Si Steven Guilbeault se fâchait…

J’ai un faible pour le politicien qui se retrouve un peu malgré lui dans une situation impossible. C’est classique. Pour faire avancer ses idéaux, il accepte d’avaler une couleuvre. Puis deux. Mais il examine la vingtième avec moins d’appétit. Alors j’ai tenté de me mettre dans les souliers de Steven Guilbeault, en cette année où nos forêts brûlent de nous voir agir contre le réchauffement. Soit dit pour les sceptiques : chaque degré de température de plus multiplie par trois l’ampleur des feux, quelles que soient leurs causes premières.

Toujours volontaire pour rendre service, je propose ici au ministre de l’Environnement un brouillon de lettre qu’il pourrait signer et envoyer à Justin Trudeau.

Cher Justin,

Tu as constaté comme moi les deux désastres dont le pays est désormais victime. D’une part, comme tu l’as dit en Chambre, « le Canada brûle ». D’autre part, les conservateurs de Pierre Poilievre ont huit points d’avance dans le dernier Angus Reid. Il y aura une élection au plus tard en 2025, mais le temps, comme l’inflation, les taux d’intérêt et l’ingérence chinoise jouent contre nous. Ce sera ta dernière campagne. Il serait dommage de clore ta carrière sur une défaite. Te connaissant, tu voudras plutôt, comme l’avait dit ton père, quitter « dans un grand éclat, pas dans un murmure ».

Il y a une occasion à saisir pour faire de ce dernier mandat un tournant historique et faire de toi, et du Canada, un exemple mondial dans le plus grand défi de notre temps : la crise climatique. Misant sur la prise de conscience née cet été des incendies, je te propose de demander aux électeurs, dès ce mois d’août, le mandat de rompre avec notre politique pétrolière. Pour protéger nos forêts, nos enfants, la planète, tu t’engagerais : 1. à imposer un refus à toute nouvelle demande d’expansion de l’exploitation pétrolière et gazière (2023 est une année record pour l’investissement pétrolier au pays, 40 milliards investis pour exacerber le problème du réchauffement !) ; 2. à mettre un terme aux subventions de 10 milliards par an que nous consacrons à l’industrie pétrolière, y compris les subventions déguisées en « capture du carbone » ; 3. à réorienter ces sommes dans la prévention et la protection des forêts et des berges, dans la lutte contre les incendies et les inondations ; 4. à accompagner financièrement l’Alberta et les Prairies dans la reconversion de leur économie.

Ce plan te mettra à dos trois grandes forces politiques. Les provinces pétrolières et l’Alberta, bien sûr, où nous ne comptons qu’un député. Notre élection y provoquera une poussée indépendantiste. Celle-ci est vouée à l’échec, car, hors du Canada, l’Alberta n’aurait plus accès à nos pipelines (le coût de ton pipeline TransMountain, qui devait être de 7,5 milliards, est maintenant de 31 milliards !). L’industrie pétrolière au complet, y compris la famille Irving, qui est un pilier du Parti libéral dans les Maritimes. Les banques torontoises, finalement, fortement investies dans le pétrole, et qui garnissent nos coffres électoraux depuis des générations et qui traitent notre ministère des Finances comme leur succursale.

Tu auras remarqué que les pétrolières et les banques ont commencé à pivoter en faveur des conservateurs depuis quelques années. Même Power Corporation t’avait lâché pour O’Toole en 2021 ! On ne ferait donc que précipiter l’inévitable. Libérés de leur influence, nous pourrons enfin agir contre leurs paradis fiscaux.

L’essentiel est de gagner l’élection et d’en faire un référendum sur l’avenir. Souhaitez-vous que vos petits-enfants vivent sur une planète habitable ou non ? Si non, votez Poilievre ! Si oui, chaque feu de forêt nous le dit, il faut renverser la vapeur immédiatement sur les hydrocarbures. Si le Canada, le quatrième producteur de pétrole au monde, montre l’exemple en acceptant la demande pressante de l’ONU et de l’Agence internationale de l’énergie de stopper toute extension de la production et de mettre fin aux subventions, nous aurons une petite chance d’avoir un effet d’entraînement sur d’autres producteurs.

Pour remporter l’élection, il faudrait transformer notre accord avec le NPD en alliance électorale. Nous nous engagerions à ne pas faire de campagne agressive dans les circonscriptions que nous détenons respectivement déjà, même chose pour le Parti vert, et nous concentrerions nos forces pour battre des conservateurs dans les comtés serrés. Thème de la campagne, l’environnement permettrait de mobiliser comme jamais le vote des millénariaux, dont le poids politique est en croissance.

Sur une note plus personnelle, cher Justin, tu n’as pas été sans remarquer la tête d’enterrement qui est devenue, dans les réunions de cabinet, ma marque de commerce. L’autre jour, à la télé québécoise, après mon approbation du projet pétrolier Bay du Nord, un animateur impertinent m’a demandé comment je pouvais encore regarder mes enfants dans les yeux. Cela m’a profondément blessé. Parce que c’est vrai. Je dois aussi éviter les lieux où je pourrais croiser mes anciens amis écologistes, tant ils me regardent désormais avec colère, mépris et pitié.

Je dois donc à notre amitié de t’annoncer que je n’approuverai plus, comme ministre, aucun projet pétrolier ni aucune subvention. Autant je serais ravi de faire avec toi, dans quelques mois, la campagne que je te propose, autant, si tu t’y refuses, ce qui est ton droit, je devrai sous peu reprendre ma dignité, ma capacité à regarder sereinement mes enfants dans les yeux. Lorsque je quitterai ton gouvernement, j’expliquerai publiquement pourquoi.

Cela ne signifie pas que nous ne nous reverrons pas, cher Justin. Lorsque, avec mes amis écolos retrouvés, j’irai grimper sur la Tour centrale du parlement d’Ottawa pour accrocher à son sommet une banderole dénonçant tes politiques pétrolières, je te ferai signe de la main, ne t’inquiète pas.

Mais un autre avenir est possible. Il n’en tient qu’à toi.

Bien amicalement, Steven 

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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