Les oubliés du bouclier anti-inflation

L’année 2023 n’a pas été un cadeau pour les membres du gouvernement de François Legault, alors on les comprend d’avoir accueilli avec une joie non feinte une étude crédible démontrant qu’ils étaient, soyons francs, des champions.

L’étude sur le pouvoir d’achat dévoilée début janvier par les spécialistes de la fiscalité de l’Université de Sherbrooke ne lésine pas avec les chiffres. De 2019 à 2023, les Québécois de toutes les catégories — seuls ou en famille, jeunes ou vieux — se sont enrichis. Ils ont surmonté le défi inflationniste et l’escalade des taux hypothécaires et se retrouvent aujourd’hui avec davantage de sous dans leurs poches qu’il y a quatre ans.

Comment cela est-il possible ? Grâce aux augmentations de salaire qu’arrachent dans le privé des salariés qui, merci la pénurie de main-d’oeuvre, sont plus précieux que jamais. Grâce à l’augmentation de la générosité fédérale, notamment en matière d’aide familiale. Mais le Québec fait mieux que tous nos voisins canadiens, car l’effet combiné des chèques distribués largement, de l’augmentation automatique d’une série de contributions sociales et, oui, de l’entrée en vigueur des baisses d’impôts hisse le portefeuille québécois loin au-dessus de la mêlée.

Lorsque la Chaire sur la fiscalité et les finances publiques compare le cas québécois à celui des autres provinces, le gouvernement Legault les bat tous, sauf la Colombie-Britannique. Lorsqu’elle le compare avec les pays de l’OCDE, le Québec fait mieux que tous les autres, sauf la Lettonie et la Lituanie. Les Québécois ont donc bravé avec succès l’inflation, alors que si vous avez le malheur d’être Français, Américains, Allemands, Finlandais, Suédois, Japonais, Anglais ou, pire, Grecs, vous vous êtes appauvris.

Ayant toujours cru en — et parfois défendu contre vents et marées — le modèle québécois, je ne doute pas de la justesse de ces calculs. Il fut par exemple démontré que le citoyen québécois moyen avait mieux résisté à la récession provoquée par la crise financière de 2008 que la plupart des Occidentaux. Notre filet social est plus robuste, la volonté de nos gouvernements à nous venir en aide par temps froid est plus prompte et plus efficace.

J’ai quand même un peu de difficulté à réconcilier ces résultats avec deux autres. 

D’abord, un sondage Léger de décembre nous révélant qu’en 2020, 5 % des Québécois avaient passé une journée entière sans manger, car il n’y avait plus rien dans leur frigo. En 2023 ? Le double : 10 %. En 2020, 10 % des Québécois ont mangé moins qu’à leur faim par manque d’argent. En 2023 : 18 %.

Ensuite, le « Bilan-Faim 2023 » publié en octobre par les banques alimentaires. On y apprenait que de 2019 à 2023, elles ont servi 19 % de repas de plus, ont aidé 74 % de personnes de plus et ont procuré 98 % de plus de dépannage ou de paniers de provisions. Le nombre de personnes aidées chaque mois — chaque mois — est passé de 235 000 en 2019, soit 3 % de la population, à 870 000 en 2023, soit 10 %.

Comment expliquer l’écart entre les résultats des fiscalistes et la réalité observée dans les banques alimentaires ? Le directeur général de l’organisme qui regroupe les banques, Martin Munger, a une hypothèse. Il ne conteste pas la validité de l’étude. Pour les plus démunis, elle ne mesure que le pouvoir d’achat des Québécois qui sont dans la tranche de 25 % des revenus, en partant du bas. Il a l’impression que la clientèle des banques se trouve en dessous et que l’étude ne reflète pas leur détresse.

Interrogé, Luc Godbout, titulaire de la Chaire, défend sa méthodologie. Comme je l’avais déjà enquiquiné à ce sujet lors de son rapport précédent, qui ne calculait que le revenu médian, il a enrichi l’étude avec les 25, 50e et 75e centiles de revenus. Je l’en remercie, mais ne le réenquiquine pas moins avec mes questions. Il me jure qu’on ne peut, statistiquement, affirmer que les Québécois qui gagnent moins ont vu leur pouvoir d’achat décliner. Son équipe a calculé qu’une personne seule bénéficiant de l’assistance sociale a vu son pouvoir d’achat passer d’une base de 100 en 2019 à 110 en 2022, puis se replier à 99 en 2023. Les chiffres sont similaires pour un couple. Si cette personne n’allait pas à la banque alimentaire en 2019, on ne voit pas pourquoi elle y irait en 2023.

Mais elle y va ! Les clients des banques doivent démontrer leur pauvreté avec une preuve de faible revenu, sinon, pas de panier ! Alors que le nombre de prestataires d’assistance sociale baisse, le nombre d’assistés sociaux qui ont recours aux banques augmente ! Munger note aussi une augmentation constante de travailleurs à faibles revenus. Ses statistiques indiquent au surplus une légère augmentation de gens qui… possèdent leur logement. La crise du logement, ajoute-t-il, est un des facteurs le plus souvent cités par les utilisateurs.

L’économiste Mario Jodoin, spécialiste du marché du travail, déduit que le choc inflationniste est beaucoup plus grand chez les locataires modestes qui ont dû changer de logement et subir une hausse radicale que chez ceux qui ont simplement renouvelé leurs baux avec une hausse modeste. « Même chez les propriétaires, la différence est énorme entre ceux qui ont fini de payer leur hypothèque ou qui ont obtenu un taux fixe juste avant la hausse des taux d’intérêt et les autres. »

Pour résumer : il faut applaudir le gouvernement Legault pour ses efforts anti-inflationnistes. Je ne suis pas de ceux qui doutent de sa bonne volonté. Cependant, les indicateurs utilisés pour crier « mission accomplie » comportent un angle mort. Les fiscalistes sherbrookois nous aideraient s’ils estimaient aussi l’évolution du pouvoir d’achat au quintile 5 et au quintile 15, donc chez les plus pauvres.

Mais à moins de trouver rapidement une solution à la crise du logement ou de convaincre la Banque du Canada de dégonfler son taux directeur, il faut inventer des remèdes pour amortir spécifiquement le choc subi par les oubliés du bouclier anti-inflation, locataires et propriétaires modestes. Et ne relâcher l’effort que lorsque les banques alimentaires seront désertées.

1 avis sur « Les oubliés du bouclier anti-inflation »

  1. N’oublions pas que les hausses dans le domaine de l’immobilier, selon Warren Buffett, est en grande partie le résultat de la hausse (spéculative) de la valeur des propriétés. Pas les guerres, pas les catastrophes naturelles, juste la bonne vieille action avaricieuse des grandes corporations et l’incapacité des gouvernements à geler cette spéculation. Au Québec, une maison qui augmente sa valeur de 60% (la majorité) et plus dans une année est un vole ! Les municipalités et la hausse des taxes deviendront des contribuables à la pauvreté du peuple québécois.

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