Un journaliste nommé René Lévesque

On trouve ici le texte d’une conférence que j’ai présentée à l’occasion de la remise des prix de la Fondation René-Lévesque et du Devoir pour la presse étudiante.

Après avoir annoncé qu’il quittait la vie politique, René Lévesque a accordé une entrevue d’adieu à Jean Paré, de L’actualité. Paré lui a posé la question suivante :

« En 1960, vous êtes passé à 129 voix de rester journaliste. Est-ce qu’il vous est déjà arrivé de regretter la tournure des événements, de vous demander ce que vous auriez fait ? »

À l’occasion, a répondu Lévesque. « J’étais sûrement appelé, dans mon métier, à prendre une place assez durable. Par-dessus le marché, c’était le moment où ça commençait à être payant !

Mais regretter, Non. Je n’ai rien regretté. Et puis-je vous dire quelque chose de brutal ? J’y pense encore moins quand je vois ce qu’est devenu le journalisme. Je trouve que c’est profondément décevant. »

Puis d’expliquer comment, lorsqu’il se rend sur les plages américaines, il lit le Boston Globe, quotidien pourtant régional. « Entre nous, ça mange tout ce qu’on appelle notre presse nationale, entre guillemets ». Même commentaire acide pour les journalistes québécois de télé. Il adore la chaine américaine PBS mais nous, dit-il « on a encore des croûtes à manger ! Quand je regarde un bulletin de nouvelles, eh ben, fran-che-ment ! »

À sa décharge, je mets vous mets au défi de trouver un seul homme politique qui, après quelques années de pouvoir, pense globalement du bien des journalistes. Président, le général de Gaulle recevait en après-midi la première édition du quotidien Le Monde. À l’aide d’un crayon rouge, il en corrigeait les fautes. « Ces gens-là ne savent même pas écrire » maugréait-il. Brian Mulroney, à la lecture d’un journal  ou à la vue d’un reportage n’avait que deux mots, toujours les mêmes : « quelle médiocrité !».

Un seul objectif : la clarté

Cependant si quelqu’un, entre tous, avait acquis le droit d’être sévère envers l’engeance journalistique, il s’agissait d’un des meilleurs d’entre eux, René Lévesque. Depuis ses premiers textes d’adolescents jusqu’aux reportages écrits sous les bombes à Londres, depuis les charniers de Dachau ou les combats de Corée, Lévesque a démontré un talent exceptionnel.

Réentendre aujourd’hui ses reportages, relire ses chroniques, c’est d’abord constater qu’elles sont d’une qualité indémodable. Bonnes pour utilisation dans les cours de journalisme actuels.

La clarté du propos apparaît comme l’objectif premier du journaliste Lévesque. Il prend le lecteur par la main au point zéro de la connaissance du sujet, l’entraine pas à pas dans l’exposé des éléments de base de l’enjeu traité, le plonge ensuite dans la conjoncture nouvelle, pour terminer en expliquant ce que, selon lui, en toute modestie, sans vouloir vous forcer, on peut décider d’en penser.

À l’audio, à l’image comme à l’écrit, il sait qu’il doit capter et garder l’attention même dans des dossiers compliqués, mais sans jamais brusquer son auditoire, sans insulter son intelligence et sans surtout insulter son ignorance. On n’entend que lui, on ne voit que lui, on ne lit que lui, mais il disparaît complètement de sa production. Il s’efface derrière les faits, les enchaînements, les récits et anecdotes illustrant son propos. Autrement dit, René Lévesque ne fait pas dans le tape-à-l’œil, l’effet de toge. Il table rarement sur l’émotion, même si elle s’entend et se lit parfois dans ses récits sur la guerre et la misère. Lévesque aurait évidemment dû gagner des prix de journalisme, pour son intelligence, sa culture générale qu’il mettait au service du lecteur, son esprit de synthèse. Mais pas pour son style. Sa plume est efficace, précise, son vocabulaire étendu, mais on ne le sent jamais attirer l’attention sur son propre style, sur un bon mot ou une tournure travaillée pour être jugée belle en soi. Il ne se regarde pas écrire. Il ne veut pas qu’on le regarde écrire. Il veut qu’on apprenne, qu’on touche le réel, qu’on saisisse l’enjeu. Il n’est qu’un passeur, pas un acteur. Mais quel passeur.

L’écho de Point de Mire

On raconte qu’au lendemain de l’élection du Parti québécois en novembre 1976, il était impossible de trouver où que ce soit sur les rues du Québec, sauf peut-être à Westmount, des citoyens affirmant n’avoir pas voté Parti québécois. Pourtant 58% d’entre eux et presque la moitié des francophones avaient même voté contre Lévesque. De même, dans les années soixante, il était difficile de trouver quelqu’un avouant ne pas avoir écouté, de 1956 à 1959, l’émission Point de mire de René Lévesque à Radio Canada.

À les entendre, cela devait être l’émission la plus suivie de l’alors unique station de télévision. Ce n’est pas le cas. Elle ne figure pas parmi les dix émissions les plus écoutées. Au moins, cela devait être l’émission d’affaires publiques la plus populaire. Même pas. Un show de chaises animé par André Laurendeau et un autre par Gérard Pelletier attiraient davantage d’auditeurs que celle de Lévesque. Mais tout le monde a oublié même le titre de leur  émission. (Pays et merveilles pour Laurendeau et Les idées en marche pour Pelletier).  

Ces émissions concurrentes étaient présentées à des heures de plus grande écoute, comme le lundi à 19h45. Point de mire ? Le dimanche soir à 23h15. Imaginez. Une émission expliquant pendant une demi-heure la guerre d’Algérie, le conflit au Moyen-Orient ou la lutte des Noirs américains, avec un tableau noir, une craie, un petit homme à la voix enrouée et un paquet de cigarettes, avant de se coucher à minuit le dimanche soir. Les programmeurs de Radio-Canada, des génies !

Pourtant, cette émission relativement peu écoutée a laissé une trace indélébile chez ceux qui veillaient tard. (Je précise pour les jeunes :  il n’y avait ni rattrapage télé, ni aucun moyen de voir l’émission en reprise ou en ligne).  L’écrivain Jacques Godbout écrira que, dans cette époque où le clergé dominait l’éducation, Lévesque fut  « le premier professeur laïque » de la nation. George-Émile Lapalme, alors chef PLQ, était un grand fan de celui qu’il surnommait « le roi des ondes » et jugeait que Point de mire était en tous points de plus grande qualité que l’alors célébrissime émission française Cinq colonnes à la une.

L’écho de Point de mire résonne donc dans l’histoire plus fort que le son émis à l’origine. On peut en dire de même de la revue occasionnelle Cité Libre, de Pierre Trudeau et Gérard Pelletier, où Lévesque signait quelques textes, se jugeant « bouche trou » dans cette rédaction. Le Cité Libre des années cinquante est désormais présentée comme la publication phare de l’époque. En fait, au plus fort de sa popularité, la revue d’imprimait que 1500 copies et ne les vendait pas toutes. Comment expliquer ce décalage ? Tous les gens qui comptaient au Québec, tous ceux qu’on n’appelaient pas encore les influenceurs, écoutaient Point de mire et lisaient Cité Libre.

Je reviens au point de départ. Il est vrai que s’il avait obtenu 129 votes de moins à l’élection de 1960, René Lévesque ne serait pas entré en politique, du moins pas à ce point-là de son parcours. Il  a bien failli nous quitter un peu plus tôt à son retour de la guerre de Corée, lorsque certains de ses camarades canadiens sont allés faire carrière aux États-Unis. « J’étais en passe de devenir un « yakee-bécois » raconte-t-il, le sud de la frontière m’attirait si fort ». Il existe donc un univers parallèle où René Lévesque a présenté en anglais ses reportages à son ami canadien Peter Jennings, devenu chef d’antenne du réseau américain ABC.

Une grève qui change tout

Mais nous l’avons gardé, et c’est par un angle journalistique particulier qu’il est entré en politique. Lorsque les réalisateurs de Radio-Canada ont fait grève pour de meilleurs conditions et le droit de se syndiquer, Lévesque, qui en tant qu’animateur n’était pas directement concerné, a fait front avec eux et est devenu une de leurs figures de proue. Plus que les questions de relations de travail, c’est le mépris affiché par le pouvoir fédéral et par la presse anglophone envers la chaîne française qui l’ont choqué pour de bon. Si une grève avait privé les auditeurs canadiens anglais des services de la CBC, tonnait-il, elle aurait été réglée en quelques jours. Celle de Radio-Canada a duré deux mois. Cela lui a fait pour la première fois douter que le Québec puisse s’épanouir dans un Canada qui ne le respectait pas. Il est devenu, pendant cette grève, pré-indépendantiste.

Il y a plus. Pour ramasser des fonds, les grévistes organisaient régulièrement des soirées bénéfices à la Comédie canadienne, aujourd’hui le TNM. Il y avait des prestations musicales ou comiques et des discours. Pour la première fois, on demanda à René Lévesque de parler, non à une caméra, mais à une foule. Il fut le premier surpris de constater qu’il savait captiver un auditoire vivant, là devant lui, le faire réagir, applaudir. Surtout le faire rugir avec lui contre l’injustice et la condescendance canadienne.  Lévesque Le politicien est né là, à l’intersection d’une cause qu’il défendait personnellement et d’un talent qu’il se découvrait.

Le chouchou des journalistes

Devenu ministre vedette du gouvernement de Jean Lesage, il adorait les journalistes. C’est sans doute que, contrairement à ce qu’il vivra à la fin de sa carrière, les journalistes l’adoraient, lui. Car il était constamment disponible pour commenter d’abondance, non seulement ses propres dossiers, intéressants et nombreux, mais ceux de tous ses collègues et du premier ministre lui-même. Journaliste chouchou du public, il devint le ministre chouchou des journalistes.

Attaché à la politique comme au journalisme, il allait porter longtemps les deux chapeaux. Relégué  dans l’opposition en 1966, non élu en 1970 et en 1973, il deviendrait pendant une décennie le politicien québécois qui écrivait dans les journaux des chroniques régulières, variées, pertinentes, sur tous les sujets. Il allait même lancer un journal, le quotidien Le Jour, une aventure éphémère mais palpitante. Après ses années à la direction du gouvernement, c’est au journalisme qu’il voulait retourner, préparant une grande émission d’affaires publiques.

Le destin en a voulu autrement. Cependant sa mort elle-même fut un événement médiatique et politique majeur. Devant son cercueil, les Québécois se sont souvenu des raisons pour lesquelles ils l’avaient admiré, à l’écran, à l’écrit et à l’Assemblée. Ce sentiment de perte, cette réminiscence de l’homme qui voulait le porter plus loin, fut un des déclencheurs d’une séquence d’événements qui conduirait le Québec, huit ans plus tard, à quelques millimètres de l’indépendance.

Qu’aujourd’hui la figure de René Lévesque, son empreinte, son esprit, soient si présent à la fois dans le monde politique et dans le monde journalistique témoigne avec éloquence de la place déterminante qu’il occupe, aujourd’hui et pour toujours, dans la grande aventure québécoise.

1 avis sur « Un journaliste nommé René Lévesque »

  1. René Lévesque au sujet de la grève à la SRC :
    « Si une grève avait privé les auditeurs canadiens anglais des services de la CBC, elle aurait été réglée en quelques jours. »

    Ça ressemble à ce qui est arrivé avec le chemin Roxham-Trudeau : en janvier 2017, via un tweet irresponsable, Trudeau invite les migrants du monde à venir ici.
    Résultat : arrivée massive au Québec de dizaines de milliers de migrants. Cela a grandement déstabilisé et surchargé notre capacité d’accueil (logements, hôpitaux, écoles, traducteurs…).
    Chose qui semblait bien amuser nos concitoyens anglophones…

    Toutefois, récemment, lorsque des migrants ont été envoyés en Ontario et dans les Maritimes, les Anglo-Canadiens se sont soudainement plaints et, le 23 mars dernier, le problème du chemin Roxham-Trudeau a vite été réglé…!

    Soit dit en passant, tout le monde semble avoir oublié que, un mois plus tôt, Pierre Poilievre avait lancé un ultimatum à Justin Trudeau : Fermez le chemin Roxham d’ici 30 jours, sinon…

    Pourtant, jusqu’à quelques jours avant ladite fermeture, Justin continuait à nous mentir en pleine face en répétant qu’il n’avait aucun, aucun plan en ce sens…!

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