettre de Jean-Pierre Charbonneau, « Mode de scrutin : corrigeons les distorsions électorales avec une vraie solution », François Blais, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Laval et une fois ministre libéral au Québec entre 2014 et 2018 a publié dans La Presse l’article Comment un gouvernement peut-il être mieux représentatif ? Il y fait connaître certaines qualités du mode de scrutin préférentiel.

    https://plus.lapresse.ca/screens/9a5783a2-d2d9-43b9-b30c-da0905ef8cc9%7C_0.html

  4. C’est brillant et très réfléchi. Trop probablement pour le pouvoir en place.
    F.Legault n’en a que faire de ces réflexions. Le portefeuille des québecois est sa plus grande priorité. Dommage. PSPP serait partant pour un tel débat.

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