L’étincelle autochtone des Lumières

Kondiaronk signant la Grande Paix en 1701

Liberté, égalité, fraternité. Mais où sont-ils allés chercher tout ça ? Comment des penseurs, Rousseau, Voltaire, Locke, Jefferson et les autres, vivant dans des sociétés parfaitement inégalitaires, où régnaient depuis des millénaires l’arbitraire, l’abus de pouvoir, le règne des dogmes religieux, ont-ils pu même concevoir que les individus pouvaient être libres, avoir des droits, s’affranchir de leurs maîtres, être égaux ? L’ancienne agora citoyenne grecque, la République romaine pouvaient certes les inspirer, comme les nombreuses révoltes françaises et européennes contre la tyrannie, des villes parfois devenues des communes et pronant la fraternité, les Anglais qui avaient renversé leur roi, les Hollandais gouvernés par leurs provinces unies.

Mais en y regardant bien, ne trouve-t-on pas aussi sur leur chemin, dans leurs débats et dans leurs bibliothèques, des indices que certaines de ces notions leur ont été soufflées par des peuples récemment découverts et qui faisaient, eux, de ces idées, non une théorie, mais une pratique de vie ? Les nations autochtones du nord-est du continent américain seraient, dans ce récit, des allumeurs de la grande révolution des Lumières. Puisque nous sommes dans Le mois de l’histoire autochtone, je m’y suis intéressé.

Cette thèse, connue des historiens, est développée de façon convaincante dans l’ouvrage Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, de David Graeber et David Wengrow. Ils établissent qu’au début du XVIIe siècle, les récits des voyageurs européens en Amérique, dont les Relations des Jésuites, étaient des best-sellers qu’on trouvait sur la table de travail des lettrés et de la noblesse. Pour cause : les auteurs rapportaient des « sauvages » des comportements tellement opposés à la pratique européenne qu’elles provoquaient, étonnamment, scandale et jalousie.

« Je ne crois pas qu’il y ait un autre peuple aussi libre sur terre qu’eux, écrit des Wendats le père Lallemant. Ils ne soumettent leur volonté à aucune autorité, quelle qu’elle soit, au point que les pères n’ont point de contrôle sur leurs enfants, ou les chefs sur leurs sujets, sauf s’il leur plaît de leur obéir. Il n’y a pas de loi qui s’applique à eux, point de punition infligée aux coupables. » Les missionnaires sont particulièrement outrés par le libre usage que font les femmes autochtones de leurs corps et de leur sexualité.

Ces écrits attestent d’ailleurs de l’opinion, fort répandue chez les Autochtones, surtout ceux qui ont fait un séjour européen, de l’absolue supériorité de leur société sur celle des Blancs. Les chefs sont horrifiés devant l’existence de pauvres et de mendiants. Chez eux, les membres de la nation possèdent leurs biens propres, armes, outils, mais le fruit de la chasse, de la pêche et de l’agriculture est équitablement réparti et chacun doit pouvoir manger et se loger, y compris les esclaves. Ils se moquent sans arrêt de la crainte qu’inspirent les chefs blancs aux soldats ou aux colons et sont révulsés par l’attrait du gain et de la richesse, par les rivalités que l’argent suscite.

Qui plus est, ils le font avec une force argumentaire et une éloquence qui abasourdit même les jésuites, pourtant experts en la matière. Les Robes noires avouent être parfois émues aux larmes par certains discours de chefs. Sans instruction ni transmission écrite, les Autochtones pratiquent quotidiennement la discussion collective pour la prise de décision, ce qui développe comme seul instrument de pouvoir la capacité de convaincre, par l’émotion et la logique. Un jésuite rapporte : « Ils montrent presque tous plus d’intelligence dans leurs affaires, leurs discours, leurs courtoisies, leurs relations, leurs ruses et leurs subtilités que les citoyens et les marchands les plus avisés de France. »

Dans ce terreau d’intelligence et d’éloquence, un homme se détache : Kondiaronk, un des leaders de la confédération wendate. Le gouverneur Frontenac l’invite à sa table pour goûter sa conversation et épater ses invités. Il fait la rencontre d’un aristocrate français, Lahontan, qui publie en 1702 un ouvrage qui fera date : Dialogue avec un sauvage (Lux), où Kondiaronk critique chaque aspect de la société européenne, y compris la foi chrétienne.

Si Dieu avait vraiment voulu se montrer aux hommes, explique-t-il, il serait apparu dans plusieurs nations pour démontrer son pouvoir et créer une seule religion. « Alors qu’il y a cinq ou six cents religions, chacune distincte des autres, de laquelle pour vous, la religion des Français est la seule bonne, sainte et vraie. » Les auteurs ont longtemps pensé que Lahontan avait au moins pour partie inventé les arguments de son interlocuteur, mais il n’ya pas de doute sur l’existence et de l’intelligence de Kondiaronk, reconnu comme un des architectes de la Grande Paix de 1701.

C’est essentiel, car les auteurs des Lumières se sont inspirés de cet ouvrage, et de plusieurs autres qui l’ont copié ou imité, pour discuter, comme Rousseau, de ce que pouvait être une société primitive égalitaire qui aurait évolué vers les inégalités contemporaines, si injustes pour le genre humain. En 1721, le Tout-Paris voit la pièce L’arlequin sauvage, où un Wendat venu en France reprend ces reproches envers le règne de l’argent, de la cupidité, « et en particulier la monstrueuse inégalité qui rend les pauvres des esclaves des riches ». Un propos révolutionnaire. La pièce tiendra l’affiche vingt ans durant.

« Dans la période allant de 1703 à 1751, résument Graeber et Wengrow, la critique indigène de la société coloniale eut un impact formidable sur la pensée européenne. Ce qui ne fut, à l’origine, qu’expressions généralisées d’indignation et de dégoût de la part des Autochtones (lorsqu’ils ont été exposés pour la première fois aux moeurs européennes) s’est graduellement transformée, à travers un millier de conversations, menées dans des dizaines de langues, du portugais au russe, en un débat de fond sur la nature de l’autorité, de la décence, de la responsabilité sociale et, surtout, de la liberté. » Juste à temps pour les textes fondateurs de la Révolution américaine de 1776, puis de ceux de la Révolution française de 1789.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’avoue tirer une réelle jubilation de l’idée que les grands progrès de la liberté ayant balayé le monde depuis un demi-millénaire aient trouvé leur inspiration, leur déclencheur et leurs allumeurs chez les Premières Nations du Nord-Est américain. Elles ont su nous dire leurs vérités. On a su les entendre. Le monde n’est plus le même. Et j’ajoute à mon panthéon de héros : Kondiaronk, le Wendat.

UNE NOUVELLE LECTURE

L’inestimable contribution dAu commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité est l’invalidation de la thèse généralement acceptée de l’évolution de l’humanité, depuis des sociétés primitives, peu nombreuses, égalitaires vers des sociétés plus peuplées, donc complexes, donc hiérarchiques. Dans ce récit bien établi, l’introduction de l’agriculture générait un surplus alimentaire qui permettait à une partie de la population de se détacher des besoins de bases, de se spécialiser et nécessairement, pour certains, de commander le groupe.

David Graeber et David Wengrow, s’appuyant sur des travaux archéologiques et anthropologiques du dernier quart de siècle, démontrent avec cent exemples que c’est faux. Ils expliquent que certaines tribus ont fait l’expérience de l’agriculture, puis l’ont abandonnée, estimant trop lourd son rapport travail/bénéfice. Les auteurs expliquent aussi que des cités se sont formées au centre d’une activité agricole, que des travaux complexes d’aqueduc et de partage des tâches saisonnières nécessitaient une réelle organisation du travail, mais qu’aucun chef, roi, commandeur ou général ne dominait le tout. Les habitants avaient conçu un modèle coopératif de distribution et de rotation équitable des tâches.

Mieux encore, ils racontent que, dans quelques cas, des populations ont tenté l’expérience hiérarchique… puis l’ont abandonné. Cela est arrivé deux fois dans les populations autochtones dans le nord-est de l’Amérique, avant l’arrivée des Européens. Au XIe siècle s’est constituée, près de la ville actuelle de Saint-Louis, dans l’Illinois, une ville agricole de 40 000 habitants, Cahokia (au même moment, Paris comptait 20 000 habitants, Londres, 18 000). Progressivement, une caste de nobles s’est constituée, avec son cortège d’inégalité, de rituels meurtriers et de contrôle.

Après 150 ans, les Autochtones ont déserté la ville, préférant une vie moins organisée, plus libre. Le mauvais souvenir laissé par Cahokia dans la tradition orale autochtone fut tel que toute son ancienne zone fut pour des siècles laissée à l’abandon.

Plus près de l’arrivée européenne, au XVIIe siècle, une communauté iroquoise située dans l’actuel Ontario, les Attiwandaronk, fut dirigée par un jeune prodige — selon la légende — qui devint brutal et sans merci. Le récit est utilisé comme un contre-exemple dans la construction des sociétés iroquoiennes restantes. Les principes utilisés pour la gouvernance de la Ligue des cinq nations semblent spécifiquement conçus pour empêcher la concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne ou d’un petit groupe.

Cela n’empêchait pas les Iroquois d’êtres de valeureux guerriers et d’intraitables esclavagistes. Mais dans l’organisation de leurs propres institutions, tout s’est passé comme s’ils avaient vécu l’expérience autoritaire, l’avaient rejetée en vivant leur propre époque des Lumières, et mettaient tout en oeuvre pour empêcher le retour des tyrans. C’est dans cette culture qu’a grandi Kondiaronk.

(Ceci est une version légèrement modifiée de celle publiée dans Le Devoir.)

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Pour la version originale en anglais, cliquez ici.

3 avis sur « L’étincelle autochtone des Lumières »

  1. Bonjour. J’aimerais qu’on me confirme d’abord que c’est bien M. Jean-François Lisée qui va me lire et répondre ici ; car j’aurais aimé échanger quelques mots avec lui, le féliciter pour sa défense de l’Église qu’on accuse gratuitement et condamne instantanément sans procès, sans possibilité de se défendre.

    Roger Boivin, 72 ans.

    • M. Lisée, faute de pouvoir se parler privément, voici au moins quelques mots à partir de ce texte ci-haut dont je cite ce passage :
      « ..Kondiaronk critique chaque aspect de la société européenne, y compris la foi chrétienne.
      Si Dieu avait vraiment voulu se montrer aux hommes, explique-t-il, il serait apparu dans plusieurs nations pour démontrer son pouvoir et créer une seule religion. « Alors qu’il y a cinq ou six cents religions, chacune distincte des autres, de laquelle pour vous, la religion des Français est la seule bonne, sainte et vraie. »

      Mon commentaire : De fait, Dieu n’a créé qu’une seule religion, les autres n’étant au cours des siècles, que des falsifications de celle-ci. Avant la venue du Messie promis, cette Religion divine n’était que de figure, annonçant celui tant attendu. Et contrairement à ce qu’aurait bien voulu dans sa sagesse toute humaine Kondiaronk, Dieu dans sa sagesse éternelle a décidé, et beaucoup mieux que d’apparaitre, mais de s’incarner en la Personne divine du Verbe éternel, Jésus-Christ ; et ce en un endroit et un moment précis sur la terre, pour y opérer son Œuvre de Salut.

      En y fondant son Église, sur Pierre le chef des Apôtres qu’il s’était choisi et formés pour étendre son œuvre de miséricorde et de justice, cette Religion divine et surnaturelle prenait enfin sa forme définitive, puisque Celui tant attendu était là. Et c’est justement par ce mandat reçu de la sainte Église de Jésus-Christ, l’Église catholique, apostolique et romaine, que les missionnaires sont venu entre autre en Amérique au nom de Jésus-Christ pour y apporter aux peuplades laissées à elles-mêmes, ce qui leur manquait, en un mot : la Vie surnaturelle. C’est infiniment mieux que d’avoir seulement apparu dans plusieurs nations. Et qu’y a-t-il de mieux pour démontrer son pouvoir, que son enseignement, ses miracles, sa mort et sa résurrection, et la vitalité même de son Église auquel les portes de l’Enfer ne prévaudront jamais contre elle ! elle pourra être réduite à la pire extrémité comme le fut le Christ, mais jamais détruite.

      Voilà !

      Et, contrairement à ce que prétend Barbara-Alice Mann, selon Gilles Havard, spécialiste de l’histoire de la Nouvelle-France, Kondiaronk avant de mourir s’est converti au catholicisme.

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