Mes cinq questions à PKP

20101111-192912-gC’est bien beau, jouer au facteur. Mais est-ce que ça fait vraiment avancer les choses ? Sur ce blogue, depuis quelque temps, Pierre Karl Péladeau et Claudette Carbonneau font mine de s’écrire. En fait, ils écrivent aux internautes et, à travers eux, à l’opinion — syndicale, patronale et publique.

Je ne suis pas dupe : mes correspondants ont un pied dans l’information et un pied dans la communication. L’employeur, en particulier, est content d’avoir trouvé une façon détournée de communiquer directement avec ses salariés. (Note : Le Code du travail empêche le patron de s’adresser directement aux salariés pendant un conflit. Une clause anachronique et infantilisante.)

Cette soif de transparence nous sourit, à Lactualite.com, qu’un collègue a récemment surnommé « la Suisse des médias québécois ». La Suisse ? Cela fait un peu neutre, non ? Or mes lecteurs savent que la neutralité n’est pas ma tasse de thé. Je vais donc relever le degré de difficulté en me réinsérant dans la discussion. Je poserai, aujourd’hui, cinq questions à Pierre Karl Péladeau et, demain, autant à Claudette Carbonneau.

Cher Pierre Karl,

Permettez-moi de vous appeler par votre prénom, car nous sommes depuis récemment correspondants, donc de moins en moins étrangers, et vous faites de même avec moi.

D’abord un mot sur mes motivations : comme journaliste, je souhaite l’existence d’une presse forte, libre, diverse. Comme tout Québécois, j’aime une bonne bagarre, mais je préfère qu’elle se termine rapidement et, si possible, en recollant le maximum de morceaux.

J’ai lu avec attention les lettres que vous m’avez fait parvenir et je vous en remercie. J’aimerais maintenant vous poser quelques questions. Sur le conflit, certes. Mais également sur votre rôle dans le monde des médias. En plus — je vous avertis tout de suite –, je vais parfois introduire des sous-questions, pour gagner du temps. On a tous des cadeaux de Noël à aller acheter.

Question n°1 – Le nombre d’artisans de l’information

Dans une lettre que vous avez envoyée au début de 2009 et dont Mme Carbonneau nous rappelait l’existence sur ce blogue, vous affirmiez ce qui suit :

« [Certains ont] indiqué que nous voulions réduire 75 postes de journalistes. C’est complètement inexact. Au contraire, le Journal de Montréal n’a aucun intérêt à réduire la qualité de l’information de sa publication dans un environnement toujours plus compétitif et où le contenu est roi. Dès le début des négociations, nous avons indiqué que nous voulions augmenter le nombre de journalistes, d’infographistes et de professionnels de l’information au Journal. »

N’est-il pas vrai que, compte tenu de votre dernière offre, Le Journal de Montréal compterait désormais moins de journalistes qu’au moment où vous vous êtes engagé à vouloir en augmenter le nombre ?

Vous me direz : j’ai changé le modèle d’affaires depuis. Je sais, je sais. Vous avez monté le régime de production de l’agence QMI, donc de réutilisation d’informations de vos autres médias. Vous avez aussi créé une cellule enquête à QMI, en embauchant l’excellent journaliste Andrew McIntosh pour la diriger (ce que j’ai applaudi ici.)

Mais je retiens votre affirmation, parfaitement exacte, selon laquelle vous n’avez « aucun intérêt à réduire la qualité de l’information […] dans un environnement toujours plus compétitif et où le contenu est roi ». Dans votre nouveau modèle d’affaires, je saisis que peu importe dans quelle branche de l’empire l’information est produite, l’important est qu’elle soit abondante et de qualité. Je note que Radio-Canada a également intégré ses journalistes radio, télé, Web, nouvelles et affaires publiques autour de pupitres thématiques communs avec pour résultat que la société d’État produit désormais davantage d’information qu’avant. Comme quoi le décloisonnement des équipes de production de l’information peut être fécond.

D’où ma sous-question : dans ce nouveau modèle d’affaires, pourquoi ne pas vous engager à respecter l’esprit, sinon la lettre, de votre engagement de 2009 en récupérant (voire en embauchant) autant de journalistes que vous en aviez au Journal de Montréal à la veille du lockout, quitte à répartir ces effectifs à QMI directement ou dans d’autres producteurs d’information de l’empire ?

Question 2 – L’avenir de RueFrontenac.com

Oui, cher Pierre Karl, je reviens avec ce sujet abordé dans ma première missive, car j’y tiens. J’ai applaudi votre décision de retirer votre exigence de fermeture de RueFrontenac.com en cas de règlement. Vous précisez vouloir le faire à « certaines conditions », dont j’ignore pour l’instant la teneur. Vous admettez d’ailleurs volontiers que la situation de RueFrontenac est différente de celle des lockoutés du Journal de Québec, qui publiaient un quotidien pendant le conflit, car vous avez réintégré beaucoup plus de ces journalistes à Québec que ce que vous proposez pour votre quotidien de Montréal.

Vous n’êtes pas sans savoir que la concentration de la propriété de la presse entre les mains de Gesca et de Quebecor fait de notre pays, le Québec, le lieu où la concentration est la plus forte, à l’exception probable (mais je m’avance un peu) de la Corée du Nord. Un peu d’air ne ferait de mal à personne. Dans l’esprit de favoriser une diversité de la presse au Québec, êtes-vous d’accord avec le principe d’épauler, après le conflit, la survie de RueFrontenac.com, ce média que j’ai appelé l’enfant illégitime, mais l’enfant tout de même, de Quebecor ? Êtes-vous prêt à faire avec RueFrontenac le même beau geste que celui que votre prédécesseur a fait avec Le Devoir ?

Question 3 – L’équilibre des points de vue

Je sais, ce n’est pas votre faute. Avec le lockout, vos chroniqueurs de centre et de gauche ont quitté le navire du Journal — les Julius Grey, Marie-France Bazzo, Bernard Landry –, laissant derrière eux les chroniqueurs de droite. Pour remplacer les partants, vous avez puisé chez les libertariens, notamment mon ami Éric Duhaime et autres David Descoteaux. L’impact : une dose de sarahpalinisation des pages opinions.

Ma question : une fois le conflit terminé, allez-vous faire en sorte de rétablir l’équilibre idéologique dans vos pages opinions, ou êtes-vous satisfait que Le Journal de Montréal soit devenu un porte-voix de la pensée néoconservatrice au Québec ?

Question 4 – L’indépendance de l’information dans les salles

Acceptez-vous qu’on se parle franchement ? Je vous l’ai dit d’entrée de jeu : avec le pouvoir vient la responsabilité. C’est encore plus vrai lorsqu’on contrôle des médias.

Pendant la période d’ascension, lorsqu’on est l’underdog et qu’on combat les géants d’un ordre médiatique établi, la tentation est forte d’utiliser ses médias, même hors des pages d’opinions, pour vendre sa propre salade (sinon, qui le fera?), mener ses combats, régler ses comptes.

Vous savez ce qu’on voit. Des papiers d’informations très durs contre vos concurrents d’hier et d’aujourd’hui, par exemple contre ceux qui ont participé au rachat des Canadiens par les frères Molson. Je ne dis pas que les faits relatés dans les articles sont faux. Mais je constate qu’il y a beaucoup de « d’une part » et presque jamais de « d’autre part » lorsque vos concurrents sont en cause.

J’ai par exemple écrit ici qu’il appartenait aux journalistes de Gesca d’enquêter sur Quebecor et à ceux de Quebecor d’écrire sur Gesca (et au Devoir d’écrire sur les deux). Mais je dois à la vérité de vous indiquer, en tant que lecteur, que l’ampleur de la couverture critique — des doubles pages — consacrée à l’empire concurrent et, ajouterais-je, au détail des comptes de dépenses de Sylvain Lafrance, de Radio-Canada, ne semble pas découler d’une décision journalistique indépendante, mais plutôt répondre à vos batailles du moment.

Vous savez ce qu’on raconte. Tel ancien employé m’assure qu’on lui commandait des papiers orientés et que, s’il affirmait avoir une conclusion inverse, on lui disait de laisser tomber. Tel autre affirme qu’il faut se lever de bonne heure pour pouvoir dire du bien, dans vos pages ou sur vos ondes, de quelque société d’État québécoise que ce soit, sauf Loto-Québec. Ni l’un ni l’autre ne sont liés au conflit en cours. Je les crois. On me raconte aussi qu’il vous arrive d’intervenir directement dans la couverture, suggérant des angles, des critiques, des questions, notamment lorsque vos concurrents sont en cause. Est-ce anecdotique ? Est-ce systémique ? Difficile à dire.

Je vous le répète, car je crains que vous ne le saisissiez pas encore complètement : vous n’êtes plus l’homme qui monte. Vous êtes l’homme au sommet. Vous êtes à l’heure de vous méfier de votre propre pouvoir. À l’heure d’ériger, vous-même, des remparts et des contre-pouvoirs. Et de vous consacrer, non aux combats quotidiens et aux escarmouches, mais aux grands projets de développement économique dont vous êtes capable.

Ma question : une fois le conflit au JdeM derrière vous, et ayant établi votre modèle d’affaires de partage d’information via QMI et d’entreprises journalistiques communes entre vos salles, vous engagez-vous à établir une indépendance journalistique complète de la direction de vos salles de nouvelles, envers vous et entre elles  ?

Vous engagez-vous, donc, à nommer entre vous et le contenu journalistique une personnalité coupe-feu, garante de cette indépendance ? Quelqu’un qui aura le droit — non, le mandat — de vous dire non ?

Question 5 – Regagner en crédibilité

Vous allez me trouver dur. Mais je dois à la vérité de vous dire les choses telles qu’on les perçoit de l’extérieur. La crédibilité de l’indépendance de l’information dans vos médias n’atteint pas le niveau d’excellence auquel vous devez tendre.

Certes, cela n’a pas d’impact sur les cotes d’écoute et les tirages. Du moins, pas encore. (Mais un analyste me disait ces jours derniers que le conflit au JdeM freinait les ventes de votre sans-fil, chez des clients qui, sans être hostiles, ressentent une petite gêne.) Laissons cela. Vous connaissant un peu, cher correspondant, je sais que vous visez l’excellence. Or, en matière de qualité de l’information, on n’est jamais totalement bien servi par soi-même.

J’ai noté, avec d’autres, que vos représentants Luc Lavoie et Pierre Francoeur s’étaient engagés en votre nom, devant une Commission de l’Assemblée nationale, en février 2001, à ce que Quebecor Media intègre le Conseil de Presse du Québec et participe à son renforcement.

Les rapports difficiles entre Quebecor et le Conseil ne sont pas nouveaux. Mais en retirant du Conseil TVA en 2009, puis vos journaux en juin dernier, vous n’avez pas respecté votre engagement, c’est la seule lecture possible.

Le fait que vous soyez insatisfait du traitement qu’a fait le Conseil de presse des plaintes parfois dirigées contre vos quotidiens, ou que vous soyez irrité du mode de fonctionnement de l’organisme dirigé hier par Michel Roy, aujourd’hui par John Gomery, n’est pas une défense réconfortante pour les personnes qui, comme moi, jugent important l’existence de contre-pouvoirs.

Votre attitude dans l’affaire du Conseil de presse me semble symptomatique d’une sous-estimation de votre importance dans la société. On a l’impression que vous et votre entourage vous sentez personnellement pris à partie si le Conseil de presse, ou un  média, critique un reportage, une couverture, une décision. Un Lilliputien, oui, risque de tomber au moindre coup porté. Mais vous êtes un géant. Vous êtes désormais en position d’encaisser, sans broncher, la critique malvenue ou malveillante. Vous êtes — ou devriez être — désormais en position de profiter de la critique constructive (même si parfois, à la première lecture, on ne l’estime pas telle).

Je conçois que vous ne puissiez faire rapidement marche arrière. Mais puisque, j’insiste, vous êtes à une nouvelle étape de la consolidation et de la légitimation de votre pouvoir, ma question sera formulée sous forme de suggestion.

Si vous acceptez d’établir le coupe-feu dont je parle plus haut, et que vous prenez donc de la distance par rapport à la couverture, pourquoi ne pas annoncer que vous allez reconsidérer votre participation au Conseil de presse dans, disons, 18 mois, et que dans l’intervalle vous allez nommer un ombudsman indépendant pour Quebecor Media ?

Voilà, mon cher Pierre Karl, les questions qui me viennent en tête. Je sais les avoir formulées sans fard, comme il se doit lorsqu’on s’adresse à un homme de valeur. Je vous quitte sur un dernier mot. Plus un voeu qu’une question :

vous engagez-vous à faire un ultime effort de négociation pour que le conflit au Journal de Montréal soit terminé avant le réveillon de Noël ?

Bien cordialement.

Votre correspondant,

Jean-François

(demain : Mes cinq questions à Mme CSN)