Les combats d’outre-tombe de Frédéric

Il nous a quittés cette semaine, fauché à 53 ans par une foudroyante crise cardiaque. Frédéric Bastien n’a pourtant pas dit son dernier mot. Historien, auteur, professeur, militant indépendantiste, il avait développé un talent indispensable en démocratie : emmerder les puissants. Surtout ceux qui se croient intouchables.

Il était concentré sur les indices que laissaient traîner derrière eux les juges trudeauistes appelés à décider — en toute indépendance d’esprit, cela va de soi — de la validité de la Loi québécoise sur la laïcité de l’État. Il avait remarqué que certains s’affichaient ouvertement au sein de l’association de juristes Lord Reading, ouvertement opposée à la loi 21 et intervenante dans des actions judiciaires contre elle.

C’était le cas de l’ex-juge en chef de la Cour d’appel du Québec Nicole Duval Hesler, à la fois membre du banc de la Cour dans une procédure contre la loi et membre de l’Association des juristes, qui avait affirmé que les promoteurs de la loi étaient atteints d’« allergies visuelles » envers les signes religieux. Avant sa retraite, elle avait aussi exprimé son intention de prêter main-forte à l’un des cabinets d’avocats contestant la loi. Cela faisait un peu beaucoup.

Frédéric porta plainte en 2019 pour manquement au devoir de réserve de la juge devant le Conseil canadien de la magistrature. Mais les calendriers font admirablement bien les choses : le Conseil répondit, quelques semaines après le départ à la retraite de la juge en avril 2020, que le recours était désormais caduc.

Véritable emmerdeur des juges rouges, Frédéric s’est aussi avisé que deux membres de la Cour suprême, Russell Brown et Rosalie Abella, devaient s’adresser en février 2020 aux membres de la Lord Reading, lors d’un événement de financement notamment commandité par un cabinet représentant le Conseil national des musulmans canadiens dans la contestation de la loi 21.

« Comment deux juges de la Cour suprême peuvent, dans un tel contexte, aider au financement de Lord Reading et prétendre être neutres et impartiaux dans les décisions qu’ils auront à prendre ? a-t-il demandé. Le Mouvement laïque québécois est aussi intervenant en Cour supérieure pour défendre la loi 21. Viendrait-il un seul instant à l’esprit des juges Brown et Abella d’accepter de donner une conférence organisée par le Mouvement laïque dans le but de l’aider à se financer ? » Excellente question.

Il menaçait de dégainer une nouvelle plainte au Conseil de la magistrature contre les deux juges, « pour dénoncer leur implication dans un organisme partisan, ce qui est incompatible avec leur devoir de réserve et d’impartialité ». Dans les heures qui ont suivi cette dénonciation, Lord Reading a « reporté » l’événement, puisque ses conférenciers — les suprêmes — avaient spontanément jugé bon de se désister.

Il a aussi soulevé le cas du juge Nicholas Kasirer, nommé par Justin Trudeau à la Cour suprême du Canada après que l’association Lord Reading, dont il était alors membre, eut déposé à l’Assemblée nationale un mémoire contestant non seulement la loi 21, mais également l’utilisation de la disposition de dérogation. Or, il est désormais acquis que le juge Kasirer entendra depuis son siège de la Cour suprême les mêmes arguments lorsque la contestation de la loi franchira cette étape. Devrait-il se récuser ? Frédéric avait écrit à la Cour pour s’enquérir de la situation, mais il n’avait pas eu de réponse ; quelqu’un reposera peut-être la question le temps venu.

Il a simultanément emmerdé la Commission scolaire English-Montréal, en affirmant qu’elle outrepassait son mandat en utilisant de l’argent fédéral — du programme de contestation judiciaire — pour financer son action contre la loi 21. Résultat : la Commission scolaire a renoncé au financement d’Ottawa.

Bombes à retardement

Plusieurs de ses combats se poursuivent sans lui. Notamment son action pour annuler la nomination de l’actuelle gouverneure générale, Mary Simon. La Constitution ne dit-elle pas que « le public a, au Canada, droit à l’emploi du français ou de l’anglais pour communiquer avec le siège ou l’administration centrale des institutions du Parlement ou du gouvernement » ? N’y a-t-il pas institution plus centrale que le chef de l’État ?

On attend aussi la décision d’un tribunal ontarien pour statuer sur l’illégalité du don de 100 000 $ offert par la Ville de Toronto aux organismes opposés à la Loi sur la laïcité de l’État. Frédéric affirmait que ce don violait la Charte de la Ville et le droit municipal ontarien. Si la justice donne raison à Frédéric et que, comme c’est probable, la Ville en appelle de la décision, ses amis porteront le flambeau. « Le plus grand hommage que nous pouvons offrir à Frédéric, c’est la poursuite de ses combats », m’écrit Étienne-Alexis Boucher, de Droits collectifs Québec.

Frédéric laisse derrière lui la plus importante bombe à retardement juridique qu’on puisse imaginer. Elle vise à faire déclarer nulle et non avenue la loi fondamentale du Canada, l’oeuvre maîtresse de Pierre Elliott Trudeau, le texte sacré de tous les juges rouges : la Constitution de 1982 elle-même.

Avec plusieurs autres, dont ses amis avocats Daniel Turp, Maxime Laporte et François Boulianne, il affirme que l’adoption même de cette constitution a violé un principe constitutionnel fondateur : celui de la séparation entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire, ainsi que son corollaire, l’indépendance judiciaire. Comment le sait-il ? Grâce aux documents jusque-là confidentiels qu’il a obtenus lors de la recherche pour son excellent ouvrage La bataille de Londres (Boréal).

Les dépêches diplomatiques britanniques témoignent non seulement d’une violation de la séparation des pouvoirs, mais d’une réelle coordination, en 1980 et en 1981, entre deux juges de la Cour suprême et les responsables politiques canadiens et diplomatiques britanniques. Le juge Willard Estey prend sur lui de contacter les légistes du ministère de la Justice pour leur signaler un problème de droit dans la rédaction de leur projet. Bref, le juge corrige a priori la copie du législateur dont il a le devoir de juger a posteriori de la légalité.

Mieux, le juge en chef Bora Laskin assure à répétition à un adjoint de Trudeau et aux émissaires de Londres qu’il va « frapper sur quelques têtes » de ses collègues de la Cour pour leur faire entendre raison. Leur objectif commun : assurer le succès de l’opération du rapatriement de la Constitution. Détail intéressant : aucune dépêche n’indique que ces juges rendaient la pareille aux autres requérants dans la cause constitutionnelle, les huit provinces s’opposant au rapatriement, dont le Québec.

Le procureur général du Canada est évidemment bien embêté par ces arguments et tente de convaincre la Cour supérieure de juger la requête irrecevable. Il serait évidemment étonnant que les juges trudeauistes donnent raison, au final, à Frédéric et à ses amis. Mais si la Cour accepte d’entendre l’affaire, Me Boulianne pourrait demander à Ottawa de produire des documents confidentiels qu’il cache avec véhémence depuis la publication de La bataille de Londres en 2013.

Dans l’éventualité où les juges rouges interdiraient même que se tienne ce débat historiquement crucial, Frédéric aurait prouvé que la maison juridique canadienne est fondée sur une arnaque et qu’elle ne subsiste que parce qu’elle est protégée par des arnaqueurs. C’est déjà énorme. Merci Frédéric.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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